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14/04/2015

Dans la tête de catholiques qui boudent le pape François

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 Deux terribles textes de Romain Rolland décrivent une mentalité : 


Ce sont deux passages du roman L'Âme enchantée, que nous signale François-Xavier Huard en ces termes :

« Romain Rolland n’est pas chrétien, mais son regard sur l’homme est un aiguillon terriblement puissant.... Au titre des exigences de la vie intérieure, il a posé très vite un regard sans concession sur la modernité et la vaine agitation de notre époque. Il n’est pas très tendre avec les catholiques, et pour cause. J’ai été frappé par l’écho entre ces deux passages et vos commentaires nombreux sur le manque de vigilance des chrétiens face à l’esprit du temps : le recours aux chapelles contre l'esprit d’unité et de communion, la compromission avec les forces de l’argent ou la violence de l’Etat contre le souci de justice, les doctrines complaisantes qui se réfugient derrière le combat pour les valeurs pour défendre secrètement des intérêts bien singuliers, l’oubli des réalités spirituelles qui déterminent pourtant davantage le sort de l’homme que les rapports de force de la vie sociale et politique, etc. A cent ans de distance, les tentations qui s’offrent aux catholiques sont les mêmes, et seul l’Esprit prophétique peut nous en garder. »

 

 

Romain Rolland,  L’âme enchantée 

éd. Albert Guillot 1953 (tome II)    

p. 133-134

<< A l’étage au-dessous est la famille Bernardin. Père, mère, deux fils, deux filles. Catholiques, royalistes. Du midi aquitain.  Le père est magistrat : un petit homme corpulent, tassé, poilu comme un sanglier, la barbe courte et drue qui lui mange le visage ; il est vif et sanguin, il cuit à l’étouffé. Car il est né campagnard et gaillard ; il suffoque dans la ville, et il crève son cuir. Il aime bien manger, il a le rire gaulois ; et la moindre contrariété fait foncer le vieux ragot, piétinant, boutoir baissé dans des transports de rage, aussi brefs que violents ; ils sont coupés soudain : il pense à sa fonction et à la confession ; au milieu d’un grognement, il se réprime et prend des manières onctueuses. Des deux fils, le cadet, vingt-deux ans, vient d’entrer aux Chartes. Il s’est fait la petite barbe en pointe, le sourire mince et aigu, les yeux battus, le regard équivoque, de la fin du siècle XVI. C’est un très bon garçon, qui voudrait avoir l’air pervers d’un mignon de la troupe de M. d’Epernon.  L’autre fils, vingt-huit ans, la face pleine et rasée, la chevelure artistement rejetée en arrière et drapée par larges masses, des mèches comme des vagues, la tête à Berryer, commence à s’illustrer comme avocat dans les procès des Camelots. Quand le Roi sera de retour, il sera garde des sceaux.

[…] Ils vivent dans l’idéal du passé. Tous les trois, bons chrétiens, ils admirent sans réserve le paganisme de Maurras : il est si bon Romain ! Ils sont de gaie humeur, bons vivants, et ils ne détestent point lorsqu’ils sont seuls, entre hommes, les histoires gaillardes. La famille réunie    ̶   les six   ̶   vont la messe ; et c’est un spectacle tout à fait édifiant. Leur horizon est fermé mais clairement dessiné : comme ces paysages de France, aux lignes nettes et bien coordonnées, dont le cercle de collines enferme depuis des siècles la vieille petite ville inchangée. La paroisse de Paris est aussi une ville de province. On n’a point de malveillance pour ce qui est hors des murs, à peine un peu d’ironie, sans connaître, a priori ; on l’ignore, on vit pour le petit cercle clos ; et au-dessus, il y a Dieu, le pan du ciel, où chantent, dans les tours blanches, les cloches de Saint-Sulpice. >>

 

p. 149-150

<< La haine peut être chaste, aussi. Elle était associée, chez la famille Bernardin, à l’Homme de la Douleur [1]. La « Prière pour la Paix », que le Saint-Père adressait à la chrétienté, était chambrée par l’Etat et par le clergé. Les deux compères étaient d’accord : il y avait urgence à tamiser la voix du Très-Haut. Les fidèles étaient en révolte. Le sang gallican bouillait dans les veines. Bernardin père, pieux, mais fougueux, fulminait contre le Pape étranger. Heureusement on avait en France de saints hommes pour camoufler le Verbe…

̶  « Saint-Père, Votre Sainteté nous enjoint de prier pour la paix… Fort bien ! Nous allons l’expliquer… Votre volonté soit faite,   ̶   pourvu qu’elle soit la nôtre !... La paix, la paix, mes frères… »

̶  « La paix, c’est la victoire », répète docilement, après le cardinal-archevêque, la voûte de Notre-Dame.

Et les lambris dorés de la Madeleine :

̶  « La paix, Seigneur, la vraie, la vôtre – c’est-à-dire la nôtre – mais non pas l’autre, celle de l’ennemi que nous voulons tuer !... »

Il ne s’agit que de « définir !... »

A ce compte, les consciences chrétiennes se rassurent. La famille Bernardin se déclare bien satisfaite du pape et de ses bergers. Chez le vieux magistrat se mêle curieusement à l’édification la joie malicieuse d’avoir interprété, au rebours du vrai sens, un texte de la loi. Le front baissé devant l’autel, les yeux dévots, obstinés, un rire furtif vient de passer dans sa barbe rude…

̶  « Du beau travail… Fiat voluntas tua !... Saint-Père vous êtes joué… »

Et le père Sertillanges [2] faisait pleurer d’extase les pauvres femmes qui voyaient le Christ « poilu », avec leurs fils, dans la tranchée de Gethsémani. Par une épouvantable transfiguration, le champ de carnage [3] apparaissait aux yeux rougis, aux cœurs affolés, comme l’autel où, dans le calice de boue et d’or, de la douleur et de la gloire, le sacrifice du sang divin est célébré. >>

 

 

Ce portrait de milieu montre un esprit  et ses conséquences. 

L'esprit : l'idéalisation du passé comme monde mental ; le « petit cercle » sociologique comme « horizon », avec (par dessus) un « pan de ciel », mais rendu insignifiant par la coutume ; la haine, mais subliminale puisque vécue « chastement », c'est-à-dire sans la conscience d'en jouir...

Les conséquences de cet esprit : la pieuse famille Bernardin acquiesce à 100 % au conformisme séculier de 1917. Ce conformisme cocardier paraît l'inverse du conformisme libéral de 2015 ; mais il partage avec lui le fait d'être... un conformisme (séculier) et de transformer la religion en posture religieuse,  sacralisant des opinions séculières. Au nom de cette posture on s'autorisera donc à envoyer promener le pape – s'il s'avise de contredire nos opinions ! Même s'il les contredit au nom de l'Evangile ? Oui : même dans ce cas ! Des clercs seront là pour édulcorer la parole papale, lui faire dire le contraire de ce qu'elle dit, et nous réinterpréter l'Evangile à la façon du Grand Inquisiteur des Karamazov. « Votre Sainteté nous enjoint de prier pour la paix ? Fort bien, nous allons l'expliquer... Il ne s'agit que de définir... » On croit entendre ces catholiques de 2014 qui faisaient sévèrement savoir à François que son concept de périphéries manquait de « définition ». Et leur «  joie malicieuse d’avoir interprété au rebours du vrai sens », en se drapant dans la robe des scolastiques...

Merci à François-Xavier d'avoir appelé notre attention sur ce texte de Romain Rolland. Il ne s'agit pas de prétendre que les individus ne peuvent échapper au déterminisme du milieu social ; il s'agit simplement de prendre au sérieux Jésus quand Il avertit (Mt 19,23) : « je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. » Riches d'argent ou d'opinions, rendus gros et difformes par ce bagage dont on ne veut pas se défaire, on est le chameau devant le trou de l'aiguille... Que l'on ne s'offusque pas si le pape critique cette difformité : Jésus parle par sa bouche. Cette nuit même notre âme nous sera redemandée.  Notre âme.  Pas nos opinions.

 

_______________

[1] « L'Homme de la Douleur » : Romain Rolland emploie cette formule christique pour désigner le pape Benoît XV, acharné à proposer une paix dont personne ne voulut (sauf finalement – et vainement – l'empereur Charles).

[2] 10 décembre 1917 : devant le Tout-Paris, le dominicain Sertillanges désavoue les tentatives de paix pontificales lors d'un sermon à la Madeleine. Symétriquement, en Allemagne, le cardinal von Hartmann déclare que l'intiative du pape ne fait pas partie du Magistère puisqu'elle traite de politique et non du dogme de la foi. C'est la perpétuelle posture de complaisance envers les puissances temporelles ; on pense au cardinal Burke en 2015.

[3] « Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens, à leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux ou laïques, aux Eglises, aux penseurs, aux tribuns socialistes. Quoi! vous aviez, dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme! A quoi les dépensez-vous? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros! La guerre européenne, cette mêlée sacrilège, qui offre le spectacle d’une Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains, comme Hercule ! » (Romain Rolland, Le Journal de Genève, 15 septembre 1914). 

 

 

Le P. Sertillanges, pilier du néo-thomisme 1900 : 

pape françois

 "Très Saint-Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos paroles de paix..."

 

 

Commentaires

EVANGILE

> Ca me rappelle ce passage de l'évangile dans lequel Jésus tance ceux qui défont les commandements de Dieu par leurs coutumes, au sujet de l'aide due aux parents que certains "détournaient" en la déclarant "corban".
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Écrit par : DV / | 14/04/2015

HAINE CHASTE

> Cette idée de la "haine chaste" est noire et juste. Je suppose que l'ex-poilu Bernanos ne devait pas aimer beaucoup Romain Rolland, mais il y a plusieurs fois dans son œuvre la même idée d'un enfer de l'âme froid et plein de bonne conscience.
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Écrit par : Félix / | 14/04/2015

GESTA DEI PER FRANCOS, GOTT MIT UNS, etc

> " Lorsque Benoît XV fixe au dimanche 7 février 1915 une journée de prières pour hâter le retour de la paix, l’opinion française, très sensible au mythe de « la France, soldat de Dieu » réagit mal : on voit en effet, dans la formule de prière préconisée par le pape une manifestation amollissante et délétère susceptible de relâcher l’effort des armées de la nation."
(Pierre Pierrard, 'Les papes et la France - Vingt siècles d’histoire commune', Fayard 1981, p. 263-264)

" L’opposition entre Rome et l’Église de France éclate dans un sermon prononcé le 10 décembre 1917 à la Madeleine par le père dominicain Sertillanges devant le cardinal-archevêque de Paris et tous les grands corps de l’État... « Très Saint-Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos paroles de paix... » "
(Georges Minois, 'L’Église et la guerre', Fayard 1994)
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Écrit par : G.G. / | 14/04/2015

RESSEMBLANCE ?

> Alors ça c'est marrant. La photo de Romain Rolland, on dirait le P. Dominique Lang (s'il a toujours sa moustache et je ne vois pas pourquoi il ne la porterait plus...). Prenez le cliché avec vous et comparez le avec le Père vous verrez qu'hormis le col lustré il y a vraiment une sacrée ressemblance.
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Écrit par : Jean-Christophe / | 14/04/2015

LA FOI SÉCULARISÉE

> Toutes ces considérations ne peuvent que nous guérir (en tout cas, moi, ça me guérit) de la nostalgie d'une soi-disant "France chrétienne de toujours".
La foi sécularisée, même majoritaire, c'est du sable. Récemment, sur RND, j'ai entendu quelqu'un parler de l'effondrement de l'Eglise catholique au Québec, à la fin des années 60. Entre 1968 et 1970, on passa d'une société où (je cite), "les prêtres commandaient, les femmes pondaient", à un véritable désert religieux...
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Écrit par : Feld / | 14/04/2015

L'ATHÉISME PIEUX

> Merci de nous faire redécouvrir Romain Rolland, qu'on ne lit plus assez. Rien que les passages cités ici suffisent à réfuter Michel Tournier, qui décrivait les eaux de sa prose comme "froides et insipides" (il devait sans doute penser au fleuve "Jean-Christophe", et il a tort de toute façon).
Et quant à la mentalité décrite, n'est-ce pas une forme de "l'athéisme pieux" que vous dénoncez régulièrement ?

AC


[ PP à AC - Exactement ! D'où la publication de ces deux extraits. Il est urgent de se réveiller. ]

réponse au commentaire

Écrit par : Albert Christophe / | 15/04/2015

> Magnifique ! Merci.
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Écrit par : perlapin / | 16/04/2015

Les commentaires sont fermés.