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12/02/2013

Aux sources de la joie véritable

benoit xvi

Article de Kephas au moment de l'élection de Benoît XVI :

 


 

« L’élément fondamental du christianisme est la joie. Non pas la joie au sens d’un amusement vulgaire, qui peut avoir lieu sur un arrière-plan de désespoir. Nous savons bien que le divertissement est souvent le masque du désespoir. Mais je parle de la joie véritable. Une joie qui subsiste même si l’existence est difficile, et qui rend alors vivante cette existence. L’histoire de Jésus-Christ commence, selon l’Evangile, avec cet ange qui dit à Marie : Réjouis-toi ! »1

Au moment d’entrer dans la Chapelle Sixtine, le Doyen du Sacré Collège concluait l’homélie de la messe pro eligendo Pontifice par cet envoi aux allures de programme : « En cette heure, prions surtout avec insistance le Seigneur, pour qu'après le grand don du Pape Jean-Paul II, il nous donne à nouveau un pasteur selon son coeur, un pasteur qui nous guide à la connaissance du Christ, à son amour, à la vraie joie. »

Au moment d’entrer dans la Chapelle Sixtine, le Doyen du Sacré Collège concluait l’homélie de la messe pro eligendo Pontifice par cet envoi aux allures de programme : « En cette heure, prions surtout avec insistance le Seigneur, pour qu'après le grand don du Pape Jean-Paul II, il nous donne à nouveau un pasteur selon son coeur, un pasteur qui nous guide à la connaissance du Christ, à son amour, à la vraie joie. »

Le docteur de la foi serait-il l’apôtre de la joie ? Oui sans doute, et avec la même constance. Ce que le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi affirmait dans un entretien à bâtons rompus, le théologien dont le sens pédagogique fait un catéchiste si lumineux le notait déjà : « L’histoire du christianisme commence par le mot khairé, réjouis-toi – c’est le mot par lequel, selon Luc, l’Ange commence l’annonce à Marie de la naissance de Jésus (Lc 1, 28). Ce mot, qui ouvre l’histoire de Jésus et donc celle du christianisme, signifie ce que le christianisme est selon son essence pour Luc (ce qui contient tout un programme). »2 Et qui n’est pas peut dire, en effet. L’Eglise, qui est « Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué », la vie chrétienne – qui est celle du Christ dans une âme - commencent d’être avec le oui de Marie, et ce oui est un acquiescement à une annonce de joie.

 

Saint Augustin et le désir de Dieu

Foi, vérité et joie, voici le triptyque que saint Augustin résumait dans cette formule qui semble si bien décrire la physionomie spirituelle et humaine de Joseph Ratzinger : Gaudium de veritate, « la vie heureuse, c’est la joie de la vérité. »3 Mais plus précisément : « C’est la joie en vous, qui êtes la vérité, ô Dieu ! ma lumière, mon salut, mon Dieu. » Et ceci, que nous retrouverons perpétuellement en filigrane dans les enseignements ou les écrits de Benoît XVI : « Cette joie, c’est vous. Et voilà la vie heureuse : se réjouir en vous, de vous et pour vous ; la voilà, il n’en est point d’autre. La placer ailleurs, c’est poursuivre une autre joie que la véritable, et cependant, la volonté qui s’en éloigne s’attache encore à son image. »4 La certitude de l’homme de prière ou du théologien devient celle du pasteur d’âmes, qui sait ce qu’il y a dans le cœur de l’homme : « Nous voulons tous cette vie bienheureuse ; nous voulons tous cette vie, seule bienheureuse ; nous voulons tous la joie de la vérité. » Bergson le remarquait à sa manière : « Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. »5 Pour autant, saint Augustin n’ignore pas le poids de ces « vanités qui créent plus de misères » aux hommes que le « faible souvenir de la vérité ne leur laisse de bonheur », au point que « tous les hommes ne veulent donc pas être heureux, car il en est qui, refusant de se réjouir en vous, seule vie bienheureuse, refusent ainsi la félicité. »

A l’instar de saint Augustin, Joseph Ratzinger, convaincu que « si la joie se perd, le monde n’en deviendra pas meilleur »,6 veut annoncer au plus grand nombre la Bonne nouvelle par excellence : c’est dans la joie de la foi que se trouve la joie véritable. Reste à en dessiner les contours, à en percer les secrets.

 

La joie de la foi

Le passage qui suit semble difficilement conciliable avec l’image factice d’un doctrinaire engoncé dans ses courtes certitudes qui en avait fourvoyés beaucoup. Il est même, y compris dans les détails, d’un réalisme pastoral à la fois vigoureux et lucide, bienveillant et magnanime.

« Que le mot Evangile signifie « joyeux message », tout le monde le sait, c’est un des quelques restes que la mémoire a gardé du catéchisme ou de tel ou tel sermon. Mais le plus souvent nous comparons avec mélancolie, ou même avec amertume, cette étiquette engageante avec notre propre expérience chrétienne effective et avec l’impression que donnent les chrétiens : le manque de joie, la tendance au scrupule, l’étroitesse spirituelle qui nous apparaissent comme la plus forte réfutation du christianisme. Le sentiment que le christianisme est opposé à la joie, une impression de tourment et de malaise, est certainement une cause bien plus importante de la désertion des églises que tous les problèmes théoriques que peut poser la foi aujourd’hui. Friedrich Nietzsche a donné une expression des plus vivante et des plus impressionnante à ce tourbillon de sentiments défavorables : Il faudrait qu’ils aient l’air plus sauvés. »7

Conscient des dangers et des déviations engendrés notamment au XIXe siècle par une « pédagogie tracassière dans laquelle les quatrième et sixième commandements absorbaient l’homme tout entier »,8 Joseph Ratzinger remarque que ces deux commandements, pas plus que les huit autres, n’encombrent aujourd’hui exagérément les esprits et qu’« un regard sur les illustrés d’un kiosque suffit pour voir que l’humanité s’est totalement libérée de ce que les Français appelaient la « maladie catholique ». A-t-elle pour autant trouvé la santé ? Est-elle devenue libre ? »9 Ainsi, « discipline et indiscipline des mœurs semblent l’une et l’autre rendre l’homme esclave, sans joie et vide. »

Le remède ? Encore et toujours, revenir aux sources de la vraie joie, donc à l’Evangile, mais en le prenant dans sa plénitude de sens.

« Le mot Evangelium signifie joyeux message, disions-nous. Mais dans son sens originel cela n’a pas la résonance gentille et inoffensive que nous percevons quand on le traduit de façon plus simple mais par conséquent plus pauvre par « bonne nouvelle » [ce qui, du point de vue de l’usage liturgique, peut être noté]. Le mot, au temps de Jésus, avait un usage surtout dans la langue de la théologie politique d’alors : les décrets de l’Empereur, tout ce qui venait de l’Empereur était désigné comme Evangelium, même quand, pour ceux qui étaient immédiatement concernés, ce n’était pas une nouvelle si joyeuse. Evangelium signifie ainsi : message de l’Empereur ; le mot évoque donc quelque chose de majestueux, ce n’est pas du sentimentalisme à bon marché. […] Le message de Jésus est évangile non parce que d’emblée il nous plaît sans restriction ou parce qu’il est commode et réjouissant, mais parce qu’il vient de Celui qui possède la clé de la vraie joie. »10

Il est vrai que cette Bonne nouvelle, si nous en prenons connaissance avec un peu d’attention, ne manque pas de relief, témoins, cueillies au hasard, ces fleurs évangéliques : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des cieux ! » (Mt 23, 13), et la suite, qui culmine dans cette apostrophe : « Serpents, engeance de vipères ! Comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne ? » (Mt 23, 33) Ou à propos de la pierre d’angle rejetée par les bâtisseurs : « Celui qui tombera sur cette pierre s’y fracassera et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » (Mt 21, 44) Sur celui qui se rend coupable du scandale des petits : « Mieux vaudrait pour lui se voir passer autour du cou une pierre à moudre et être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits. » (Lc 17, 2) Et le fameux : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la sauvegardera. » (Lc 17, 33) Toute cette Bonne nouvelle, on le sait, culmine dans le mystère pascal, le passage du Fils de l’Homme dans l’horreur de la Passion et de la Croix qui nous achemine vers la lumière du matin de Pâques.

La joie évangélique ne peut donc exister sans l’acceptation consciente de la croix que comporte l’acte de foi ; plus encore, c’est la croix elle-même qui est la porte d’accès à la véritable joie :

« La croix est l’approbation de notre existence, non pas en paroles mais dans un acte si totalement radical qu’il pousse Dieu à devenir chair et prend possession de cette chair en la déchirant, qu’aux yeux de Dieu il vaut la peine que meure son Fils devenu homme. Celui qui est aimé à ce point que l’autre identifie sa propre vie à l’amour et qu’il n’est plus capable de vivre sans cet amour, celui qui est aimé jusqu’à la mort – celui-là se sait véritablement aimé. Mais si Dieu nous aime tant, alors nous sommes véritablement aimés. Alors l’amour est vérité et la vérité est amour. Alors cela vaut la peine de vivre. Mais justement l’Evangile, c’est cela même. Par conséquent c’est au titre même du message de la croix que l’Evangile est un joyeux message pour celui qui croit ; l’unique joyeux message qui seul enlève aux autres joies leur ambiguïté et les rend capables de réjouir vraiment. Le christianisme est dans son fond la plus intime source de joie, capacité de joie – le khairé, « réjouis-toi » par lequel il commence, exprime parfaitement sa nature. »11

Parce qu’elle suit la foi, la joie chrétienne porte ses racines bien au-delà des artifices et des faux-semblants : « L’Eglise n’est pas un club de gais lurons dont la valeur dépend de la réussite de ses activités humoristiques. […] La force du message chrétien au contraire lui vient de plus profond. […] La joie de l’Evangile touche aux racines de notre être et montre sa force spécialement en ce qu’elle nous porte quand tout le reste n’est plus pour nous que ténèbres. »12

Faudrait-il donc prendre pour argent comptant l’avertissement du philosophe Sénèque : « Crois-moi, la véritable joie est chose sévère »13 ? Ou préfèrera-t-on ici Bergson : « La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. »14 Non sûrement, le chrétien n’est pas stoïcien. Non toujours, la joie ne se réduit pas au plaisir ou à la satisfaction personnelle. Mais s’il est vrai que la véritable joie suppose une victoire, celle-ci, pour un chrétien, n’a pas de sens en-dehors de la victoire du Christ sur la mort du péché : « La fête de l’Assomption est un jour de joie. Dieu a vaincu. L’amour a vaincu. La vie a vaincu. On a vu que l’amour est plus fort que la mort. Que Dieu possède la véritable force et que sa force est bonté et amour. »15 La joie suit la foi, et la foi vive. Elle va trouver son expression la plus achevée dans la célébration de la foi, ce qu’on appelle la liturgie, qu’Alcuin nommait « la joie de Dieu ».

 

La joie eucharistique, source et sommet de la vie chrétienne

On pourrait en effet parcourir tout le temps liturgique et y reconnaître comme une symphonie de la joie, où tous les modes, toutes les tonalités, tous les instruments concourent vers une joie ultime, plénière, achevée. Il y a la joie discrète, humble et intérieure du temps de l’Avent, celle, plus saisie par l’émerveillement et l’action de grâces, de Noël et de l’Epiphanie, la joie forte, virile et vraie du Carême, la joie triomphale et éclatante de la résurrection, la joie missionnaire et expansive de la Pentecôte, tant d’autres, qui nous accompagnent à chaque instant. Grâce au renouvellement cyclique de la fête qui permet « l’irruption du Tout-autre dans notre vie, le signe que nous ne sommes pas seuls en ce monde, […] chaque liturgie devrait être proprement un acte de fête, porter en soi quelque chose de la gratuité sereine et libératrice de la vraie fête, libération des pressions de notre propre création pour être la réponse qui déjà nous attend et que nous n’avons besoin que d’écouter et d’accueillir. »16

Voici pourquoi, en plus du fait qu’elle est à la fois l’expression et la participation au mystère du salut, qui culmine dans le sacrifice eucharistique, mystère de la foi par excellence, la liturgie doit être emprunte de beauté, de cette splendeur du vrai qui est connaturelle à la joie de la vérité, ce que résume si parfaitement cette oraison du temps de l’Avent où l’Eglise nous fait demander à Dieu de « diriger notre joie vers la joie d’un si grand mystère ». La fibre artistique de Joseph Ratzinger le rend d’autant plus sensible à cette impérieuse nécessité : « La peinture, la sculpture, l’architecture, tout dans le baroque vise à nous associer à la liturgie céleste ; l’église baroque est un fortissimo de joie, un alléluia devenu image. La joie du Seigneur est votre rempart (Ne 8, 10) : on ne saurait mieux traduire l’émotion essentielle qui anime et traverse l’art baroque. Le Siècle des Lumières perdit cette joie en perdant la foi. »17

D’où aussi l’importance de la célébration dominicale, rappelée à Marienfeld au million de jeunes venus l’entourer pour ses premières JMJ : « Ne vous laissez pas dissuader de participer à l’Eucharistie dominicale et aidez aussi les autres à la découvrir. Parce que la joie dont nous avons besoin se dégage d’elle, nous devons assurément apprendre à en comprendre toujours plus la profondeur, nous devons apprendre à l’aimer. »18

Bien au-delà des humeurs du moment, la joie chrétienne est eucharistique, elle est joie « dans le Christ », selon l’expression familière de saint Paul, l’Apôtre de la joie, parce qu’il l’est de la grâce. Plus encore, commentant l’exhortation pressante du Docteur des nations qui, depuis sa prison, enjoint aux habitants de Philippe de se réjouir sans cesse, J. Huby constate : « l’Evangile renverse ce cours des sentiments humains ; comme une marée triomphale, la joie chrétienne envahit tout, les prisons mêmes et les mines impériales. »19

Eucharistique, la joie devient alors missionnaire : « Qui a découvert le Christ se doit de conduire les autres vers Lui. On ne peut garder pour soi une grande joie. Il faut la transmettre. »20 Elle est l’allié inséparable du missionnaire, au point que nulle réelle annonce du joyeux message, nulle réelle évangélisation ne peut se passer d’elle, ou ne peut porter de fruit si elle vient à manquer.

 

Une joie missionnaire

Joseph Ratzinger voit même dans l’incapacité à la joie constatée chez tant de contemporains le motif profond de la nouvelle évangélisation :

« Evangéliser signifie : montrer ce chemin - apprendre l’art de vivre. Jésus a dit au début de sa vie publique : Je suis venu pour évangéliser les pauvres (Lc 4, 18) ; ce qui signifie : j’ai la réponse à votre question fondamentale ; je vous montre le chemin de la vie, le chemin du bonheur - mieux : je suis ce chemin. La pauvreté la plus profonde est l’incapacité d’éprouver la joie, le dégoût de la vie, considérée comme absurde et contradictoire. Cette pauvreté est aujourd’hui très répandue, sous diverses formes, tant dans les sociétés matériellement riches que dans les pays pauvres. L’incapacité à la joie suppose et produit l’incapacité d’aimer, elle produit l’envie, l’avarice - tous les vices qui dévastent la vie des individus et du monde. C’est pourquoi nous avons besoin d’une nouvelle évangélisation - si l’art de vivre demeure inconnu, tout le reste ne fonctionne plus. Mais cet art n’est pas un objet de la science - cet art ne peut être communiqué que par celui qui a la vie - celui qui est l’Evangile en personne. »121

Quelques jours après son élection, le nouvel évêque de Rome n’indique pas d’autre voie aux prêtres et diacres de son diocèse : « Dans une ville aussi grande que Rome qui, d’une part, est profondément pénétrée par la foi, mais dans laquelle il y a toutefois de nombreuses personnes qui n’ont pas réellement perçu dans leur coeur l’annonce de la foi, nous devons être encore davantage animés  par  cette inquiétude d’apporter cette joie, ce centre de la vie qui lui donne un sens et une direction. »122 Autrement dit, l’annonce de la foi n’est cohérente qu’à cette condition ; mais aussi, chez ceux qui reçoivent l’annonce, l’unique chemin pour intérioriser la vie de la foi est d’entrer dans le mouvement de la joie.

Les évêques eux-mêmes, docteurs de la foi, reçoivent la même invitation : « Chers confrères, en tant que successeurs des Apôtres, vous êtes doctores fidei, des docteurs authentiques qui annoncent au peuple, avec la même autorité que le Christ, la foi en laquelle croire et vivre. Vous devez faire redécouvrir aux fidèles confiés à vos soins pastoraux la joie de la foi, la joie d’être aimés personnellement de Dieu, qui a donné son Fils Jésus pour notre salut. »123

Et puisque ce brasier doit pouvoir atteindre jusqu’aux extrémités du monde, les ambassadeurs seront d’excellents auxiliaires : « À vous tous donc, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, aux Peuples et aux Gouvernements que vous représentez dignement, à vos chères familles, à vos Collaborateurs, j’adresse mes vœux de joie chrétienne. Qu’elle soit la joie de la fraternité universelle apportée par le Christ, une joie riche des vraies valeurs et ouverte au partage généreux. Qu’elle vous accompagne et qu’elle grandisse chaque jour de l’année qui vient de commencer. »24

On sait que, pour Joseph Ratzinger, le sens profond de la mission sacerdotale était le service de la joie, comme en témoigne le recueil de méditations sur le sacerdoce publié sous le titre de « Serviteurs de votre joie » : « Le fil conducteur de ces méditations, c’est la joie qui vient de l’Evangile. Aussi ai-je l’espoir que cet opuscule pourra contribuer quelque peu au « service de la joie », et ainsi répondre au sens profond de la mission sacerdotale. »25

Serviteur des serviteurs de Dieu : le nouveau successeur de Pierre, dès la messe d’inauguration du pontificat, n’a pas plus oublié l’exhortation lancée par le Doyen du Collège cardinalice lors de la messe pro eligendo Pontifice que les méditations sur le sacerdoce pour définir en quelques mots la manière dont il conçoit sa mission : « La tâche du pasteur, du pêcheur d’hommes, peut souvent apparaître pénible. Mais elle est belle et grande, parce qu’en définitive elle est un service rendu à la joie, à la joie de Dieu qui veut faire son entrée dans le monde. »26 La mission confiée à Pierre est garantie par la promesse du Christ, source de joie, comme l’annonce à Marie : « La promesse faite à Pierre et sa réalisation historique à Rome demeurent au plus profond un motif de joie toujours nouveau : les puissances de l’enfer ne prévaudront pas contre elle… »27

Confirmer ses frères dans la foi, puisque c’est bien la mission confiée à Pierre, cela revient donc à offrir sa vie pour le service de la joie, de la joie véritable.

 

Gaudium de veritate : aux sources de la joie véritable

Comme il existe en effet trop de caricatures de l’amour, ainsi que le note le Saint-Père au début de son encyclique Deus caritas est, comme on peut travestir la vérité en jouant avec les mots, la joie peut elle-même être pervertie et dénaturée : « Pensons à ce qui était organisé au Colisée ou ici, dans les jardins de Néron, où les hommes étaient brûlés comme des torches vivantes. La cruauté et la violence étaient devenues un motif de divertissement, une vraie perversion de la joie, du vrai sens de la vie. Cette "pompa diabuli", cette "anticulture" de la mort était une perversion de la joie, était amour du mensonge, de la tromperie, était un abus du corps comme marchandise et comme commerce. »28 Les fêtes liturgiques les plus saintes et les plus significatives de la véritable joie, comme Noël, peuvent elles-mêmes donner lieu à ces détournements : « Dans la société de consommation actuelle, ce temps subit malheureusement une sorte d’« empoisonnement » commercial, qui risque d’en altérer l’esprit authentique, caractérisé par le recueillement, la sobriété et une joie non pas extérieure, mais intime. »29 Paul VI avait voulu le souligner par une exhortation apostolique : « Ce paradoxe et cette difficulté d’atteindre la joie nous semblent particulièrement aigus aujourd’hui. C’est la raison de notre message. La société technique a pu multiplier les occasions de plaisirs, mais elle a bien du mal à secréter la joie. Car la joie vient d’ailleurs. Elle est spirituelle. »30

C’est l’objet que l’on donne au désir, ou la source de la joie, qui en fait la qualité. Pour un chrétien, cette source porte un nom, celui que l’ange a confié à Marie après qu’elle ait répondu oui à l’annonce de la joie, et qui veut dire « Celui qui sauve » :

« Voici deux paroles particulièrement significatives : « chercher », « trouver ». Nous pouvons tirer ces deux verbes de la page de l’Evangile d’aujourd'hui et y puiser une indication fondamentale pour la nouvelle année, que nous souhaitons être un temps pour renouveler notre cheminement spirituel avec Jésus, dans la joie de le chercher et de le trouver sans cesse. La joie la plus véritable réside en effet dans la relation avec Celui que nous avons rencontré, suivi, connu, aimé, grâce à une tension continuelle de l’esprit et du coeur. Etre disciple du Christ suffit au chrétien. L’amitié avec le Maître assure à l’âme une paix profonde et la sérénité, même dans les moments sombres et dans les épreuves les plus difficiles. Lorsque la foi connaît des nuits obscures, dans lesquelles on ne « sent » plus et on ne « voit » plus la présence de Dieu, l’amitié de Jésus est l’assurance qu’en réalité rien ne pourra jamais nous séparer de son amour (cf. Rm 8, 39). »31 Voici pourquoi « la véritable joie est une chose différente du plaisir, la joie croît, mûrit toujours dans la souffrance en communion avec la Croix du Christ. Ce n’est que de là que naît la véritable joie de la foi. »32

C’est la Bonne nouvelle qui a bouleversé les païens : 

« Ils vivaient ainsi dans un monde de peur, entourés par des démons dangereux, sans jamais savoir comment se sauver de ces forces en opposition entre elles. C’était un monde de peur, un monde obscur. Et à présent, ils entendaient dire : « Réjouis-toi, ces démons ne sont rien, il y a le Dieu véritable et ce vrai Dieu est bon, il nous aime, il nous connaît, il est avec nous, avec nous au point de s’être fait chair ! » C’est la grande joie que le christianisme annonce. »33

Véritable, cette joie doit encore être durable et stable, indépendante des fluctuations du moment. Ainsi de la merveilleuse oraison du temps pascal, qui est à elle seule un programme complet de vie chrétienne : « O Dieu, qui unissez les esprits des fidèles dans une même volonté, donnez à votre peuple d’aimer ce que vous commandez, et de désirer ce que vous promettez, afin que, parmi les variations de ce monde, nos cœurs soient fixés là où se trouvent les vraies joies. » La source de sa pérennité est celle-là même de sa vérité, puisque le mot hébreu (èmèt) qui désigne la fidélité de Dieu dit aussi sa vérité : « Cette fidélité de Dieu est à la base de notre confiance dans les changements de l’histoire, elle est notre joie. »34 N’est-ce pas d’ailleurs la fidélité d’une personne, la vérité manifeste de son être, qui suscite la confiance ? A cette fidélité de Dieu répond la fidélité de l’homme, celle dans les petites choses qui permet d’espérer l’invitation à entrer dans la joie de son Maître (Mt 25, 23), à l’image de l’humble frère capucin : « Frère Felice nous aide à découvrir la valeur des petites choses qui rendent la vie plus précieuse et nous enseigne à percevoir le sens de la famille et du service à nos frères, en nous montrant que la joie véritable et durable à laquelle aspire le coeur de tout être humain est fruit de l’amour. »35 Celle-ci s’apprend au fil des jours dans la simplicité qui éduque l’abandon :

« Nous n’étions pas pauvres au sens strict du mot, parce que le revenu mensuel était garanti, mais nous devions cependant vivre avec parcimonie et simplement, ce dont je suis très reconnaissant. Car cela engendre des joies que l’on ne peut avoir dans la richesse. Je me rappelle souvent comme c’était beau, comme nous pouvions nous réjouir des plus petites choses et comme on essayait aussi de faire quelque chose les uns pour les autres. […] A cause de ce climat de grande simplicité, il y avait chez nous beaucoup de joie et d’amour réciproque. »36

La joie chrétienne comporte deux qualités essentielles : elle est constante et certaine, parce qu’elle ne dépend pas des événements d’ici-bas : « Votre joie, nul ne pourra vous la ravir » (Jn 16, 22), a promis Jésus. Mais elle est toujours insatisfaite parce qu’elle est tendue vers l’au-delà, imparfaite parce que toujours mêlée sur le chemin de souffrance ou de péché, vécue sous le régime de l’imperfection qui est celui de la vie ici-bas… et qui n’épargne personne.

Cette leçon du professeur de théologie, peut-être inattendue de prime abord, prend une force singulière dans une Eglise souvent agitée par les doutes, guettée par la tentation de l’inflation du discours qui peine à s’ouvrir au réel ou de l’optimisme de façade qui étouffe l’espérance, cette espérance qui est « fruit de la foi », en qui « notre vie s’étend à la totalité du réel »37 :

« L’Eglise est aujourd’hui victime de la division des partis et des opinions qui se disputent en son sein, et il est de plus en plus difficile pour les chrétiens de s’y retrouver et de distinguer les vrais et les faux prophètes. Notre thème est très lié à la question du discernement des esprits. Voici comment on pourrait formuler l’une des règles fondamentales de ce discernement : où manque la joie, où disparaît l’humour, là n’est certainement pas l’esprit du Christ. Et inversement : la joie est un signe de la grâce. Celui qui est joyeux du fond du cœur, celui qui a souffert et n’a pas perdu la joie, celui-là ne peut pas être loin du Dieu de l’Evangile, dont le premier mot au seuil de la nouvelle alliance est : « réjouis-toi. »38

En quelque sorte, l’esprit d’enfance thérésien appliqué à la joie : « Au cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai la Joie. »

« Cette joie du Seigneur, nous la trouvons lorsque nous avons le courage de nous laisser embraser par son message. Et lorsque nous l’avons trouvée, nous pouvons enflammer les autres, car nous sommes alors des serviteurs de la joie au sein d’un monde de mort. Prions le Seigneur de faire se lever en nous cette lumière, le feu de sa joie. »39

 

                                                                                         Bruno Le Pivain


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1 Le sel de la terre, Flammarion/Cerf 1999, p. 28.

2 Les principes de la théologie catholique, Téqui 1985, p. 80.

3 Saint Augustin, Les Confessions, X, 23.

4 Ibid, X, 22.

5 Henri Bergson, L’énergie spirituelle, Alcan, Paris 1929, p. 24.

6 Le sel de la terre, p. 37.

7 Les principes…, p. 81.

8 Les principes…, p. 82.

9 Les principes…, p. 83.

10 Les principes…, p. 83-84.

11 Les principes…, p. 86-87.

12 Les principes…, p. 88.

13 Sénèque, Lettre 23.

14 Henri Bergson, L’énergie spirituelle, p. 24.

15 Benoît XVI, Homélie pour la fête de l’Assomption de la Vierge Marie, 15 août 2005.

16 Les principes…, p. 88-89.

17 L’esprit de la liturgie, Ad Solem, Genève 2001, p. 106.

18 Homélie pour la messe des JMJ, Dimanche 21 août 2005.

19 Cité in G. M. Behler, Saisi par le Christ Jésus, Téqui 1986, p. 118.

20 Homélie pour la messe des JMJ.

21 Conférence pour le Jubilé des catéchistes, décembre 2000.

22 Discours aux prêtres et diacres du diocèse de Rome, Basilique Saint-Jean-de-Latran, 13 mai 2005.

23 Discours aux participants au Congrès des évêques nommés au cours de l’année, 19 septembre 2005.

24 Discours pour les vœux au Corps diplomatique, 9 janvier 2006.

25 Serviteurs de votre joie, Fayard, Paris 19901, p. 11.

26 Homélie pour la messe inaugurale du pontificat de Benoît XVI, Dimanche 24 avril 2005.

27 Appelés à la communion, Fayard, Paris 1993, p. 64.

28 Homélie pour la fête du Baptême du Seigneur, 8 janvier 2006.

29 Homélie pour le troisième Dimanche de l’Avent, 11 décembre 2005.

30 Paul VI, Exhortation apostolique Gaudete in Domino du 9 mai 1975.

31 Angelus du 15 janvier 2006.

32 Discours au clergé du diocèse d’Aoste, 25 juillet 2005.

33 Homélie lors de la visite pastorale à la paroisse Santa Maria consolatrice, 18 décembre 2005.

34 Audience générale du mercredi 21 septembre 2005.

35 Homélie pour la messe de clôture de l’année de l’eucharistie et la canonisation de cinq bienheureux, dont le Frère Felice de Nicosie, 23 octobre 2005.

36 Le sel de la terre, p. 44.

37 J. Ratzinger, Regarder le Christ, Fayard, Paris 1992, p. 83. Voir à ce sujet le lumineux développement qui précède, Optimisme moderne et espérance chrétienne, p. 49-81.

38 Les principes…, p. 90.

39 Serviteurs de votre joie, p. 36.


benoit xvi