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30/06/2014

Un nouvel anticonformisme chrétien

Au Proche-Orient, les islamistes proclament un"califat" fantôme. Dans le monde entier, les chrétiens – pour leur part – sont immunisés contre une réduction perverse du religieux au politique. Mais quelle est leur place sur la scène publique aujourd'hui ? Lire ici le texte d'une intervention du P. Bernard Bourdin (ICP - faculté de sciences sociales et économiques) qui met en perspective un « nouvel anticonformisme chrétien » :   

 


La parole publique des Eglises, un œcuménisme théologico-politique 

 

 

<< Le titre général de ce colloque suggère une double tension : la première renvoie à une problématique théologico-politique dont l’histoire est ancienne, on peut même considérer qu’elle est fondatrice du christianisme. Du Nouveau Testament aux longs siècles de chrétienté, la relation tendue entre le « spirituel » et le « temporel », puis entre l’Eglise et l’Etat, a été constamment l’objet de redéfinitions. En revanche, la « parole publique des Eglises » exprime une toute autre tension, spécifique aux sociétés démocratiques, au sein desquelles le christianisme est pluriel (Les Eglises) et de surcroît ne détermine plus la culture et l’organisation politique. C’est cette tension-là qui nous intéresse car elle nous concerne directement. Mais c’est alors admettre que la relation entre « Christ » et « César » n’a plus la même signification... Un déplacement considérable s’est effectué depuis la fin de la chrétienté et l’avènement de la politique « séculière ». Dès lors, deux questions se posent : ce déplacement rend-il intégralement caduc l’antique problématique du la dualité du « spirituel » et du « temporel » ? La démocratie moderne, sous sa forme libérale, n’oblige-t-elle pas les Eglises à un travail œcuménique qui leur permettrait d’avoir à disposition un concept de « théologie du politique », de nature à promouvoir un civisme chrétien ? Ce sont ces deux questions auxquelles je vais tenter de répondre.

 

1)  Le « spirituel » et le « temporel » : une dualité dépassée ?

 

Depuis Constantin, la relation entre les pouvoirs spirituel et temporel a été la marque de fabrique théologico-politique de la chrétienté, en Orient et en Occident. Bien que les modalités d’expression de ces deux polarités du pouvoir soient pourtant différentes, voire divergentes, d’une ecclésiologie à l’autre, demeure commun le postulat d’une distinction (et non d’une séparation1). En Occident, il revient au dualisme augustinien2 d’avoir marqué en profondeur l’imaginaire occidental européen, à telle enseigne que l’évêque d’Hippone est devenu, à partir des Réformes protestantes, un bien commun œcuménique, tant dans le champ théologique stricto sensu que dans les doctrines théologico-politiques de la chrétienté. S’agissant de ces dernières, la prudence ne s’en impose que plus. L’augustinisme politique (ou les…), tout en se réclamant du Père africain, ne lui a été que partiellement fidèle3. Mais n’est-ce pas parce que la distinction effectuée par Augustin entre le spirituel et le temporel offrait elle-même une grande flexibilité d’interprétation ? Quoi de commun entre la réflexion pastorale des papes Gélase, Grégoire le Grand et Grégoire VII4 avec celle de Luther et de Calvin ?

Il n’en demeure pas moins qu’un critère commun s’étend des Ve, VIe, Xe siècles et jusqu’au XVIe, à savoir celui d’un espace ecclésio-politique et d’une structure chrétienne du temps historique. Autrement dit, la condition politique en régime de chrétienté obéit au règne de la loi articulé à celui de la grâce, pour reprendre une problématique luthérienne. Il n’y a donc jamais une autonomie complète du temporel d’où la revendication de celui-ci au plein exercice de son autorité. Autorité qui devient « souveraineté » avec la pensée philosophique des XVIIe et XVIIIe siècles. Au dualisme augustinien du spirituel et du temporel, succède celui du monisme de l’Etat souverain (Hobbes et Rousseau), puis celui du dualisme nouveau qui distingue l’Etat de la société dans la philosophie libérale (Locke et Constant). La philosophie politique moderne a mis un terme par voie de conséquence à l’espace ecclésio-politique et à la structure chrétienne du temps historique. La pensée libérale, en renonçant à la distinction du spirituel et du temporel, invente la séparation de l’Etat et de l’Eglise : cette séparation est la conséquence de son individualisme philosophique, protecteur de la liberté de conscience. Très schématiquement restitué, la démocratie libérale moderne est le fruit d’un déliement progressif du « problème » théologico-politique chrétien, le serpent de mer de l’augustinisme politique en constituant la force motrice dominante.

C’est avec ce passage des paradigmes théologico-politiques chrétiens à celui, séculier de la démocratie libérale, que la question de la parole publique « des » Eglises revêt une pertinence dans laquelle ne se seraient pas reconnus les théologiens médiévaux et Réformateurs.

Pour autant, la distinction du « spirituel » et du « temporel » est-elle définitivement disqualifiée ? Il en serait ainsi si les conceptions augustiniennes étaient propriétaires de cette distinction. Les notions de « spirituel » et de « temporel » peuvent être en réalité comprises de façon plus large, comme en témoigne l’histoire du christianisme lui-même.

De plus, elles répondent à un besoin caché des démocraties modernes. Quel est ce « besoin » ? Il répond précisément au renoncement à l’insertion de la condition politique dans l’histoire depuis la disparition de la structure chrétienne de la temporalité historique et des philosophies de l’histoire du XIXe siècle. Il est, certes, entendu que l’Etat de la démocratie libérale ne peut être considéré comme un simple « pouvoir temporel », dont la finalité serait débordée par une autre, supérieure, à savoir la finalité spirituelle. Ce schéma très scolastique5 ne peut plus être le nôtre. Mais cela ne signifie pas que l’Etat démocratique moderne n’a plus besoin d’une inscription de son action dans la durée : il a (et doit avoir) dans ce sens, une signification « temporelle ». Et cette signification temporelle peut être informée par une altérité d’un autre type que celle conçue par les modèles théologico-politiques anciens. (Ce qui ne signifie pas qu’ils ne demeurent pas des ressources d’expériences).

C’est sur cet autre type d’altérité que les Eglises ont à travailler. En régime de démocratie libérale représentative, la relation entre Christ et César n’est plus du même ordre. Les Eglises ne sont plus confrontées à un pouvoir temporel légitimé par Dieu et un ordre naturel, mais par un Etat qui détient sa légitimité des individus constitués en « peuple ». Tout le déplacement réside dans l’artifice politique moderne : la relation de Christ avec César passe par un troisième terme, ignoré de la chrétienté, à savoir celui de société civile, concept créé par le philosophe Hegel au début du XIXe siècle.C’est désormais si vrai que César est d’abord la société civile et son corollaire natif, l’individu. C’est la raison pour laquelle, toute réflexion engagée sur la parole publique des Eglises est l’expression d’une tension nouvelle, sans commune mesure avec l’antique distinction théologico-politique du « spirituel » et du « temporel ».

Mais si ces deux notions peuvent être l’enjeu d’une nouvelle carrière conceptuelle, c’est précisément en prenant en considération ces deux nouveaux acteurs apparus sur la scène politique de la démocratie : l’individu et la société civile. C’est moins d’abord l’Etat démocrate-libéral, agnostique, qui constitue le défi lancé aux Eglises, que ces deux acteurs exigeants, dont le tropisme naturel est de ramener l’être-ensemble collectif à une auto-fondation par le droit. L’Etat démocrate-libéral pourrait être même un bon allié des Eglises, si du moins il comprenait que l’envahissement par la « société des individus » de revendications innombrables, n’honore pas systématiquement le service du bien public. Dans cette configuration contemporaine, l’Etat et les Eglises sont finalement confrontés au même problème. Mais alors que le premier a tendance à faire alliance avec la société des individus, les deuxièmes ont la plus grande peine à se faire entendre auprès d’elle. L’autorité spirituelle des Eglises apparaît être d’un autre âge. Le défi que les Eglises doivent relever est proportionnel au défi que leur adresse la société des individus. Reconnaissons toutefois que cette dernière a de bonnes raisons à faire valoir : l’autonomie démocratique et le respect des droits de l’homme ne sont pas de vaines conquêtes, non seulement contre l’intolérance religieuse, mais beaucoup plus proche de la mémoire européenne, l’expérience terrifiante des deux totalitarismes du XXe siècle, autant opposées aux monothéismes qu’à l’héritage du Siècle des Lumières. De cette expérience, il en résulte que l’ « Histoire » fait peur aux Européens. Mais la condition politico-démocratique saurait-elle se réduire à la seule sphère du droit au point d’ignorer sa dimension processuelle historique ? Et avec elle, une altérité fondatrice instituante du politique, celle d’une version démocratique du dualisme du « spirituel » et du « temporel », serait-elle par avance dénuée de toute pertinence? Si l’on s’accorde à l’idée que les démocraties libérales ont besoin d’une nouvelle temporalité pour déployer la représentation populaire et nourrir le débat public, un nouveau rapport dual entre le « spirituel » et le « temporel » mérite alors d’être repensé. Mais faut-il encore que le christianisme dans toutes ses composantes, aient intégré le fait démocratique. Sur le plan du constat brut, cela ne fait globalement aucun doute. Mais quelles sont les raisons qui l’ont conduit à se rallier à la démocratie ?

 

2)  Christianisme et démocratie libérale : une entente ambivalente

 

Mon propos consacré à la dualité du « spirituel » et du « temporel » s’est limité à la trajectoire historique et philosophique de l’Occident européen. Mais si les modèles politico-religieux de l’Europe orientale obéissent à d’autres critères de relation entre le « spirituel » et le « temporel 6», le défi contemporain, tel que je le présente, est fondamentalement le même, ou appelé à le devenir7. Il sollicite, voire malmène, les corpus théologico-politiques de chaque Eglise. A l’Est comme à l’Ouest, les Eglises ont vécu selon des durées différentes, le traumatisme totalitaire. Elles ont eu aussi beaucoup de difficulté à se donner une pensée de la démocratie. La question est-elle d’ailleurs complètement réglée ? C’est le problème central.

Il se joue en deux temps. Celui que nous connaissons depuis la montée en puissance de la philosophie des droits de l’homme dans les années 1970, n’est que le deuxième temps. C’est celui, une fois encore, de la société des individus, et sur lequel il me faudra revenir pour une approche œcuménique de la théologie du politique. Mais ce deuxième temps est précédé et éclairé par le premier, qui met aux prises le christianisme avec les totalitarismes8. Cette confrontation permet d’y voir plus clair sur la difficulté de la réception de la démocratie par le christianisme et sur la possibilité théologico-politique de l’enrichir. A cet égard, le nazisme a constitué un moment idéologique déterminant, comme en témoignent les deux controverses qui ont opposé en Allemagne au début des années 1930, du côté luthérien, Emmanuel Hirsch et Paul Tillich, et du côté catholique, un théologien (luthérien jusqu’en 1930), Erik Peterson, et un juriste, Carl Schmitt. Ces deux controverses illustrent le problème d’acclimatation de deux formes occidentales de christianisme à la démocratie. D’où la séduction de Hirsch et de Schmitt pour le nazisme. Pour le premier, elle passe par l’adaptation de la doctrine des deux règnes. Pour Hirsch, Hitler permet de réhabiliter une convergence entre la nation et le règne spirituel, par la restauration de la structure d’un nouveau règne temporel, défait par la démocratie de Weimar. Pour le deuxième, il s’agit d’adapter « sa » théologie politique au national-socialisme, au nom de la même hostilité à la démocratie libérale9. Mais ces deux positions sont loin de faire l’unanimité dans ces deux Eglises. Tillich, valorise au contraire le sens eschatologique de la doctrine des deux règnes, et ne peut que s’opposer au nationalisme antisémite10. S’agissant de Peterson, lorsqu’ili nvoque la paix selon Augustin,c’est aussi la signification eschatologique de la paix du Christ qui l’emporte sur la paix terrestre.Il en résulte l’impossibilité théologique d’une théologie politique chrétienne11. Il n’en demeure pas moins que Tillich, et encore moins Peterson, n’ont développé un concept chrétien de démocratie. Il s’agit plus d’une problématique d’opposition au totalitarisme qui révèle l’impuissance de l’antique dualisme augustinien des deux Cités (et inversement l’usage du modèle « eusébien » pour Schmitt) à répondre de manière adéquate aux idéologies totalitaires (qui ont été des substituts de religions12 et des mises en œuvre d’une philosophie de l’histoire). Tout d’abord perturbées par l’avènement des catégories politiques nouvelles introduites par le libéralisme démocratique depuis le XIXe siècle (c’est particulièrement vrai pour le catholicisme), l’irruption du nazisme, du fascisme et du communisme, a non seulement détruit les catégories politiques libérales (représentation parlementaire…), mais a donné aussi l’ultime coup de grâce au dualisme du « spirituel » et du « temporel »13.

Pour les idéologies totalitaires, ni l’Etat (toujours dupliqué par le parti unique14), ni les pouvoirs temporel et spirituel n’ont la moindre légitimité. Altérité juridico-politique et altérité théologico-politique (ou spirituelle) n’ont pas de place. Il en surgira pour les Eglises une conséquence positive, à savoir la prise de conscience (quoiqu’elles puissent trouver frustrante pour la vérité chrétienne, la séparation de l’Etat avec la religion) qu’elles ont plus d’affinités rationnelles avec des Etats protecteurs de la dignité humaine et de la liberté religieuse, qu’avec ceux qui les bafouent. Du christianisme à l’humanisme séculier, une rupture s’est opérée, mais l’erreur serait de ne pas voir qu’il y a aussi un certain continuum, l’humanisme séculier ne s’expliquant pas de manière absolument indépendante de sa source chrétienne. Mais on notera que ce sont les faits qui ont contraint le christianisme au XXe siècle (occidental et oriental), à tourner une longue page de son histoire. S’agissant du catholicisme, le concile Vatican II a fait date sur ce plan avec Gaudium et Spes et la Déclaration sur la liberté religieuse15.

En d’autres termes, et si je m’en tiens au moins à l’Eglise catholique, la « conversion 16» à la démocratie a été rendue historiquement possible par la confrontation à trois formes inédites de domination dans l’histoire de l’humanité (nazisme, communisme, fascisme). Elles se sont traduites par la double négation de l’Etat et de toute dimension spirituelle transcendante.

Cette double négation qui a nourri les totalitarismes nous reconduit au deuxième temps du contentieux historique entre christianisme et démocratie. On le sait, la démocratie est à nouveau en crise. Mais les raisons ne sont pas du tout identiques à celles des années 1930. La double négation de l’Etat et d’une transcendance spirituelle ne repose pas sur les mêmes critères. A l’inverse de l’incorporation totalitaire, la société des individus entretient un rapport paradoxal avec l’Etat. A la fois, elle en a le plus grand besoin pour la reconnaissance de ses droits (droits créances), et en même temps elle s’en méfie17. Parce que société des individus, la démocratie libérale contemporaine refuse toute transcendance collective18. C’est l’individu qui précède, et non la transcendance du tout. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que les Eglises se trouvent confrontées à la difficulté extrême de proposer une parole publique audible. Dans le paradigme contemporain du libéralisme démocratique, la foi et les « repères éthiques » dispensés par les Eglises sont inévitablement remis à la conviction des individus. Toute parole publique qui repose sur une transcendance spirituelle apparaît comme entachée d’une atteinte possible à l’autodétermination de la conscience. Dès lors, les Eglises sont a priori au rouet : ou bien, elles s’enferment dans un discours « antimoderne », ou bien, elles s’associent à « l’air du temps ». Dans l’un et l’autre cas, elles succombent à l’insignifiance.

Il n’en existe pas moins une issue. Celle-ci passe par une autre approche de l’autonomie, tant celle de la conscience que celle collective de la démocratie.C’est toute la raison d’être d’une théologie œcuménique du politique. Il ne s’agit plus d’opposer une société chrétienne à des régimes politiques, agnostique, athée, néo-païen, ou une théologie politique unilatéralement contestataire de l’ordre bourgeois. Il s’agit de s’interroger sur la possibilité de promouvoir un civisme chrétien au sein de la société des individus, version démocratique d’une autorité spirituelle (ou d’une théologie du politique). Il faut en convenir, cette tâche est exigeante, tant elle implique plusieurs champs de réflexion qui donnent la mesure de son ambition. Je me limiterai ici à rendre compte dans ses grandes lignes, des conditions d’une parole publique des Eglises.

 

3) La parole publique des Eglises : œcuménisme théologico-politique et paradigme démocratique

 

Si le principe de l’organisation démocratique ne pose plus de problème majeur dans l’ensemble des Eglises, en revanche, c’est beaucoup moins vrai de son versant libéral. En témoignent les nombreux « débats de société 19» qui tendent à introduire une distance toujours plus grande entre les Eglises et la société des individus. Mais à la lumière de ces débats de société, comment tenter de surmonter cette distance pour qu’un devenir commun de la démocratie soit possible ?

La réponse à cette question appelle la convocation de deux champs de réflexion pour une théologie du politique : celui de la théologie et celui de l’anthropologie philosophique. Confrontées au même problème, celui de la société des individus délestée de tout ancrage dans une transcendance spirituelle, ces deux champs disciplinaires convoquent la réflexion œcuménique des Eglises20. Je voudrais ici énumérer quelques lieux de cet œcuménisme théologico-politique, que l’on peut, une fois encore, qualifier de civisme chrétien.

Tout d’abord, cette alternative passe par un discours théologique qui sache rendre compte de la foi et de l’espérance21 eschatologique, comme un surcroît de raison qui légitime les Eglises à se tourner du côté des affaires publiques du monde ici-bas. La transcendance de Dieu est la contrepartie de l’autonomie radicale de la société des individus « hors religion ». Le « spirituel » dispose à ce titre d’une autre autorité pour réinsuffler de la temporalité historique dans la condition politique. Mais, transcendance par rapport au monde séculier, la question de Dieu est à penser non plus comme un « plein » qui détermine l’organisation de la société, mais comme une altérité qui libère l’espace-temps judiciarisé et présentiste (a-temporel) de la société des individus. Le défi contemporain pour la théologie, est que, si elle veut « sortir » la société des individus de son narcissisme collectif, elle doit en même temps épouser une donnée fondamentale de l’anthropologie démocratique : le « religieux » est toujours présent, diffus, mais a quitté le champ de l’extériorisation institutionnelle (comme norme indiscutable) au profit de l’intériorité (ce qui ne condamne évidemment pas l’intériorité en tant que telle):En d’autres termes, le religieux est lui-même « majoritairement » sorti de la religion au sens d’une institution compréhensible par tous22.

Dès lors, le socle sur lequel doit s’enraciner une théologie du politique est celui de nouvelles potentialités anthropologiques de l’acte de croire.

Il en résulte que la reconduction à nouveaux frais d’une structure chrétienne du temps historique (dualité du « spirituel » et du « temporel ») est conditionnée par cette dimension anthropologique. Ce qui ne signifie pas que les Eglises n’ont plus à faire valoir les données traditionnelles de l’anthropologie chrétienne... Un simple exemple, mais non des moindres, mérite d’être évoqué. En Occident, la doctrine du péché originel est en première ligne dans ce qu’il y a de plus inaudible pour nos contemporains. Pourtant, elle constitue une autre entrée décisive d’un discours théologique et anthropologique qui propose paradoxalement une autre vision de l’humanisme. La naïveté implicite de notre humanisme séculier est de laisser supposer que tout discours « pessimiste » sur l’homme (du moins théologique) est marqué à l’aune de l’obscurantisme. Il est donc convenu d’être « optimiste » ! Ce préjugé est en fait ravageur pour l’idée même d’humanisme. Pourtant, on ne peut nier l’importance de la réflexion philosophique contemporaine sur le mal23. Mais ce terme, beaucoup plus acceptable dans notre ethos culturel, ne crédite pas automatiquement l’approche théologique de la question. De plus, un indéracinable préjugé sur le progrès24 donne à croire en la supériorité de notre humanisme, notamment lorsqu’il s’agit de défendre « les droits de l’homme ». Mais est-ce encore de l’humanisme ?L’objection ne porte pas surle souci légitime de respecter la dignité humaine : il n’en demeure pas moins que la définition de l’idée d’ « Homme », que comporte tout humanisme, ne saurait se réduire à ses droits : cette approche réductrice renverrait l’ « Homme » à un naturalisme inattendu, tout en plaidant pour un artificialisme radical25... Ce naturalisme est celui de l’Homme-individu qui se veut « immédiatement » présent à lui-même (sans « histoire »), au nom de la libération de ses désirs ou de ses besoins. Cet optimisme anthropologique est le danger inverse d’une vision unilatéralement sombre de l’homme, qui place les démocraties contemporaines en présence d’un autoritarisme à l’envers26.

En d’autres termes, la faillite contemporaine de l’humanisme libéral est l’enjeu le plus fondamental de ces deux champs de réflexion théologique et anthropologique : faillite qui accrédite d’autant plus la tâche œcuménique d’une théologie du politique pour penser un civisme chrétien.

 

Conclusion

 

La réflexion engagée sur la parole publique des Eglises exprime une tension nouvelle du « spirituel » et du « temporel » au sein de la démocratie libérale. Nouvelle, car cette tension n’est plus ni celle des sociétés de chrétienté ni celle des philosophies de l’histoire, ou encore celle de l’Etat laïque classique dressé contre « l’Eglise ». Dès lors, elle appelle un autre rapport entre « Christ et César », entre l’autorité spirituelle des Eglises et le nouveau César qu’est la société des individus « sortie de la religion ». Pour une part, cette tension est insurmontable. Elle convoque à nouveaux frais le témoignage évangélique, qui est inévitablement signe de contradiction pour les ordres du monde, quels qu’ils soient. Mais pour porter ses fruits, ce signe de contradiction (ou de protestation… positive) a vocation à se réaliser dans la participation des Eglises au devenir commun (aux croyants et à ceux et celles qui ne croient pas) de la sphère publique démocratique.

A cet égard, les Eglises sont en mesure de solliciter la sphère publique-démocratique sur deux axes fondamentaux qui s’emboitent l’un et l’autre. Tout d’abord, il convient de faire valoir que la démocratie libérale ne peut contourner la dimension incompressible de l’altérité, sans laquelle l’autonomie se dévoie en auto-fondation têtue. Il en résulte qu’un nouveau statut de l’altérité théologico-politique peut paradoxalement travailler à la formation de l’autonomie démocratique. S’agissant de ce deuxième axe, deux questions corrélatives hantent les sociétés démocratiques contemporaines : celle de la transmission (la mémoire, la tradition et l’histoire) et celle de l’éducation (l’anthropologie), deux questions pour lesquelles les institutions de sens que sont les Eglises ont vocation naturelle à intervenir dans la sphère publique-démocratique, tant pour la formation à une autonomie individuelle que collective éclairée.

Par rapport à ces deux axes, les Eglises ne feront certainement pas l’unanimité, mais n’est-ce pas parce qu’elles ont vocation à rendre intelligible un nouvel anticonformisme chrétien ? L’histoire nous montre qu’il n’a pas été sans succès. >>

                           

                                                                                   Bernard Bourdin

 

 

__________

 

1 Gilbert Dagron, Empereur et Prêtre. Etude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, Gallimard, Nrf, 1996.

2 Saint Augustin, La Cité de Dieu, trad . G. Combés, revue et corrigée par G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993, 1994, 1995.

3 Henri-Xavier Arquillière, L’Augustinisme politique, Paris, Librairie J. Vrin, 1955.

4 Sur la théologie politique médiévale, voir l’ouvrage classique : Marcel Pacaut, La théocratie, l’Eglise et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1957.

5 Saint Thomas d'Aquin, Du Royaume De Regno, Texte traduit et présenté par Marie-MartinCottier, Paris, Egloff, 1946, pp. 118-119.

6 Voir Gilbert Dagron, « Orient-Occident : césaropapisme et théorie des deux pouvoirs face à la modernité », dans Marie-France Renoux-Zagamé, Bernard Bourdin, Jean-Paul Durand (dir ;), « Droit divin de l’Etat. Genèse de la modernité politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 227, Paris, Editions du Cerf, 2003,pp. 143-157.

7 Concernant par exemple, la ¨Pologne post-communiste : voir François Fejtö, avec la collaboration de EwaKulesza-Mietkowski, La fin des démocraties populaires Les chemins du post-communisme, Vol. 3, Paris, Editions du Seuil, 1992.

8 Voir Pie XI : Divini Redemptoris le 19 mars 1937 (contre le communisme), in Actes de S.S. Pie XI, Texte latin et traduction française, Tome XV (années 1936-1937), Paris, Maison de la Bonne Presse ;.Mit BrennenderSorgele 21 mars (contre le nazisme), ibid., Tome XVI, 1937.

9 Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique, Paris, Puf, coll. «  Droit éthique société »,1995.

10 André Gounelle, « Pour ou contre Hitler ? Le débat entre Hirsch et Tillich en 1934 », in Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, Vol. 74, 1994, 4, pp.411-429.

11 Erik Peterson, Der monotheismusalspolitisches problem, Leipzig, JakobHegner, 1935.Pour l’édition française: Erik Peterson, Le monothéisme, un problème politique et autres traités, trad. Anne-Sophie Astrup et Gilles Dorival, Paris, Bayard, 2007, pp. 122-125.

12 Expression que la philosophe Hannah Arendt a récusé dansReligion et politique : « Religion et politique » in Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Traduit de l'anglais et préfacé par Michelle-Irène B. de Launay, Paris, Editions Payot, 1990, pp. 139-168.

13 Voir Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, Nrf, Intro. et trad. Jean-Louis Schlegel, 1988, p. 148.

14 Voir l’analyse du système totalitaire par Hannah Arendt : Hannah Arendt, Le système totalitaire, Traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Devreu et Patrick Lévy, Paris, Editions du Seuil, coll. « essais », 1972.

15 Concile œcuménique Vatican II Constitutions Décrets Déclarations, L’Eglise dans le monde de ce temps, « Gaudium et spes »,Partie 2, chap. IV, par. 74-76.

16 Pour ce qui est du catholicisme, la « conversion » de l’Eglise à la démocratie n’a jamais signifié que l’Eglise plaidait sans discernement pour sa version libérale. Il en a été de même pour le « ralliement » à la République voulu par Léon XIII. Ce ralliement n’a jamais été de nature philosophique, mais uniquement politique.

17 En 1819, le discours de Benjamin Constant à l’Athénée royal de Paris a fait date sur ce point : Voir Pierre Manent, Les libéraux, Paris, Gallimard, coll. « tel », 2001, pp.441-442.

18 Marcel Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, coll. « tel », 2005, « Les tâches de la philosophie politique », pp. 505-557.

19 Les discussions menées à propos du « Mariage pour tous » constituent un bon paradigme de la rupture entre la culture « libérale » et les Eglises.

20 Bien qu’elles disposent de leurs propres et riches traditions réflexives, leurs modèles anciens ne suffisentplus, que ce soient les augustinismes politiques (pouvoirs spirituel et temporel médiévaux, doctrine luthérienne des deux règnes, doctrine calvinienne du double régime), la philosophie politique thomasienne et la théorie bellarminienne du pouvoir temporel indirect du pape, et les modèles symphoniques nationaux (gallicanisme, anglicanisme et les Etats orthodoxes).

21 Marcel Gauchet, Un monde désenchanté ?, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, chap. XVI, p. 232.

22 Luc Ferry Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Paris, Grasset, 2004.

23 Paul Ricoeur, Le mal, Un défi à la philosophie et à la théologie,Avant-propos de Pierre Gisel, Genève, Labor et Fides, 2004.

24 « Progrès » dont la notion est devenue philosophiquement très problématique dès lors où il n’y a plus de pensée de l’histoire.

25 La théorie du genre en est un excellent exemple.

26 Sur la critique des droits de l’homme et de l’avènement d’un nouveau naturalisme, voir : Marcel Gauchet, Un monde désenchanté ?, op.cit., chap.XVII, p. 247.

 

 

Commentaires

LE RÔLE DES CHRÉTIENS

> Belle synthèse.
Le rôle des chrétiens est d'évangéliser.
Cela implique aussi une présence sur la scène publique, évidemment pas sous la forme des courants extrémistes ultra-minoritaires qui sont des repoussoirs pour les non-croyants.
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Écrit par : Y. Priour / | 30/06/2014

TRÈS BON

> Très bon. Il est dommage qu'il ne cite pas Lubac, chez qui l'augustinisme est, à mon avis, définitivement analysé et remis en ordre. Mais il est vrai que les dominicains ont toujours un pue de mal avec le jésuite de Fourvière...

JG


[ PP à JG - Après une conversation récente avec le P. Bourdin, je peux témoigner qu'il n'a aucune prévention envers la Compagnie ! ]

réponse

Écrit par : JG / | 01/07/2014

LA TENSION STRUCTURANTE

> L'islam fait également la distinction entre l'ordre du spirituel et celui du temporel (« àkhira », l'autre monde / « dunya », le monde d'ici bas). D'où la phrase lapidaire que la Tradition attribue à Mahomet : « Votre monde, c'est votre affaire ».
Par contre les musulmans n'ont pas connu la tension permanente et réellement structurante qui existait, en régime de chrétienté, entre pouvoir politique et autorités pastorales.
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Écrit par : Blaise / | 04/07/2014

> Veuillez regarder le chapeau et le début du texte.
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Écrit par : à Blaise / | 12/07/2014

Les commentaires sont fermés.