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18/08/2013

Le christianisme conteste la mondialisation libérale

L'Eglise face aux Grandes Sociétés Transnationales : résumé de la thèse de licence canonique de Patrick de Varax, sous la direction du P. Giovanni Manzone (Université pontificale du Latran, 2004) :

 


Préambule  (par nous)

 

Le libéralisme économique et financier n'est pas l'horizon ultime. Mme Thatcher mentait quand elle disait : « there is no alternative ». Depuis plus de cent ans, l'Eglise catholique (en renouvelant son approche et son langage selon les événements) martèle que l'argent doit servir l'économie réelle (et celle-ci l'humanité), que produire n'est pas le but final de l'homme, que la planète appartient à tous et ne doit pas être saccagée, que les Etats ont pour mission de faire prévaloir la justice sociale sur les profits...

La doctrine sociale de l'Eglise est donc incompatible avec l'idéologie libérale. Incompatibilité énoncée nettement par les papes, de Léon XIII à François en passant par Jean-Paul II et Benoît XVI... Même la presse bobo la plus cathophobe en avait pris note : souvenons-nous du dessin baroque de Willem, dans un numéro de Libération en 2002, où l'on voyait un Wojtyla furibond proclamer devant cinq prélats affolés : «On pendra le dernier capitaliste aux tripes du dernier communiste ! » Ce résumé de la DSE était assez inadéquat, mais montrait que des journalistes éloignés du catholicisme sentaient la radicalité de la critique antilibérale du Magistère.

Ils la sentaient mieux, en tout cas, qu'un certain courant d'opinion français. Formaté par les business schools, voire aligné sur les ligues américaines financées par les effrayants frères Koch [*], ce milieu reproduisait (version années 2000) la vieille attitude bourgeoise : « que l'Eglise s'occupe de la morale des familles et laisse l'économie aux gens sérieux ». Il faudra un jour écrire un livre sur la surdité volontaire de la droite envers la doctrine sociale catholique...   

Car il y a urgence ! Stade suprême du capitalisme libéral dérégulé, les firmes géantes fabriquent un monde étouffant : « elles se développent de façon quasi-mécanique, constituant un système économique acéphale, échappant à tout contrôle véritable des hommes, et réduisant progressivement leur espace de liberté ». Ce processus ne peut en aucun cas être vu avec les lunettes libérales des années 1980. Il faut une révolution copernicienne ! « Penser vrai » est devenu une priorité. Découvrons  par exemple un document remarquable : la thèse de licence canonique soutenue en 2004 par le P. Patrick de Varax à l'Université pontificale du Latran (Institut de théologie pastorale Redemptor hominis, spécialisation en doctrine sociale de l'Eglise, sous la direction du P. Giovanni Manzone). Intitulée L'Eglise face aux Grandes Sociétés Transnationales, elle confronte la pensée chrétienne et la globalisation libérale. J'en fais ici un bref résumé pour en donner l'avant-goût, en souhaitant que le P. de Varax puisse publier cette thèse prochainement sous la forme d'un livre destiné au grand public.

                                                                                   PP.

 __________ 

[*] Les milliardaires David et Charles Koch, patrons de l'empire Koch Industries (raffineries de pétrole, 6000 km de pipelines de gaz aux USA). Surnommé « Kochtopus » (« la pieuvre Koch »), c'est l'un des dix plus gros pollueurs américains. Les Koch ont suscité et financé les think tanks climatosceptiques, les campagnes pour la suppression de toute aide sociale et de toute protection de l'environnement, et le réseau Americans for prosperity (fondateur du Tea Party). C'est de là que viennent les leit-motive franchisés par les sites libéraux français. 22786_43626[1].jpg

 

 

 

 

 

L'Eglise face aux

"Grandes Sociétés

Transnationales"

 

résumé de la thèse du P. de Varax

Les mises en gras sont de nous, ainsi que les commentaires en rouge.

 

 

 La mondialisation est d'abord un phénomène économique. C'est l'économie (et la finance) qui mondialise, globalise et entraîne dans son sillage toutes sortes de mutations dans notre vie sociale, en transformant progressivement nos habitudes, nos besoins, nos cultures, nos comportements sociaux. [Par exemple la loi Taubira et ses prothèses futures, inséparables de la mondialisation ultralibérale - NDPP]. La concurrence entre les entreprises n'est pas une chose mauvaise en soi, mais le formidable développement des moyens de communication, la déréglementation et la libéralisation des échanges internationaux, et la pression qu'exerce la super-puissance économique américaine sur l'ensemble de l'économie mondiale, ont transformé la concurrence en un gigantesque combat fratricide entre les entreprises du monde entier. Condamnées à se développer pour survivre, les entreprises se sont concentrées pour constituer des groupes industriels et financiers de plus en plus importants. Ce phénomène de concentration s'est étendu à la planète, et les autorités politiques en ont perdu le contrôle. [Il s'agit donc de la nature du système global en soi : non de "dérives" de ce système, et moins encore de simples fautes de la part d'individus – NDPP].

D'où les Grandes Sociétés Transnationales, les « GST », qui sont plus encore que les multinationales. Monopoles (ou oligopoles) planétaires, privilégiant les marchés les plus facilement globalisables, les GST sont avant tout à la recherche de profits financiers. N'étant plus liées à un métier mais au cours de leur action, elles contrôlent déjà près des deux tiers de la capitalisation boursière de la planète et les deux tiers du commerce mondial des marchandises. Consciemment ou non, chacun de nous devient plus ou moins complice de ce système : « Que ce soit à travers le cours des actions sur lesquelles nous spéculons en bourse, ou ses produits que nous consommons de plus en plus, que ce soit à travers ses services que nous payons pour notre plus grand confort [forcément "toujours plus grand" – NDPP], ou sa communication média qui nous façonne, nous sommes devenus nous-mêmes les acteurs d'un système que nous activons de l'intérieur, et dans lequel nous nous laissons enfermer progressivement. »

Une GST n'a donc plus grand chose de commun avec une entreprise au sens classique du mot. [D'où le ridicule de ceux qui nient cette différence au nom d'une "théorie entrepreneuriale" datant de leur grand-père – NDPP]. Et « si la nature des GST a changé, la discours éthique de l'Eglise sur l'entreprise [*] ne peut plus s'appliquer à ces nouvelles entités ». Une nouvelle évaluation éthique est alors « nécessaire, et même urgente »....

 

[*] L'Eglise fixe à l'entreprise trois normes : être une « communauté de personnes », un « lieu de création », un « lieu de rencontre du capital et du travail ». Ces trois angles sont visiblement inapplicables aux GST.

 

*

 

> Au chapitre I de sa thèse, le P. de Varax a rappelé les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l'Eglise sur l'entreprise et ses finalités. Au chapitre II, il étudie la nature des Grandes Sociétés Transnationales et fait leur « analyse descriptive » :

 

1. Leurs ressources : capital financier, ressources naturelles et matières premières, moyens de production, savoir-recherche-technologie, capitaux de marché...

2. Leur économie : concentration de la production mondiale [*], prise de contrôle des sous-traitants, mise en concurrence des travailleurs à l'échelle mondiale, délocalisation des unités de production, prise de contrôle des marchés les plus rentables, mise en marché de « produits système » standardisés, absorption du commerce mondial des marchandises, prise de contrôle du domaine des services, prise de contrôle du consommateur par le ciblage individuel de masse... « Pour les GST, la production de biens ou de services ne constitue pas une finalité en soi. Elle n'est qu'un moyen pour optimiser la rentabilité financière, et donc le cours de leur action en Bourse. C'est la raison pour laquelle la GST ne se sent plus liée à un métier. Elle peut en effet au cours du temps changer de centre d'intérêts, en déplaçant ses capitaux vers de nouvelles activités plus rentables... Pour les GST, les travailleurs ne sont que des moyens au service du bon fonctionnement du système. Peu importe leur culture, leur nationalité, leurs limites personnelles, ils sauvent leur emploi tant qu'ils sont compétitifs. Le travailleur n'est plus qu'un fournisseur de services, la GST en dispose. Pour les GST, enfin, le consommateur n'est à lui seul qu'un micro-marché... Grâce aux sollicitations marketing et médiatiques, aux créations de ''nouveaux besoins'', aux nombreux services proposés, le client est conditionné, puis ''fidélisé'' à la GST sans qu'il s'en aperçoive. Le consommateur est instrumentalisé... »

3. Le politique : les GST se libèrent des contraintes juridiques, influencent les législations nationales, contournent les obligations fiscales des Etats [ici le leitmotiv de la droite libérale contre "l'oppression fiscale" est obsolète et inapproprié - NDPP], elles réduisent l'Etat à un fournisseur de services cherchant à leur offrir toujours plus de privilèges... [Ce que les gouvernants déguisent en "compétitivité" : mais "depuis vingt ans, les Etats font face à des GST moins désireuses d'investir que de s'engager dans la finance et de spéculer", note l'auteur]. « Pour W. Andreff, tant que séduire les multinationales étrangères sera sa priorité, l'Etat 'mondialisateur' continuera à faciliter la mondialisation de l'économie et s'adaptera en retour en étant plus 'mondialisateur'... ». Plus riches que les Etats, les GST dissolvent leur souveraineté, désarment les institutions internationales et « déséquilibrent dangereusement l'économie mondiale ».

4. Le social et le culturel : les GST masquent ce processus derrière des affichages « caritatifs » (Bill Gates) qui ne changent rien aux vices du système économique actuel.

 

[*] L'auteur règle son compte au mythe du libre-échange : « Cette notion n'étant pas clairement définie, elle ouvre les portes à beaucoup d'abus quand les partenaires sont de puissance trop inégale. L'exemple du "libre-échange" Etats-Unis-Mexique en est une bien triste illustration. Neuf ans après l'entrée en vigueur de l'Accord ALENA, le bilan est sans appel : désormais 74 % des importations du Mexique proviennent des Etats-Unis, et 89 % de ses exportations vont vers ce pays. Ces dernières sont le fait de quelques 300 entreprises, en majorité filiales de multinationales américaines... 28 000 PME mexicaines ont fait faillite. Au cours de la seule année 2000, 200 000 emplois mexicains ont disparu. Au premier rang des perdants, les agriculteurs mexicains... »

 

Le P. de Varax conclut sur le « changement de nature » de la Grande Société Transnationale. Celle-ci est devenue autre chose qu'une entreprise selon la définition de la doctrine sociale de l'Eglise : la GST a changé de finalités, elle n'est plus une communauté de personnes, elle asservit les consommateurs, elle se sert des pouvoirs publics. « Quand le système de la GST se referme sur l'homme », la personne et sa famille deviennent « un simple maillon, un activateur du système sans la savoir... Ne sommes-nous pas confrontés à un système économique en voie de déshumanisation totale ? »

 

 *

  

> Chapitre III : « évaluation éthique des GST ». L'auteur relativise la pertinence de la Business Ethic, réduite à une vision individualiste étrangère à la pensée du bien commun (et à toute pensée religieuse) : mais non étrangère à une stratégie « de discours et d'habillage », « comme le montre la naissance suspecte d'instituts d'éthique, ou la multiplication, dans les entreprises, de chartes éthiques, certaines n'ayant d'autre but que de redorer le blason des entreprises dont la réputation et la crédibilité morale ont été sérieusement atteintes ». Puis il pointe les positions en présence, dans le débat sur les finalités de l'économie :

 

- Les libéraux diluent l'idée de bien commun dans celle de libre concurrence [l'auteur cite ici deux libéraux, économistes dits "catholiques" bien qu'ils contredisent paisiblement la doctrine sociale de l'Eglise]. Ils affirment que le monde économique se suffit à lui-même et que « personne ne se tourne vers l'Etat comme seul porteur du bien commun ». [NDPP – La thèse Varax a été soutenue en 2004 : son enquête est donc antérieure à la crise mondiale actuelle et au réveil d'une partie de l'opinion].

- Les « partisans d'une économie régulée par le politique » rejoignent par là la pensée catholique. [L'auteur cite : a) Pie XII, b) le Catéchisme de l'Eglise catholique, c) Jean-Paul II (qui attaque le libéralisme en ces termes : « ce système, faisant référence à une conception économique de l'homme, considère le profit et les lois du marché comme des paramètres absolus, au détriment de la dignité et du respect de la personne et du peuple. Il a parfois évolué vers une justification idéologique de certaines attitudes dans le domaine social et politique qui provoquent l'exclusion des plus faibles. En réalité les pauvres sont toujours plus nombreux, victimes de politiques déterminées et de structures souvent injustes. » (Ecclesia in America, 1999). Je souligne que Benoît XVI et le pape François insistent eux aussi sur l'urgence d'un retour du politique dans le contrôle de l'économie. (C'est pour la honte des libéraux catholiques français ressassant que « l'adversaire c'est l'Etat » - comme s'ils n'entendaient pas ce que dit Rome...  Mystérieuse surdité.]

 

- Evaluation éthique des GST selon "quatre niveaux" :

1. Ressources et capitaux : l'Eglise a toujours mis en garde contre la concentration des capitaux entre les mains d'un petit nombre. Mais dans le cas des GST, est également impliquée la responsabilité des actionnaires institutionnels et de millions d'actionnaires individuels, inconstants et irresponsables. Citant Jean-Paul II et la nécessité de « régir les ressources selon une intention morale » (encyclique Sollicitudo Rei Socialis), l'auteur propose « de confier à une institution internationale le pouvoir de réguler ce phénomène de concentration des capitaux boursiers, pour éviter que l'homme ne devienne esclave d'un système » . Objectifs d'une telle régulation : a) bloquer la financiarisation de l'économie et « redonner au capital sa finalité sociale » ; b) « former les consciences des actionnaires spéculateurs » [mais cette belle idée se heurte à la nature même de la spéculation, comme le souligne lucidement l'auteur – NDPP; c) assurer une juste distribution des ressources naturelles, selon la directive du concile Vatican II (Gaudium et Spes) renforcée par l'urgence venant de « l'épuisement progressif des ressources naturelles non renouvelables », que dénonçait Jean-Paul II [et que dénoncent Benoît XVI et François] ; d) mettre la recherche au service du bien commun [alors que la science dégénère en technologies commerciales et en privatisation du vivant, sous l'emprise des GST] ; e) garantir un partage universel du savoir humain, face à l'invasion des brevets privés ; f) créer des médias indépendants au service du bien commun, pour contrebalancer le détournement massif de la sphère médiatique par « le mercantile et l'idéologique »... [Ce qui revient à poser le problème de la nature d'entreprises de presse vassales de la pub, centre nerveux du business et liée (par conséquent) à son idéologie libérale-libertaire : cf Goldman-Sachs, Monsanto, etc].

2. Economie : rappelant le cadre conceptuel apporté par le catholicisme à l'économie (« d'abord ordonnée au service des personnes, de l'homme tout entier et de toute la communauté humaine »), l'auteur souligne que :

- l'asservissement des sous-traitants par les GST s'oppose à la justice distributive, dégrade les conditions de travail, crée un climat d'insécurité, ravale les sous-traitants au rôle de simples exécutants (ce qui bafoue le principe de subsidiarité), et rachète des appareils de production concurrents pour assurer des monopoles : pratique condamnée par l'Eglise... (Jean-Paul II,  Laborem exercens : « la propriété des moyens de production devient illégitime quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d'ensemble du travail et de la richesse sociale, mais de leur limitation, de l'exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail ») ;

- la mise en concurrence des travailleurs à l'échelle mondiale par les GST entraîne (à côté de certains gains en termes d'emplois pour les pays en voie de développement) : a)  la dégradation des conditions de travail et des avantages sociaux, b) l'élargissement « inexorable » du fossé entre riches et pauvres, c) la précarité, d) les migrations intérieures et internationales, e) le nombre des marginaux et des exclus ;

- le travail déshumanisé est réduit à un moyen de production comme un autre : amputé de sa dimension humaine et spirituelle, devenu objet de concurrence entre les hommes, il ne construit pas une communauté humaine mais il la dégrade, engendrant individualisme, anonymat, déresponsabilisation, déspiritualisation et matérialisme. Le travail devient ainsi aliénant.  « L'homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits », écrit Jean-Paul II dans Centesimus Annus. Mais nous devons réfléchir au fait que nous-mêmes, par notre propre comportement de consommateurs, nous nous rendons complices du système. Notre responsabilité morale est engagée...

- L'Eglise rappelle l'urgence de « redonner la priorité au travail sur le capital », ce dernier devant être «l'instrument » et non le maître. [Cette position de l'Eglise est regardée avec mépris par les libéraux assumés, et passée sous silence par les libéraux catholiques – NDPP]. L'Eglise (Gaudium et Spes) dénonce les inégalités économiques et sociales qui « font scandale » [Les inégalités de revenus en 2013 atteignent à un paroxysme économiquement injustifiable, historiquement inégalé, et dont le moteur réside dans les GST...  On peut donc dire que l'Eglise propose une vision de l'économie incompatible avec le système actuel].

3. Politique. À partir des nombreuses prises de positions du Saint-Siège, le P. de Varax indique les grandes lignes de ce que propose l'Eglise catholique :

a) imposer aux GST un cadre juridique international opérationnel, sachant que « la capacité des GST de détourner ou faire modifier les législations nationales (et même internationales) à leur avantage, c'est-à-dire de contourner le pouvoir politique en général, constitue sans nul doute le problème éthique le plus important ». [Rappelons la célèbre fureur d'un idéologue libéral de droite, lorsque Benoît XVI en 2009 (Caritas in Veritate) a proposé ce gouvernement politique mondial de l'économie ! « Non possumus », s'écria le libéral au micro d'une radio...].

b) imposer une juste contribution fiscale à l'échelle internationale. L'esquive fiscale des GST bafoue la justice sociale  [*]  et le principe de solidarité [qui fait partie de la doctrine sociale de l'Eglise, même si ça déplaît aux catholiques libéraux – NDPP]. Se rendre apatride n'exonère pas une GST vis-à-vis de la communauté universelle : la solidarité avec l'humanité est «  un devoir » (Paul VI, encyclique Populorum Progressio)... En théologie morale, les détournements fiscaux des GST, la machinerie du profit et du pouvoir sont des « structures de péché » dénoncées par Jean-Paul II dans l'encyclique Sollicitudo Rei Socialis.

c) rappeler la finalité sociale des biens privés. L'Eglise catholique a toujours défendu le droit de propriété privée, mais dans une perspective sociale liée au principe premier de « destination universelle des biens ». Les biens que je possède sont des instruments permettant de manifester mon amour envers autrui, explique le P. de Varax : si je m'approprie des biens par égocentrisme et lucre, je suis en opposition avec le catholicisme ! [Le cri du néolibéralisme est « greed is good » ; l'Eglise répond « greed is evil » et complète cette attaque morale avec la théologie sociétale des « structures de péché ».]

d) préserver la destination universelle des biens publics. L'auteur est très net : alors que l'Etat se soumet aux GST et privatise ses services publics, les GST détournent à des fins mercantiles les domaines réservés de l'Etat : gestion de l'eau, santé, recherche, défense... « Quand les GST se mettent ainsi à ''marchandiser'' des biens publics, elles en privent ceux qui n'ont pas les moyens financiers d'y accéder. » Or « la défense de ces biens publics relève, selon l'Eglise, de l'autorité publique ».

e) préserver la souveraineté des Etats face aux GST. Jean-Paul II souligne (Centesimus Annus) que  le devoir essentiel de l'Etat dans le secteur économique est d'assurer non seulement les garanties des libertés individuelles et de la propriété (domaine où les GST cherchent à s'élargir constamment), mais aussi d'avoir des services publics efficaces... D'autre part, la dépendance des pouvoirs politiques nationaux envers les GST ne cesse de s'alourdir : « plus les GST se tournent vers la finance et la spéculation et se désengagent des investissements », plus s'aggrave « la concurrence entre les Etats pour attirer les IDE (Investissements Directs Etranger). La compétition ne s'exerce plus entre des économies nationales mais entre des pays ''fournisseurs'' de services à la recherche de GST prêtes à investir. » Il faut s'inquiéter de ce transfert de pouvoirs qui menace les grands équilibres de notre société...

__________

 [*] La justice sociale  a pour fonction « d'imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun », et nul n'a « le droit de s'y soustraire ». (Pie XI, encyclique Divini Redemptoris).

 

> Chapitre IV : « Pour une action catholique ''globale'' »... Après ce tour d'horizon (dont je n'ai donné qu'un bref aperçu), l'auteur interroge : « Face à un tel phénomène, comment agir dans notre vie de tous les jours pour rester en accord avec notre foi ? » Question difficile, que trop de catholiques refusent de se poser... Le P. de Varax ouvre  alors « quelques pistes de réflexion qui pourraient servir à la construction d'une action catholique ''globale'', c'est-à-dire à l'échelle universelle, pour résoudre les problèmes spécifiques des GST que nous venons de décrire » :

1. Attitude générale du chrétien. Il a « le devoir d'agir » sans invoquer le faux-fuyant classique : «depuis le début de l'industrialisation, certains se sont opposés, et s'opposent encore aujourd'hui, à l'intervention de l'Eglise dans les domaines sociaux, politiques ou économiques. L'Eglise a toujours combattu cette application de la doctrine libérale qui isolait l'activité économique du champ de la moralité... » La pratique de la charité, souligne le P. de Varax, « demande d'entreprendre dans le domaine social toute action visant à modifier les structures d'oppression ».  [C'est ce que prescrit le cardinal Ratzinger dans son Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986 - NDPP].

2. cellules de solidarité : Devant la soumission des Etats aux GST, les chrétiens, ne pouvant par eux-mêmes « changer l'ensemble du système », peuvent au moins contribuer à « créer des cellules de solidarité à la base pour remédier à la pauvreté provoquée par le système, les relier entre elles en réseaux, et diriger ceux-ci vers la correction des structures de péché » (Joseph Joblin, intervention à la Fédération mondiale des travailleurs de l'agriculture, 2001) ; et cela en collaboration avec les non-catholiques et tous les hommes de bonne volonté.

3. liberté chrétienne : « Le mal s'accroît et a des effets dévastateurs sur les consciences désorientées, qui ne sont pas en mesure de le discerner... » (Jean-Paul II, Sollicitudo). Pour agir face à un phénomène aussi manipulateur que les GST, la personne doit commencer par trouver sa liberté intérieure : face au consumérisme, à l'argent, au désir de pouvoir...

4. agir pour rester libre : « Le système économique actuel, et plus particulièrement à travers l'action des GST, s'attaque progressivement à cette liberté de l'homme, et ce, le plus souvent, avec notre propre complicité. Nous pouvons mesurer l'ampleur de ce phénomène quand il s'agit par exemple, pour les chrétiens que nous sommes, de mettre en pratique dans notre vie professionnelle, l'enseignement social de l'Eglise... Dans le domaine des GST, les hommes sont pris dans des filets qui ne leur laissent qu'une liberté limitée quand ils veulent agir chrétiennement. »

5. Etapes préparatoires :

- prendre conscience. Face aux GST nous avons tous une responsabilité morale, qu'il nous faut découvrir à tous niveaux : en tant que  gérants de nos biens (actionnaires par exemple) ; que producteurs-consommateurs (quels sont nos mobiles  et nos dépendances ?) ; que citoyens d'un pays (passifs ou responsables ?) ; qu'acteurs socio-culturels (que faisons-nous pour témoigner de notre patrimoine face à l'uniformisation marchande ?)  ; et que créatures croyantes... [agissons-nous pour protéger la création que nous a confiée le Créateur ?].

- les catholiques peuvent-ils changer le cours des choses ? « Ils ont une formidable capacité individuelle et collective s'ils unissent leurs efforts » … et s'ils prennent conscience du problème ! [au lieu de se laisser duper par les libéraux, ou de retarder de quarante ans en voulant "effacer 1968" (sic) avec des officines de droite]. Il s'agit d'opposer l'universalisme chrétien de la Pentecôte (qui sauvegarde toutes les diversités) à l'uniformisation totalitaire de la Tour de Babel (métaphore biblique de la globalisation). « La globalisation du marché financier relève assez du concept de Babel : il en va de même du primat absolu de l'économie. A l'inverse, la diffusion des communications permet une meilleure expression des sujets, donc relève davantage du concept de la Pentecôte », estimait la commission Justice et Paix / France en 1999.

- se regrouper à l'échelle planétaire : le changement ne sera opérant que si les catholiques « se groupent pour agir » : réseaux d'investisseurs, syndicats professionnels, associations de consommateurs, associations culturelles, internationale politique... Et notamment : « une sorte d'observatoire international qui réunisse des chrétiens et des hommes de bonne volonté, tous professionnels, spécialisés dans les domaines de l'économie, du financier, de la sociologie, du politique, de la philosophie, du religieux. Cet observatoire aurait pour mission d'étudier précisément l'évolution du phénomène des GST, et de donner des recommandations concrètes au service du bien commun... »

Fin du résumé de la thèse du P. de Varax.

 

Cette thèse fut écrite en 2004 : donc avant la crise de 2008-2009 (qui demain sera suivie d'autres convulsions, de plus en plus graves). Ces crises sont le symptôme de l'artificialité du système. Elles atteindront un seuil au delà duquel les peuples, traumatisés, sentiront l'urgence de réinventer le politique – seul en mesure de mettre l'argent à la raison... Se préparer à ce seuil, et de façon internationale, est compatible avec la "stratégie du colibri" défendue par une partie des décroissants et (d'une certaine façon) par le P. de Varax dans sa conclusion sur les chances du changement. D'autre part, cette stratégie converge avec le voeu des homines bonae voluntatis qui invitent à des "mini-révolutions de proximité", et qui appellent tous les adversaires du système, chrétiens ou non, à ce minimum de cohérence : essayer de vivre leur idéal ici et maintenant en ne lâchant plus rien à Mammon.

 

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Commentaires

UN MONDE BABELIEN

> Le monde des GST est d'autant plus babélien que la Tour s'édifie avec des briques, donc par une activité économique devenue folle par le projet qu'elle sert (la Tour), d'autant que si je me souviens bien, un midrash, dans la tradition juive, nous fait le récit d'une construction de la Tour qui devient si démesurée, qu'il faut un an pour porter les nouvelles briques de la base au sommet. Et le midrash précise aussi que cette folie bâtisseuse occupe désormais la vie des constructeurs toute entière et fait disparaître le reste, les travailleurs qui tombent des échafaudages sont abandonnés à leur sort, les bâtisseurs sont totalement fixés sur l'avancée des travaux. Une belle métaphore de ce qui se passe aujourd'hui avec les GST. Et on peut rapprocher cette hybris de l'épisode des Hébreux réduits à faire des briques en Egypte, c'est donc bien un esclavage! Quant au côté consommation de cette Bête, un numéro du Canard Enchaîné rapporte qu'une entreprise française de production de fleurs, a voulu entrer dans le monde des GST au début des années 2000, elle a voulu fournir des fleurs en toute saison, y compris en hiver (démesure, démesure!). Elle a investi dans des cultures de roses dans un pays africain, je ne sais plus lequel,en pompant l'eau d'un lac pour les irriguer, lac dont le niveau baisse drastiquement depuis.

Or cette structure de péché ne tiendrait pas s'il n'y avait pas des imbéciles en Occident pour acheter des roses en janvier ! Crions sur tous les toits, mais n'achetons pas de roses en hiver! Tant pis pour la femme que l'on veut séduire : qu'on explique l'absence de fleur si on est en janvier ou février. Après tout les fleurs s'apprécient le mieux dans leur saison, comme les fruits. Et que le comportement responsable devienne un critère pour trouver l'âme sœur!

AM




[ PP à AM :

D'accord avec vous sur tout cela.
Les gloses rabbiniques sur le chantier de la Tour de Babel :
- "Si quelqu'un tombait et mourait, on ne lui prêtait aucune attention" ('Pirqé de-rabbi Eliezer', section 1, IXe siècle.
- "Quand une brique tombait, tout le monde était très affligé" (rabbi Jacob ben Isaac Achkenazi de Janow, 'Commentaires sur la Torah', XVIIe siècle).

réponse au commentaire

Écrit par : Aurélien Million / | 17/08/2013

tTRAITEMENT

Diagnostic remarquable.
Pour le traitement: perplexité.
"préserver la souveraineté des Etats face aux GST" oui, bien sûr.
"imposer aux GST un cadre juridique international". Ambigu ou au moins insuffisant. Il est bien dommage que ne soit pas évoqué le nécessaire dynamitage des institutions internationales qui favorisent la mondialisation économique et dont le rôle est dénoncé au début. Car les gens étant ce qu'ils sont, il est dans la dynamique naturelle d'une organisation internationale de... libérer les échanges internationaux, à une exception près, si cette organisation est une police. Alors il faut dire qu'il est indispensable de balayer tout le reste, OMC en tête.
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Écrit par : Pierre Huet / | 17/08/2013

L'AUTEUR

> Merci de me faire connaître ce document "romain" passionnant. Son auteur est actuellement curé de paroisse dans le diocèse de Belley-Ars.
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Écrit par : Sophie Demanset / | 18/08/2013

CA CHANGE TOUT

> En effet, la mondialisation change tout. Les vieux arguments "nationaux libéraux" ne valent plus un clou, l'ultralibéralisme dérégulé a rendu l'argent fou et seul maître à bord. Le casino mondial tue l'économie réelle. Ceux qui ne voient pas ça ne savent pas ce que c'est que de faire vivre une entreprise.
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Écrit par : Johan Winart / | 18/08/2013

BIEN COMMUN ?

> Bien commun: tout le monde est d'accord, mais de nos jours, quel bien et commun à qui?
Nous sommes habitués à ce que la notion de bien commun soit la finalité à laquelle doit se référer l'action politique. Son contenu nous paraît évident tant que nous partageons la même conception de la communauté ou des communautés dans lesquelles nous vivons.

Illusion. La mondialisation met en contact des aires de civilisation différentes contact direct par les grands médias et non plus par le filtre critique d'une élite, et même elle les fait s'interpénétrer par les flux migratoires. Ainsi se trouvent juxtaposées des notions complètement différentes de la communauté. Ce n'est pas parce que nous utilisons les mêmes machines pour produire, transporter ou tuer que nous avons les mêmes buts, la même morale. Nous faisons souvent l'erreur de perspective de croire qu'un pays s'occidentalise parce qu'il se modernise.

Quelle communauté? Exemple extrême mais bien réel, choisi à dessin. Un responsable politique européen doit, en principe, servir son pays. La communauté, c'est d'abord la patrie. A seulement six heures d'avion d'ici, pour encore beaucoup de dirigeants africains, la communauté, c'est l'empilement de sa famille étendue, de son village, de son ethnie. Il est soumis à une demande d'avantages matériels, prébendes et pistons de toutes sortes, et aussi des pressions pour avoir un train de vie qui fasse honneur à ladite communauté, bref toutes sollicitations qu'il ne peut satisfaire que par ce que nous appelons de la corruption. Et ce n'est pas vrai que pour des dirigeants politiques, cette mentalité se trouve aussi dans l'Eglise, ce qui est à l'origine d'une partie des nombreuses dépositions d'évêques auxquelles s'est résolu Benoît XVI.

Quel bien? Souvent liée aux comportements évoquées ci dessus, on va rencontrer une mentalité selon laquelle la communauté écrase scandaleusement (pour nous) les personnes: filles envoyées se prostituer pour payer les études d'un fils brillant, fils fortement poussés à émigrer pour améliorer la vie des autres, consensus national oppressant.

Quelle communauté à nouveau? L'action des GST ne se limite pas à l'économique, ce qui est dit, mais brièvement, dans l'introduction. Quand vous travaillez dans une multinationale, il vous arrive de téléphoner souvent, parfois quotidiennement, à des collègues d'autres pays avec qui vous devenez familier et échangez des nouvelles personnelles plus souvent qu'avec votre voisin de rue ou bien des personnes de votre familles. Vos collègues vous deviennent plus familiers que vos compatriotes. Et puis, partager le même gagne-pain avec les mêmes difficultés, cela aussi crée des liens. Et une réussite du "groupe Untel" crée aussi une certaine fierté commune et tout cela ce traduit par une certaine allégeance temporaire. Les multinationales peuvent donc se comparer à certaines grandes féodalités dont les intérêts franchissaient les frontières, la plus caractéristique étant les ducs de Bourgogne, à califourchon sur Royaume et Empire.

Comment s'étonner que la tentation du relativisme grandisse démesurément et que le politique s'affaiblisse?
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Écrit par : Pierre Huet / | 22/08/2013

TONI NEGRI ET JEAN PAUL II

> Dans un texte de 1991, Antonio Negri a proposé une lecture anticapitaliste de l’encyclique Centesimus Annus, dans laquelle il voit « un document politique, au sens strict du terme. », tirant les conséquences de du mouvement communiste mondial, et s’efforçant de « donner un sens et une direction à la spontanéité de la lutte (des classes) ». L’idée de devoir s’en remettre au « grand sorcier » comme il l’appelle, n’est pas sans effrayer Negri.

« On en reste abasourdi ; comment est-ce possible ? pourquoi le seul champion prêt à arracher à la boue du Waterloo le drapeau du mouvement ouvrier est-il le pape ? Comment est-il possible que seul un pape comprenne et défende mieux que n’importe quel syndicaliste le concept de la nature intellectuelle et coopérative de la nouvelle force de travail productive – car même s’il y a eu défaite, les processus de restructuration en acte sont gigantesques ? Comment est-il possible que, dans un climat de conformisme généralisé, seul un pape dresse contre le capitalisme un réquisitoire qui reste lourd en dépit de toutes les précautions utilisées, alors qu’aucun social-démocrate (pourtant éduqué dans l’esprit des Lumières de l’autre 89) n’ose plus désormais dénoncer l’exploitation ? et que seul un pape incite à s’organiser de manière alternative contre l’aliénation et l’exploitation ? Comment est-il possible que la sauvagerie de notre temps soit devenue telle qu’un sorcier dise plus de vérités que ceux qui se prétendent savants ? » (NEGRI Antonio, « La cinquième Internationale de Jean-Paul II », Inventer le commun des hommes, Paris, Ed. Bayard, 2010, p. 91)

Écrit par : Blaise / | 13/03/2014

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