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13/07/2015

Brétigny, la SNCF, Benoît Duteurtre et Hartmut Rosa

L'écrivain français et le professeur allemand face au capitalisme tardif.  

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 Le déraillement de 2013 en dit long sur le saccage de la société :


  

Cérémonie commémorative hier en gare de Brétigny-sur-Orge (Essonne) : il y a deux ans exactement, sept morts et 32 blessés dans le déraillement du train Intercités Paris-Limoges, à cause de rails défectueux qui auraient dû être changés depuis plusieurs années. On découvre à cette occasion que le réseau tout entier est devenu vétuste, donc dangereux. Après la catastrophe de Brétigny, la SNCF réveillée en sursaut a dépensé 410 millions d'euros pour changer un millier d'aiguillages ; le budget de rénovation des voies est passé à 2,5 milliards ; il faudrait un milliard de plus si l'on veut avoir sécurisé le réseau d'ici cinq ans. C'est dire l'ampleur du désastre, à relier au choix financier des années 1980 en faveur du tout-TGV... En attendant, les parents des victimes de 2013 se sont portés parties civiles contre la SNCF et RFF (Réseau ferré de France), mises en examen pour homicides et blessures involontaires.

C'est le moment de lire un remarquable petit essai de Benoît Duteurtre, paru au printemps chez Payot sous le titre La nostalgie des buffets de gare. Duteurtre est romancier, d'où sa vivacité d'écriture. Mais le livre est une enquête et une démonstration. Il raconte la transformation des trains et des gares, montrant comment un service public « pratique et bon marché », desservant l'ensemble du territoire, s'est reconverti en entreprises calquées sur le modèle aérien avec ses réservations obligatoires, ses offres low cost et ses galeries commerciales. Il montre comment cette « modernisation » et cet émiettement commercial, présentés comme un inexorable progrès, se sont accompagnés d'une dégradation constante du métier de base (transporter les gens) et d'une montée de l'insécurité (façon Brétigny) – alors même que la rhétorique de la sécurité devenait obsessionnelle.

La démonstration de Duteurtre est factuelle et précise. Habitué - comme des milliers d'autres dont moi-même - aux pannes à répétition de la gare Saint-Lazare, l'auteur sait de quoi il parle. Et il analyse le déclin-dégénérescence de la SNCF comme l'un des multiples cas de dégradation de la société française sous l'emprise de l'ultralibéralisme... « On connaît également, écrit-il, les discours pompeux des élus sur la nécessité de créer de grands hôpitaux ultramodernes” (toujours l'idéologie du “grand” et du “regroupement”, conforme à la logique de fusion-acquisition plus qu'à celle du service). Mais ces projets ne servent le plus souvent qu'à masquer des opérations immobilières consistant à vendre les terrains bien placés de l'Assistance publique pour exiler les malades dans des bâtiments périphériques en verre fumé. [...] Les responsables de la santé publique agissent en hommes d'affaires, tout en laissant l'hôpital honteusement sous-équipé en personnel et rincé par les exigences comptables. »

Sous le prétexte eurorwellien de « se préparer à la concurrence » (« autrement dit de répondre aux appétits des actionnaires »), la classe postpolitique vend les bijoux de famille : « les grands réseaux ferroviaires, postaux, téléphoniques, construits méthodiquement grâce à la force de l'Etat, à la qualité de ses ingénieurs, à ses plans à long terme, doivent passer, morceau, par morceau, entre les mains de sociétés lucratives à peine capables d'assurer l'entretien de ce qui existe. [...] Pilotes de cette évolution, les hauts responsables publics alignent peu à peu leurs rémunérations sur celles des patrons du privé... »

D'où la « flagrante contradiction », souligne Duteurtre, entre ce que dit et ce que fait la classe dirigeante. Les gesticulations officielles autour de la COP21 de décembre 2015, comme naguère le Grenelle de l'environnement, sont démenties sur le terrain par « la privatisation rampante du secteur public et la perte de contrôle qu'elle entraîne ». La SNCF se présente comme un Acteur Majeur du Développement Durable (?), mais en réalité elle met tout en oeuvre pour rendre « plus difficile et plus chère » l'utilisation du train par les citoyens ; elle démantèle les lignes secondaires au profit de sociétés de cars transnationales et très aléatoires. Et sait-on que « la SNCF, amie de l'environnement, est devenue l'actionnaire majoritaire de Geodis (anciennement Calberson), première entreprise française de poids lourds » ?

Le poids de l'idéologie libérale est ici décisif. Le service public visait à « une juste balance entre dépenses nécessaires et profits » ; depuis la fin des années 1980, nos dirigeants – et la machinerie européenne qui leur sert de prétexte – imposent « la philosophie béate de l'entreprise désignée comme solution à tout » et la « comptabilité destructrice » en vertu de laquelle chaque ligne de chemin de fer, chaque hôpital, chaque bureau de poste, doit être « rentable » : faute de quoi on ferme la ligne, la poste et l'hôpital*... C'est ainsi que l'on fabrique le désert français.

Je vous recommande ce petit livre élégant, acéré, d'une ironie qui fait penser à certaines pages du Deux décembre de Louis Bonaparte. Il « jette sur le présent un regard distancié, étranger aux dogmes qui nous gouvernent, y compris ceux d'une modernité devenue aveugle : le changement pour le changement, la vitesse, la communication ».

Et puisqu'on parle de vitesse, achetez aussi – dans un genre différent – l'essai de Hartmut Rosa Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive (La Découverte). Aussi peu conservateur ou « réactionnaire » que Duteurtre, et sociologue-philosophe de l'université d'Iéna, Rosa s'est attelé à la tâche de ressusciter le concept d'aliénation ; ce qui pourrait le mener à poser quelques questions interdites : celle du sens, celle de la « vie bonne », etc. Son point de départ est le rôle-clé de la vitesse : « Dans la modernité tardive, les diktats de la vitesse, de la compétition et des délais imposés créent deux dilemmes qui justifient le verdict d'une nouvelle forme d'aliénation méritant l'attention de la critique sociale : il résulte de ces diktats des modèles de comportement et d'expérience qui ne sont pas créés par un ensemble de valeurs ou de désirs, mais restent vraiment “étrangers” aux sujets... » Hartmut Rosa explique que l'accélération du fonctionnement de l'ensemble de la société, produite par le modèle économique, produit à son tour (en cascade) le changement des attitudes et des valeurs, des modes et des styles de vie, des relations sociales, des groupes, des classes et des milieux, des langages sociaux, des habitudes et des formes de pratiques... C'est une pression soft, mais totalitaire. Nous voilà loin de La nostalgie des buffets de gare ? Non : un exemple de cette pression est donné par le délire français du tout-TGV, qui provoqua la déréliction du reste du réseau et les dégâts humains subséquents. Tout est lié, dirait le pape François.

 

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* Les maintenir ouverts serait du « populisme ».

 

 

Commentaires

LA POSTE

> A la Poste ce sont les activités rentables qui finançaient les moins rentables ce qui permettait une couverture du territoire homogène, à partir du moment où l'on a ouvert à la concurrence l'activité colis notamment (plus rentable), ce modèle a été détruit et l'on a commencé à fermer les petits bureaux de poste, les petits guichets.
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Écrit par : DV / | 13/07/2015

AU TEMPS LOINTAIN DU CHEMIN DE FER

> Il fut un temps, fort lointain, pour dire, on n'en trouve même plus de fossiles ! où les campagnes étaient irriguées par le chemin de fer. Le bilan écolo était sans comparaison avec nos TGV. Le temps de voyage permettait la rencontre, la discussion. Et nos villes ! il y avait de superbes tramways dans les plus petits recoins, pas comme les soi-disant tram d'aujourd'hui qui lacèrent nos villes sans discrétion. Le progrès est là, il suffit de se retourner et d'accepter le fait que nos anciens étaient plus doués que nous !
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Écrit par : Pascal Girard / | 13/07/2015

"ÉVALUATION"

> En parfaite cohérence avec ce "saccage" et cette "rhétorique de la sécurité", effectivement "obsessionnelle", il y a une autre obsession à la mode: celle de l'évaluation.
Les médecins hospitaliers (universitaires ou pas) et les universitaires de toutes disciplines passent de plus en plus de temps à remplir des questionnaires et à rédiger des dossiers pour prouver qu'ils travaillent ou justifier comment ils travaillent. Les uns et les autres sont entravés quotidiennement dans leurs missions essentielles - au nom même d'une rhétorique de l'efficacité et de la bonne gestion.
Stupéfiant triomphe des apparences sur la réalité. Jusqu'au jour où tout s'effondrera.

JMS


[ PP à JMS - Ce qu'il est difficile de faire admettre aux libéraux (enfermés dans leur anachronique dénonciation de "l'Etat"), c'est qu'aujourd'hui la coercition étatique s'est mise
au service de l'idéologie managériale... ]

réponse au commentaire

Écrit par : Jean-Marie Salamito / | 13/07/2015

LOGIQUE DESTRUCTRICE

> Je souscris sans réserve à toute votre analyse et je tenais à vous remercier de nous signaler ces livres : ils suivront ma lecture presque achevée et enthousiaste de l'encyclique (quel bonheur que 'Laudato si' !)
J'ajoute qu'il n'est pas jusqu'aux entreprises privées qui sont également détruites par la même logique. Les exemples sont innombrables, mais je vous signale par exemple ce récent entretien avec l'auteur Ayerdhal dans le numéro 33 de 'Rêves & Cris' (Ayerdhal dont je ne partage pas toujours les opinions mais dont la plume est belle et l'opposition rafraîchissante aux données imposées du capitalisme industriel et financier ; c'est un dinosaure de la SF française subversive, dont je crois avec espoir qu'elle trouve une renaissance chez certains jeunes auteurs de toutes petites maisons à but quasi-non lucratif : la vision du transhumanisme chez les auteurs de 'House Made of Dawn' comme Sham Makdessi ou Nicolas Villain n'est pas celle de la Silicon Valley, et le dur mais volontaire retour au charnel dans 'Zugzwang' d'Anthony Boulanger est un grand moment : il y a de l'espoir pour les amateurs, il existe une autre SF que celle d'Hollywood).
http://noco.tv/emission/11218/nolife/reves-et-cris/33-mathieu-gaborit
Bref, Ayerdhal explique de quelle manière, à ses débuts, les maisons d'édition spécialisées vivaient bien de la science-fiction, sans jamais perdre d'argent, parce qu'elle fonctionnait selon un principe de rentabilité globale et modérée. Puis, dit-il, elles ont été rachetées par de gros groupes, souvent étrangers, qui ont exigé d'abord une rentabilité par collection, puis par ouvrage, tout en imposant des pourcentages de rentabilité de plus en plus élevés. Tout à coup, ces collections qui n'avaient jamais cessé d'être viables sont devenues impossibles. Il ajoute, ce qui est intéressant, que la disparition des collections a entraîné la disparition des lecteurs, car moins on publie pour eux moins il y en a. Et voilà qui explique que les étagères des libraires, section littérature de genre, proposent des alignements d'ouvrages impossibles à différencier (il n'est pas jusqu'aux titres et aux illustrations qui soient interchangeables, sans compter le bandeau rouge : "Bientôt le film événement") et surtout d'une totale innocuité politique, économique et sociale (tout au plus, parfois, un peu de "gender", pour faire moderne sans gêner le commerce).
Pardon pour ce message un peu hors-sujet et sans doute un peu confus, et merci encore !
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Écrit par : Christian / | 13/07/2015

@ PP

> Oui, cette "idéologie managériale" est la dernière en date des "religions séculières" (pour parler un instant comme Raymond Aron). Vaguement souriante et terriblement destructrice.

@ Christian

> Grand merci pour toutes ces informations, si utiles à l'ignorant que je suis! Encore de quoi lire cet été.
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Écrit par : Jean-Marie Salamito / | 13/07/2015

PLUSIEURS MAUX

> Tout ceci est vrai, le mal est sans doute plus grave et surtout plus profond que la simple question de rentabilité, car la dérive du TGV est au confluent de plusieurs maux, le diagnostic de H. Rosa est plus proche du réel que celui de B. Duteurtre.
En France, la première ligne, Paris-Lyon palliait la saturation de l’axe existant et mettait fin à une absurdité : le trafic aérien considérable entre les deux villes, alors que l’avion consomme 7 à 10 fois plus d’énergie par passager x km que le train, même à grande vitesse ; le bien fondé de certains déplacements étant un autre débat, avec des techniques dérivées de l’existant. C’était une bonne chose.
Sont arrivées les dérives.
- Le clientélisme politique : illustré de nos jours par le projet de TGV « Hollande » Poitiers – Limoge, il remonte au rejet par Mme Trautman, théologienne protestante et maire de Strasbourg, du projet SNCF d’améliorer la voie Paris – Strasbourg et d’y faire circuler des rames pendulaires ; le « Pendolino » fonctionne bien en Italie. Strasbourg, une capitale de l’Europe (tu parles !) voulait SON TGV que le volume de trafic ne justifie pas. Autre méfait du clientèlisme : les gares quasi champêtres mal reliées au réseau local mais équidistantes de villes rivales. Pas de jaloux ! ex : La gare TGV Haute-Picardie sur les territoires des communes d'Estrées-Deniécourt et d'Ablaincourt-Pressoir. (des noms qui parlent à tous!)
- La mégalomanie des élites : il « fallait » passer la barre des 300km/h pour descendre à moins de 3h sur Paris - Marseille, il « fallait » un système de réservation compliqué avec modulation des tarifs pour optimiser le remplissage, il « fallait » construire des gares qui soient des signaux de Modernité, il est vrai que l’architecte agréé se trouve en situation de force du fait de son agrément rendant incontestable l’aberration des conceptions et le montants des coûts !
Nous sommes arrivés à quelque chose à la fois coûteux et compliqué à utiliser et parfaitement évitable ! Souvenir de voyage professionnel : un aller et retour entre Taïpeh et Taïsan, à Taïwan : 300km en un peu plus d’une heure ; trains à intervalles de 30mn, ma collègue chinoise a pris les billets aussi simplement et rapidement qu’un parisien achète des tickets de métro.

Au fait, le TGV est-il rentable ? Pour la SNCF et le contribuable, de moins en moins ! Pour le BTP, oui, sûrement !

PH


[ Pp à PH - Je vous rassure : ce que vous dites est évoqué aussi par Duteurtre. ]

réponse au commentaire

Écrit par : Pierre Huet / | 13/07/2015

MILLIARDS

> Le premier problème de la SNCF est son organisation (les cheminots), ensuite viennent les attaques libérales.
En chiffre 2014:
32 milliards de chiffre d'affaires
11,5 milliards de subventions
3,4 milliards pour compléter les retraites de cheminots
Pour quels résultats ?
Oui pour préserver des transports publics, pour des raisons sociales et écologiques.
Mais aujourd'hui, les cheminots sont les premiers responsables du pillage financier et du sabotage de leur entreprise.
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Écrit par : Bertrand / | 13/07/2015

IDÉOLOGIE

> Je souscris mais le TGV ne triomphe pas seulement par logique de rentabilité. Il triomphe par idéologie, celle de la fascination pour le moderne, la vitesse. En effet, je ne pense pas du tout que les dernières lignes construites soient plus rentables que les intercites que la SNCF n'aime pas.
Une honte dans le genre est la suppression des lignes de nuit, comme Paris Munich ou Genève Hendaye.
Une façon intelligente et écologique de voyager, vous n y pensez pas !
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Écrit par : Ludovic / | 13/07/2015

EURORWELLIENS

> Dans le prolongement de la partie mercantile des dysfonctionnement de la SNCF, il faut s'attendre à d'autres soucis "eurorwelliens" comme vous dites si bien, cette inadmissible ingérence:
http://www.lefigaro.fr/societes/2015/10/30/20005-20151030ARTFIG00352-barrages-la-france-mise-en-demeure-de-liberaliser-par-bruxelles.php
Et là, s'il y a des problèmes d'entretien, il y aura beaucoup plus que sept morts.
______

Écrit par : Pierre Huet / | 04/11/2015

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