24/05/2015
Qui peut confondre Bertolt Brecht et 'Charlie Hebdo' ?
...la presse bobo, évidemment :
L'anachronisme et l'amalgame sont des outils de propagande. On peut s'en servir intelligemment. Ou niaisement. La chroniqueuse théâtrale Fabienne Darge est de la seconde école. C'est une obsessionnelle de l'anti-religieux : déjà il y a trois mois [1] elle encensait Martyr, l'indéfendable pièce de Mayenburg qui confond islamisme et catholicisme [2]. Aujourd'hui Mme Darge récidive [3] à propos d'une pièce de Brecht, La Vie de Galilée (reprise au Monfort Théâtre à Paris). Cette pièce est intéressante : en soi, parce qu'elle est bonne ; et en tant que propagande intelligente. Mais la récupération qu'en fait Mme Darge est niaise.
Brecht prélève certains éléments historiques de l'affaire Galilée (colossal faux pas de la Curie romaine [4]) pour composer sa pièce. Mais ni son personnage de Galilée, ni sa présentation de l'affaire, ne coïncident avec l'histoire : ils servent de support à une opération classique de propagande culturelle marxiste à l'intention du bourgeois des années 1940-1950. L'opération vise à démontrer :
1. que l'Eglise ne vise qu'à défendre son pouvoir contre la science et la raison ;
2. que « les véritables entreprises de la science » consistent dans « l'étude des propriétés du mouvement, père des machines, qui seules rendront la terre assez habitable pour que le ciel puisse être liquidé » [5]. On reconnaît la logique matérialiste-productiviste (commune à la pensée libérale et à la pensée marxiste) qui a fabriqué le monde actuel. La « liquidation » du « ciel » s'entend à la fois du ciel astronomique de Ptolémée (géocentrique) et du ciel allégorique de la religion, comme si les deux se confondaient. L'excuse de Brecht est que la Curie romaine aussi les avait confondus, ou paru confondre : ce qui contribua à déclencher par contrecoup le voltairianisme bourgeois des temps modernes, dont le stade final est aujourd'hui la désertification spirituelle européenne.
On voit en quoi la pièce de Brecht est intéressante.
Quant à Mme Darge... La pièce La Vie de Galilée (déclare-t-elle) « résonne magistralement quatre mois après les attentats dans la capitale ». Où est le rapport ? Uniquement en ceci : Mme Darge aime à la fois Brecht et... Charlie Hebdo, sujet récurrent chez elle et proche du tropisme cathophobe. En janvier elle n'avait pas tort de voir du Charlie dans la pièce artificielle et venimeuse de Mayenburg ; en mai elle se ridiculise en voyant du Charlie chez Brecht.
Le pire est qu'elle n'est pas seule à faire cet amalgame. Le metteur en scène Sivadier le fait aussi : c'est sans doute un peu pour attirer les spectateurs, mais il a l'air de croire que Charlie et Galilée c'est la même chose depuis le 7 janvier. « Nous n'avons jamais entendu un tel silence dans une salle, notamment quand Madame Sarti, sa gouvernante, dit à Galilée qu'il risque sa vie pour ses idées... »
Le metteur en scène met-il vraiment la pensée de Galilée sur le même plan que les éructations de Charlie Hebdo ?
On peut le craindre. C'est le signe de ce qu'est devenu notre monde mental, dans une société de sous-culture marchande. Récemment Caroline Fourest (qui vient de Charlie Hebdo) lançait en guise d'argument à un contradicteur : « ça me fait chier de discuter avec un con » ; Mme Darge (qui connaît Mme Fourest) doit penser que c'est beau comme du Brecht.
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[1] Le Monde, 30/01/2015.
[2] Notre blog, 30/01/2015 :
► « Le fanatisme religieux monte sur scène », titre toute la page 16 du Monde. Sous-titre : « A Strasbourg, la pièce 'Martyr' capte le glissement d'un adolescent dans le radicalisme catholique ». Il s'agit d'une pièce de Marius von Mayenburg, dramaturge de la Schaubühne berlinoise. [...] Et voici le résumé de la pièce par Fabienne Darge :
« Martyr montre comment le jeune Benjamin Südel s'enfonce dans une dérive religieuse – catholique en l'occurrence […] mais la mécanique démontée ici pourrait être à l'oeuvre dans n'importe quel monothéisme. Et le décalage ainsi opéré avec les dérives islamistes actuelles permet au théâtre de jouer son rôle, de dégager les structures, les archétypes. »
Il s'agit donc, sous prétexte de « décalage » et de « démontage des archétypes », de profiter de la peur occidentale du djihad pour s'en prendre au catholicisme. (Pourquoi ? C'est un autre problème).
Et voilà le scénario de Mayenburg vu par Mme Darge :
« Tout commence avec une histoire de piscine […] Benjamin veut être exempté des leçons de natation « pour raisons religieuses » […] : « il trouve inadmissible de devoir nager "derrière des filles en bikini". Petit à petit, le jeune homme se coupe de toutes les activités ''normales'' d'un garçon de son âge […] Il prêche, ne parle plus que par citations […] qui, majoritairement extraites de l'Ancien Testament et du Jugement dernier, sont d'une violence et d'une misogynie insoutenables. Benjamin refuse, bien entendu, la théorie de l'évolution darwinienne […]. Et comme [son] enseignante s'appelle Erika Roth […], il glisse dans un antisémitisme meurtrier. »
La pièce est une « farce grinçante », dit Mme Darge. Grinçante est le mot juste. Mais farce est inadéquat : les idées et les comportements stigmatisés par Mayenburg étant pris dans une actualité réelle et notoirement islamique, les attribuer aux catholiques est un procédé déloyal.
D'autant que ces idées et ces comportements sont contraires au catholicisme ! Mayenburg est un Bavarois. Il connaît l'Eglise catholique, au moins de l'extérieur. Il sait que l'antisémitisme est proscrit par l'Eglise. Il sait qu'aucun catholique n'a jamais refusé d'aller à la piscine pour raisons religieuses. Il sait qu'aucun jeune ne se « coupe des activités normales » s'il se convertit au catholicisme. Il sait qu'aucun jeune catholique n'adhère à la lecture fondamentaliste (protestante) du livre de la Genèse et n'en tirerait l'envie de tuer une enseignante !
En revanche, un jeune catholique converti sait qu'aucun livre de la Bible ne s'intitule Jugement dernier – comme le croit visiblement Mme Darge. On suppose que le livre dont elle parle est L'Apocalypse, mais alors elle devrait le feuilleter au moins une fois : elle y trouverait, au chapitre 12, le passage sur la femme couronnée d'étoiles qui est certainement l'un des moins misogynes de la littérature universelle. La tenancière d'une page culture, dans un quotidien de référence, ne devrait pas rester dans une telle ignorance des textes.
L'article de Mme Darge s'achève sur l'hommage réglementaire à la ligne « laïque » de Charlie Hebdo. C'est cohérent avec le reste. Le fonds de commerce de Charlie est la haine antireligieuse, mais Charlie ignore tout des religions ; Mme Darge est dans le même cas... L'analphabétisme de Charlie Hebdo est présenté par l'Elysée comme le sommet de la culture ; les amis de Charlie Hebdo rédigent Le Monde. On voit pourquoi la presse parisienne perd ses lecteurs. >>
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[3] Le Monde Culture & idées, 23/05.
[4] http://plunkett.hautetfort.com/archive/2006/01/08/galilee-la-verite-sur-l-affaire.html#more
[5] réplique d'Andrea Sarti (le disciple de Galilée) dans la pièce de Brecht : scène 14, page 101, édition 1983 à L'Arche.
12:35 Publié dans Histoire, Idées | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : brecht, charlie hebdo
Commentaires
LA BÊTISE
> La bêtise.. c'est de cela dont il est question, en fait. On peut se demander si la société du spectacle dans laquelle nous vivons n'offre pas les conditions idéales à son développement maximal. Et pour exister, médiatiquement parlant, et réussir professionnellement, cela peut être très profitable, pour certains individus, que d'en faire un mode d'intervention récurrent. Caroline Fourest n'a pas de raison de se plaindre, non plus qu'Eric Zemmour.
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Écrit par : Blaise / | 24/05/2015
MAYENBURG
> Que la salle, face à certaines répliques de "La Vie de Galilée", pense au 7 janvier, cela n'a rien d'étonnant. Nous avons tous tendance à ressentir les classiques avec notre expérience de l'actualité plutôt qu'avec notre culture historique.
Qu'une journaliste patauge dans l'anachronisme et l'amalgame, c'est déjà plus préoccupant.
Mais ce qui frappe et interroge le plus, c'est encore la très bizarre pièce de Marius von Mayenburg. Selon vous, cher P. de P., à quoi joue cet auteur? Que veut-il? Dénoncer toutes les religions, en les mettant toutes - abusivement - sur le même plan? S'en prendre spécialement (et combien injustement!) au catholicisme? Ou encore dénoncer l'islamisme d'une manière étrangement biaisée? Dans ce dernier cas, excessive licence poétique ou peur des barbus ? Bref, pour qui roule Marius von Mayenburg ?
JMS
[ PP à JMS - L'hypothèse la plus plausible est le marketing :
1. journalistes ou auteurs, ces gens parlent pour un certain public (bobo libéral-libertaire, seul spectateur de ces salles). Ils lui disent ce qu'il veut entendre.
2. derrière l'attaque contre "les monothéismes", on trouve très souvent aujourd'hui le lobby LGBT.
Par ailleurs, Mayenburg est un Bavarois issu d'un milieu sociologiquement catholique. Il sait que ce qu'il dit des catholiques est absurde : sa pièce est donc un "coup" délibéré. ]
réponse au commentaire
Écrit par : J.-M. Salamito / | 25/05/2015
MICROCOSME
> Ces gens se croient importants (ils le sont, quelque part, puisque ce sont les agents zélés de la pensée unique) mais ils ne sont que les vibrions d'un microcosme nombriliste. Qui va voir ces pièces ? Pas grand monde,au regard de l'ensemble de la population !
Ça laisse toutes ses chances à l'"Intelligence" pour faire son travail.
Encore faudrait-il qu'elle ne se laisse pas démonter par les arrogances des batteurs d'estrades médiatiques.
L'Eglise a un rôle central à jouer dans cette reconquête (cette libération, devrait-on dire) de l'intelligence sur la bêtise crasse, obtuse et mensongère...
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Écrit par : Réginald de Coucy / | 25/05/2015
FABIENNE DARGE
> Souvenir peut-être hors de propos…
J'ai rencontré F. Darge il y a une douzaine d'années, lors du festival d'Avignon (le "off"). Elle débutait tout juste au 'Monde', était plutôt timide et bienveillante. Ses articles en pages spectacles cherchaient à rendre compte des pièces de théâtre avec un certain respect pour les artistes et pour ses lecteurs.
Mais voilà, 'Le Monde', c'est une «grande famille» (c'est bien connu, et on dit ça de tous les grands journaux…). Ses collègues plus âgés, plus expérimentés, lui reprochaient son côté cloche, «gentille» en somme. Il fallait s'imposer, faire sa place, devenir légitime. Dix ans plus tard, on voit le résultat de ce formatage insidieux. Darge a désormais toute sa place. Elle écrit autant, et peut-être plus, pour ses collègues que pour ses lecteurs, fabrique des articles avec les trois poncifs qui lui tiennent lieu de vie intellectuelle, et se mire dans ses propres textes avec le sentiment du devoir accompli.
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Écrit par : Philarête / | 25/05/2015
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