08/03/2015
"Il fit un fouet avec des cordes..."
L'expression "marchands du Temple" est l'une des formules évangéliques passées dans le langage courant... pour y perdre leur sens. Que dit en réalité ce passage de Jean (2:13-17) ?
<< 13 La Pâque juive était proche et Jésus monta à Jérusalem. 14 Il trouva les vendeurs de boeufs, de brebis et de pigeons ainsi que les changeurs de monnaie installés dans le temple. 15 Alors il fit un fouet avec des cordes et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les boeufs. Il dispersa la monnaie des changeurs et renversa leurs tables. 16 Et il dit aux vendeurs de pigeons: “Enlevez cela d'ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce.” 17 Ses disciples se souvinrent qu'il est écrit : Le zèle de ta maison me dévore. 18 Les Judéens prirent la parole et lui dirent: “Quel signe nous montres-tu, pour agir de cette manière?” 19 Jésus leur répondit: “Détruisez ce Temple et en trois jours je le relèverai.” 20 Les Judéens dirent: “Il a fallu quarante-six ans pour construire ce Temple et toi, en trois jours tu le relèverais!” 21 Cependant, lui parlait du Temple de son corps. 22 C'est pourquoi, lorsqu'il fut ressuscité, ses disciples se souvinrent qu'il avait dit cela et ils crurent à l'Ecriture et à la parole que Jésus avait dite. >>
De quoi s'agit-il ?
■ les vendeurs de boeufs, de brebis et de pigeons sont indispensables au déroulement du culte (les sacrifices) ; le complexe du Temple abrite des activités commerciales, financières, juridiques, logés dans des salles spécialisées sous les portiques. Des métiers sont nécessaires au culte : boulangers, tisserands, teinturiers, charpentiers, maçons, forgerons, orfèvres, intendants, musiciens, abatteurs, scribes, médecins, fabricants d'instruments de musique, etc.
■ Chaque jour il y a les deux grands sacrifices officiels et la succession des innombrables sacrifices privés : d'où un afflux constant de taureaux, vaches, moutons, chèvres, pigeons, tourterelles, circuit complexe de produits agricoles alimenté par les qablanîm, sorte de fournisseurs grossistes, et fonctionnant par un système de bons.
■ Si l'on ajoute à cela l'effet des pèlerinages de masse sur la vie commerciale de Jérusalem, le Temple (centre nerveux du pays) anime une « économie sacrale »*, pilier traditionnel de cette société-là qui n'est pas en soi l'objet de la colère de Jésus.
■ Par ailleurs, ces stands de vente de bétail ne sont pas dans le Debir, le sanctuaire au centre de l'esplanade : ce « Temple » dont Jésus semblera parler au verset 19. Ils sont sur le parvis extérieur, dit « parvis des goyim » (ou des « gentils** » : voir le plan ci-dessous). En accord avec l'occupant romain, ce parvis est séparé du palier d'accès au sanctuaire par une balustrade de pierre que les goyim ne doivent pas franchir.
■ Mais la présence de stands de bétail et de tables de change sur le parvis extérieur est un désordre contraire à l'esprit de ce lieu lui-même. Le marché pour les sacrifices se tenait normalement ailleurs : dans des espaces nommés hanout (« magasin »), au mont des Oliviers ou dans la vallée du Cédron. Même chose à propos des tables de changeurs : le change était indispensable au fonctionnement du culte, pour procurer aux pèlerins venant de la diaspora des monnaies acceptables dans le sanctuaire (c'est-à-dire ne portant l'effigie ni de l'empereur, ni d'une divinité païenne). Mais les tables de change auraient dû être placées ailleurs. L'installation de ces stands sur le parvis semble être une innovation négociée par les commerçants avec le grand-prêtre ; d'où l'indignation de Jésus, et son action de violence symbolique.
■ « Symbolique » : Jésus à lui seul aurait du mal à chasser de ce très vaste espace tous les marchands et changeurs, sans compter le bétail. Son intervention est symbolique. Un fouet est considéré comme une arme, et les armes sont interdites sur le mont du Temple (sauf celles de la garde) : Jésus enfreint donc cette loi, comme il enfreint la loi du sabbat, pour mettre en cause l'arbitraire de l'oligarchie religieuse. Celle-ci ne s'y trompe pas : elle lui demande « par quelle autorité » il agit ainsi. C'est le coeur du problème. L'intervention spectaculaire de Jésus sur le parvis est l'une de ces prophéties en acte dont l'Ancien Testament est plein***, mais elle sera suivie d'un acte infiniment plus important : le « zèle de la maison » du Père va « dévorer » le Fils au point de manifester que le Temple de son corps remplace et surclasse infiniment le mont du Temple. La Passion-Résurrection fera infiniment plus que de purifier à coups de fouet la religion formelle des Judéens : fouetté Lui-même, crucifié et ressurgi de la mort, le Fils révélera le Père à l'humanité entière.
■ La leçon pour nous est évidente. Jésus « connaît ce qu'il y a dans l'homme » (c'est la fin du passage d'évangile lu aujourd'hui dans toutes les églises). Traitons par le fouet nos idoles intérieures : celles qui nous poussent à déformer la religion pour l'assujettir au négoce, ou à nos volontés de puissance.
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* Jacqueline Genot-Bismuth, Un homme nommé Salut (OEIL 1986).
** en vieux français, « gentils » veut dire : « étrangers ». Au XVe siècle on appelle « oiseaux gentils » les oiseaux migrateurs. Le changement de sens des mots au fil du temps explique les quiproquos entre nos mentalités et le français « biblique », qui n'a été mis à jour que tardivement.
*** Dans le récit parallèle des évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc mettent dans la bouche de Jésus des citations de prophètes : Zacharie 9:9, Isaïe 56:7, Jérémie 7:11. Chez Jean, c'est Jésus en son propre nom qui profère l'interdiction de mêler le trafic à la religion : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce. »
12:40 Publié dans Bible, Histoire, Témoignage évangélique | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : jésus christ
Commentaires
> Remarquable commentaire, merci Patrice.
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Écrit par : FX / | 08/03/2015
LE PRIX
> Ce qui laisse rêveur, c'est qu'on peut supposer que le prix d'achat des animaux en vue du sacrifice, compte tenu du nombre de vendeurs, devait se négocier âprement. Et je ne parle pas des promos exceptionnelles sur le bélier ou de la vente à prix cassés sur les pigeons en surproduction. De soldes, de cartes de fidélité, de deux pour le prix d'un, de liquidation sur les fins de lot, etc...
Et alors quid de la valeur du sacrifice pour le moins cher possible qui était une offrande à Dieu ?
Yann
[ Pp à Yann - D'où les imprécations des prophètes contre le climat moral entourant les sacrifices, dans l'Ancien Testament ! Et le fait que Jésus ne sacrifie pas, contrairement à ses coreligionnaires... ]
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Écrit par : Yann / | 09/03/2015
SELON LES STANDS
> Je note à chaque fois que je lis ou entends ce texte la différence de comportement de Jésus d'un stand à l'autre.
Le fouet avec des cordes sert (très certainement) à chasser le bétail: Jésus sait bien que celui-ci est habitué à démarrer lorsque ce bruit retentit à ses oreilles. Que les vendeurs se débrouillent pour le récupérer...
Les stands monétaires sont jetés à terre. Explicite, non ?
Et aux vendeurs d'offrandes pour les pauvres (les pigeons), il se contente de demander de partir.
Manifestement, cette colère n'est pas un emportement qui supprime la personnalité.
olivier
[ PP à Olivier - Merci de cet éclairage. Il est, en effet, très instructif. ]
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Écrit par : olivier / | 09/03/2015
SESTERCE
> En revanche, n'ayant que dix sesterces pour acheter un animal, négocier me permet d'offrir, pour ce prix là, la plus belle bête possible et, à mon offrande, s'ajoute le fruit de ma négociation.
Faut être solide, on circule là sur un tout petit sentier à flanc de falaise et la tentation d'économiser une sesterce ...
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Écrit par : Yann / | 09/03/2015
LE SABBAT
> Le commentaire d'Olivier me rappelle de très sympathiques lectures, notamment V. Messori, que je me permets de recommander, si cela est permis sur ce site.
En ce qui concerne la violation du sabbat, chose gravissime qui a fait dire au rabbin Neusner que la condamnation de Jésus serait encore d'actualité aujourd'hui puisqu'il recommanderait de violer la loi mosaïque, il me paraît démontré qu'il ne l'ait strictement jamais fait au sens de la Torah. Le développement étant trop long à faire ici, je me permets une seconde fois de recommander une lecture (toujours if possible), qui est celle de Jean-François Froger "Le maître du Shabbat"...
Fernand Naudin
[ PP à FN - Citer Messori ici est non seulement permis, mais recommandé ! ]
réponse au commentaire
Écrit par : Fernand Naudin / | 09/03/2015
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