Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/12/2012

Une prophétie pour les derniers jours de l'Avent

     Court récit sur l'Antéchrist, par Soloviev

(extrait de son ultime livre) :

christianisme,libéralisme

       Vladmimir Sergueïevitch Soloviev, 1853-1900.

 


«J'ai voulu faire ressortir clairement comment sont reliés au problème du Mal les aspects vitaux de la vérité chrétienne, sur lesquels de divers côtés le brouillard s'amasse, surtout ces derniers temps. » (V.S.)

<< ...L'Europe du XXIe siècle se présente comme une union d'États plus ou moins démocratiques : les États-Unis d'Europe. Les progrès de la civilisation extérieure reprennent à un rythme accéléré. Mais les objets qui intéressent la conscience intérieure — le problème de la vie et de la mort, celui du destin final du monde et de l'homme, compliqués et embrouillés qu'ils sont par de nombreuses découvertes et recherches en physiologie et en psychologie — restent toujours sans solution... L'humanité a définitivement dépassé ce stade de l'enfance philosophique. Mais il s'avère clairement par ailleurs qu'elle a aussi dépassé la capacité enfantine de croire naïvement et inconsciemment. Même dans les écoles élémentaires on n'enseigne plus que Dieu a créé le monde ex nihilo. Dans ces domaines, une sorte de niveau théorique commun a été défini, au-dessous duquel aucun dogmatisme ne peut descendre. Si donc l'immense majorité de ceux qui pensent reste tout à fait incroyante, le petit nombre des croyants devient pensant par nécessité, appliquant la recommandation de l'apôtre : soyez des enfants par le cœur, non point par l'intelligence.

En ce temps-là, il y avait parmi les rares spiritualistes croyants un homme remarquable — beaucoup le disaient surhomme — qui était tout aussi éloigné de l'enfance de l'intelligence que de celle du cœur. Il était encore jeune, mais son génie supérieur lui avait valu vers l'âge de trente-trois ans une très vaste réputation de grand penseur, d'écrivain et d'homme public. Conscient de posséder en lui une haute force spirituelle, il s'était toujours montré spiritualiste convaincu, et son intelligence claire ne manquait jamais de lui montrer la vérité de ce en quoi on devait croire : le bien, Dieu, le Messie. Il y croyait mais il n'aimait que lui-même. Il croyait en Dieu mais au fond de son cœur il ne pouvait s'empêcher de se préférer à Lui. Il croyait au Bien, mais l'œil omniscient de l'Éternel savait que cet homme s'inclinerait devant la force du mal dès qu'elle l'aurait corrompu ; non qu'il se laisserait tromper par les sens ou les passions inférieures, ni même par l'appât démesuré du pouvoir, mais qu'il succomberait à l'amour démesuré de soi... En un mot, il pensait être ce que le Christ avait été en réalité. Toutefois cette conscience qu'il avait de sa très haute valeur ne l'amena pas, en fait, à reconnaître qu'il avait une dette morale envers Dieu et le monde mais à y voir un droit et un privilège sur autrui, et sur le Christ avant tout. Initialement, il n'était pas non plus hostile à Jésus. Il reconnaissait Sa dignité et Sa signification messianique, mais, sincèrement, il ne voyait en lui que le plus grand de ses prédécesseurs ; la grandeur morale du Christ et Son unicité absolue restaient incompréhensibles à cette intelligence que l'amour-propre obscurcissait... 

Apothéose massive de l'individualisme

À ce stade, l'homme-qui-vient présente encore assez peu de traits originaux et caractéristiques. Mahomet, par exemple, considérait ses rapports avec le Christ de façon semblable, et c'était un juste que l'on ne peut accuser de mauvaises intentions. Cet homme imbu de soi se préférera donc au Christ et le justifiera également par le raisonnement suivant : « Le Christ, en prêchant et en réalisant dans sa vie le bien moral, fut le réformateur de l'humanité, mais moi j'ai pour vocation d'être le bienfaiteur de cette humanité en partie réformée et en partie irréformable. Je donnerai aux hommes tout ce qu'il leur faut... Je distinguerai chacun d'entre eux et lui donnerai ce qu'il lui faut ».

...Ce juste plein d'orgueil attend la sanction suprême pour entreprendre le salut de l'humanité. Mais il ne la verra pas venir. Il a déjà trente ans, trois années passent encore. Et voici qu'une pensée lui traverse l'esprit et le pénètre comme un frisson brûlant jusqu'à la moelle des os : « Et si... ? Et si ce n'était pas moi, mais l'autre... le Galiléen... S'Il n'était pas mon précurseur, mais le vrai, le premier et le dernier ? Mais alors, c'est qu'Il est vivant... Où donc est-Il ? Et s'Il venait à moi... ici, à l'instant... Que Lui dirais-je ? Il faudrait que je m'incline devant Lui comme le dernier imbécile chrétien, et que je bredouille stupidement comme un moujik : "Not' Seigneur Jésus-Christ, aie pitié d'moi, pécheur", ou que je m'étende les bras en croix comme une vieille Polonaise ? Moi, ce génie lumineux, ce surhomme ? Non, jamais ! »

Alors, au lieu de l'ancien respect froid et raisonnable qu'il avait pour Dieu et le Christ, naît et se développe dans son cœur une certaine terreur d'abord, puis une envie brûlante qui comprime et resserre tout son être, et enfin une haine furieuse qui lui coupe le souffle. « Moi, moi, moi, pas Lui ! Il ne compte pas parmi les vivants, et n'y comptera pas. Il n'est pas ressuscité, non, non et non ! Il a pourri, Il a pourri dans le tombeau, Il a pourri comme la dernière des... » Et l'écume à la bouche, il bondit convulsivement hors de chez lui, saute la barrière du jardin et, par un sentier rocheux, s'enfuit dans la nuit noire...

Sa fureur s'apaisa et fit place à un désespoir sec et lourd comme ces rochers, et sombre comme cette nuit. Il s'arrêta au bord d'un ravin à pic et entendit tout en bas le bruit sourd d'un torrent qui dévalait sur les cailloux. Une tristesse insupportable accablait son cœur. Tout à coup, quelque chose remua en lui. « Dois-je L'appeler et Lui demander ce que je dois faire ? » Et dans l'obscurité une image douce et triste lui apparut. « Il a pitié de moi... Non, jamais. Il n'est pas ressuscité, non, non ! » Et il se jeta dans le vide. Mais quelque chose d'élastique, telle une colonne d'eau, le maintint en l'air. Il ressentit comme une décharge électrique, et une force le rejeta en arrière. Il perdit un instant connaissance et se retrouva sur les genoux à quelques pas du ravin. Devant lui se détachait une figure qui jetait une lumière phosphorescente et trouble. Deux yeux en sortaient, et leur éclat insupportable lui pénétrait le cœur...

Il voit ces deux yeux perçants et entend, à la fois en lui et en dehors, une voix étrange, sourde et comme étouffée, mais en même temps distincte, métallique et totalement privée d'âme, tel le son d'un phonographe. Et cette voix lui dit : « Mon fils bien-aimé, en toi j'ai mis toute ma complaisance. Pourquoi ne m'as-tu pas recherché ? Pourquoi as-tu révéré l'autre, le méchant, et son père ? C'est moi qui suis ton dieu et ton père. L'autre misérable, le crucifié, il nous est étranger, à toi comme à moi. Je n'ai d'autre fils que toi. Tu es le seul, l'unique, mon égal. Je t'aime et n'exige rien de toi. Tu es assez beau, grand et puissant sans cela. Fais ce que tu as à faire en ton nom à toi, pas en mon nom. Je ne suis pas envieux. Je t'aime. Je ne te demande rien. Celui que tu prenais pour Dieu a exigé de Son fils l'obéissance, une obéissance sans limite, jusqu'à la mort de la croix, et Il ne l'a pas aidé sur la croix : je n'exige rien de toi, et je t'aiderai. Pour toi-même, pour ta valeur et ta supériorité propre, par amour pur et désintéressé pour toi, je t'aiderai. Reçois mon esprit. De même qu'auparavant mon esprit t'a engendré dans la beauté, maintenant il t'engendre dans la force ».

Et à ces mots de l'inconnu, les lèvres du surhomme s'écartèrent involontairement, les deux yeux perçants s'approchèrent tout près de son visage, et il sentit un courant âcre et glacé entrer en lui et emplir tout son être. Il éprouva en même temps une sensation de puissance inouïe, de vigueur, de légèreté et de ravissement. Au même instant, la figure lumineuse et les deux yeux disparurent soudain, quelque chose souleva le surhomme au-dessus du sol et le déposa instantanément dans son jardin, à la porte de chez lui.

Le lendemain, non seulement les visiteurs du grand homme mais même ses serviteurs furent frappés de son air particulier et comme inspiré. Mais ils eussent été bien plus étonnés s'ils avaient pu voir avec quelle facilité et quelle vitesse surnaturelles il écrivit, enfermé dans son cabinet, l'ouvrage célèbre intitulé La Voie ouverte vers la paix et la prospérité universelles... Ce livre, composé après l'aventure du ravin, révélera la puissance jusqu'alors sans précédent de son génie. Ce sera quelque chose d'universel et qui abolira toutes les contradictions... Et tout cela sera réuni et lié avec un art si génial que le penseur ou l'homme d'action le plus borné n'éprouvera aucune difficulté à voir et à accepter l'ensemble de son seul point de vue à lui, sans rien sacrifier à la vérité elle-même, sans se hausser réellement pour elle au-dessus de son propre moi, sans aucunement renoncer en fait à son étroitesse, sans corriger le moins du monde la fausseté de ses vues et de ses aspirations, ni en combler l'insuffisance. Ce livre étonnant sera d'emblée traduit dans les langues de toutes les nations civilisées, et même de certaines qui ne le sont pas. Pendant toute une année, les réclames des éditeurs et l'enthousiasme des critiques empliront des milliers de journaux aux quatre coins du monde. Des éditions à bon marché avec portrait de l'auteur se répandront à des millions d'exemplaires, et tout le monde cultivé — or en ce temps-là cela équivaudra presque à tout le globe terrestre — sera rempli de la gloire de l'incomparable, du grand, de l'unique ! Personne n'opposera d'objection à ce livre et chacun croira y voir la révélation de la vérité totale.... Et, non content d'entraîner tout le monde, le merveilleux écrivain sera agréable à chacun. Ainsi s'accomplira la parole du Christ : « Je suis venu au nom de mon Père et vous ne m'agréez pas ; un autre viendra en son propre nom et vous l'agréerez ». Car pour être agréé il faut être agréable.

Sans doute certains esprits religieux, tout en couvrant le livre d'éloges, finiront quand même par demander pour quoi le Christ n'y est pas mentionné une seule fois. Mais d'autres chrétiens rétorqueront : « Grâce à Dieu ! Dans les siècles passés, le sacré a déjà suffisamment été avili par toutes sortes de zélateurs importuns ; un écrivain profondément religieux doit donc, de nos jours, se montrer très prudent. Du moment que le contenu du livre est empreint de l'esprit authentiquement chrétien d'amour agissant et de bienveillance universelle, que voulez-vous de plus ? » Sur ce point tous seront d'accord.

Globalisation militaire et financière

Peu de temps après la parution de La Voie ouverte, qui avait fait de son auteur le plus populaire de tous les hommes qui eussent jamais vu le jour, l'assemblée constituante internationale de l'Union des États d'Europe devait se réunir à Berlin. Cette Union était menacée par des conflits qui n'opposaient plus, cette fois, des nations, mais des partis politiques et sociaux. Les chefs de file de la politique européenne commune sentaient que l'on manquait d'un pouvoir exécutif commun. L'unité européenne, obtenue au prix de tant de difficultés, pouvait à chaque instant retomber en pièces... Alors les « initiés » résolurent d'instituer une autorité exécutive personnelle, dotée de pouvoirs suffisants. Le principal candidat fut un membre occulte de l'ordre : « l'homme-qui-vient ». Lui seul était mondialement connu. Éminent artilleur de profession et, de son état, gros capitaliste, il avait des amis dans tous les milieux financiers et militaires... L'homme-qui-vient fut élu à la quasi unanimité président à vie des États-Unis d'Europe. Quand il apparut à la tribune dans tout l'éclat de sa, force et de sa juvénile et surhumaine beauté et qu'il exposa, avec une éloquence inspirée, son programme universel, l'assemblée, captivée et charmée décida dans un élan d'enthousiasme, de lui conférer les honneurs suprêmes et, sans passer au vote, le nomma Empereur romain. Le congrès prit fin dans l'allégresse universelle, et le grand élu fit paraître un manifeste qui commençait ainsi : « Peuples de la Terre ! Je vous donne ma paix », et se terminait par ces mots : « Peuples de la Terre ! Les promesses sont accomplies ! La paix universelle et éternelle est assurée. Toute tentative pour, la troubler se heurtera immédiatement à une résistance invincible. Car il y a dorénavant sur terre un pouvoir central qui est plus fort que tous les autres pouvoirs pris ensemble ou séparément. Ce pouvoir invincible et absolument souverain m'appartient à moi, élu de l'Europe et empereur de toutes ses forces... »

Ce manifeste produisit l'effet désiré. En dehors de l'Europe, et particulièrement en Amérique, se constituèrent partout de puissants partis impériaux qui obligèrent les États à adhérer, selon diverses modalités, à l'Europe unie sous l'autorité suprême de l'empereur romain. Il restait encore des peuplades et des États indépendants en divers endroits d'Asie et d'Afrique. L'empereur, avec une armée peu nombreuse mais formée de régiments d'élite russes, allemands, polonais, hongrois et turcs, part pour une promenade militaire qui le mène d'Asie orientale au Maroc et, sans faire couler beaucoup de sang, soumet tous les récalcitrants....

En un an les fondements de la monarchie universelle, au sens propre du mot, sont établis. Les germes de la guerre sont arrachés jusqu'à la racine... Pour la seconde année de son règne, l'empereur romain universel publie un nouveau manifeste : « Peuples de la Terre ! Je vous ai promis la paix, et je vous l'ai donnée. Mais l'ornement de la paix, c'est la prospérité. Celui qui, vivant en paix, est menacé par la misère, ne tire aucune joie de la paix. Venez à moi maintenant, vous tous qui avez faim et froid, pour que je vous nourrisse et vous réchauffe ».

Il annonce alors une réforme sociale simple et universelle, déjà indiquée dans son livre, et qui avait séduit tous les esprits nobles et raisonnables. Maintenant qu'il avait concentré entre ses mains toutes les finances mondiales, ainsi que des propriétés foncières colossales, il pouvait réaliser la réforme souhaitée par les pauvres sans causer de torts sensibles aux riches. Chacun put recevoir selon ses capacités, et chaque capacité selon son travail et ses mérites.

Face au christianisme

...Mais les animaux repus, d'habitude ne veulent pas seulement dormir, mais aussi jouer. À plus forte raison l'humanité a toujours exigé circenses post panem.Le surhomme-empereur comprendra ce qu'il faut à la foule. Il recevra alors à Rome la visite d'un grand thaumaturge d'Extrême-Orient, tout enveloppé d'une épaisse brume d'anecdotes étranges et de fables barbares. Selon les bruits répandus parmi les néo-bouddhistes, il sera d'origine divine, et aura pour parents le dieu du soleil Souria et une nymphe de rivière. Ce thaumaturge, nommé Apollonius, homme indubitablement génial, mi-asiatique, mi-européen,réunira étonnamment en lui la maîtrise des dernières acquisitions de la science occidentale ainsi que de leurs applications pratiques, et la connaissance de la mystique traditionnelle d'Orient en même temps que la capacité d'en utiliser tout ce qu'elle a de vraiment solide et de significatif. Pareille combinaison aura des résultats stupéfiants. Apollonius sera parvenu, entre autres, à maîtriser l'art mi-scientifique mi-magique d'attirer et de diriger à son gré l'électricité atmosphérique, et dans le peuple on dira qu'il fait descendre le feu du ciel. Du reste, tout en frappant l'imagination des foules par des prodiges inouïs, il n'abusera pas prématurément de son pouvoir à des fins particulières. Cet homme se rendra donc chez le grand empereur, se prosternera devant lui comme devant le véritable fils de Dieu, déclarera avoir trouvé dans les livres secrets d'Orient des prédictions claires, selon lesquelles cet empereur sera le dernier sauveur et le juge de l'univers, et lui proposera les services de sa personne et de son art. L'empereur, charmé, le recevra comme un don venu d'en haut. Il le parera de titres pompeux et ne s'en séparera plus. C'est ainsi que les peuples de la Terre, comblés de bienfaits par leur maître, recevront encore, outre la paix universelle et la satiété universelle, la possibilité de se délecter constamment des miracles et des présages les plus variés et les plus inattendus. La troisième année du règne du surhomme, touchera alors à sa fin.

Une fois la question politique et la question sociale résolues avec tant de bonheur, se posait la question religieuse. C'est l'empereur lui-même qui la réveilla, à propos du christianisme surtout. En ce temps-là, la situation du christianisme était comme suit. Quoique le nombre de ses adeptes eût considérablement baissé (il ne restait pas plus de quarante-cinq millions de chrétiens sur toute la Terre), il s'était ressaisi moralement, s'était repris, et avait gagné en qualité ce qu'il avait perdu en quantité. Les gens qu'aucun intérêt spirituel ne rattachait au christianisme n'étaient plus comptés comme chrétiens. Les différentes confessions avaient vu le nombre de leurs fidèles diminuer de façon assez régulière et leurs proportions étaient restées à peu près ce qu'elles étaient ; quant aux sentiments qu'elles éprouvaient les unes pour les autres, ils s'étaient considérablement adoucis — même si l'hostilité n'avait pas fait place à la réconciliation totale — et les oppositions avaient perdu leur ancienne acuité. La papauté avait depuis longtemps déjà été chassée de Rome et, après avoir beaucoup erré, le pape avait trouvé refuge à Saint-Pétersbourg – ville de saint Pierre – à condition de s'abstenir de toute propagande dans la ville et à l'intérieur du pays. En Russie, la papauté prit des habitudes bien plus simples. Sans changer de façon essentielle la composition indispensable de ses collèges et de ses dicastères, elle dut spiritualiser le caractère de leur activité et réduire au minimum la pompe de son cérémonial et de son rituel. Nombre d'usages étranges et séduisants, sans être formellement abolis, cessèrent d'eux-mêmes d'être observés. Dans tous les autres pays, la hiérarchie catholique comptait encore de nombreux représentants animés d'une volonté ferme et d'une infatigable énergie, et jouissant d'une position indépendante, qui maintenaient plus solidement encore qu'auparavant l'unité de l'Église catholique, et lui permettaient de conserver son importance internationale et universelle.

En ce qui concerne le protestantisme, à la tête duquel se trouvait toujours l'Allemagne — en particulier depuis qu'une partie importante de l'Église anglicane s'était réunie à la catholique — il s'était purifié de ses tendance négatives extrêmes, dont les partisans avaient ouvertement rejoint l'indifférentisme et l'incroyance. L'Église protestante ne comptait plus que des croyants sincères. À leur tête, on trouvait des gens qui unissaient à un vaste savoir et à une piété profonde un désir toujours plus fort de faire renaître en eux l'image vivante du christianisme primitif authentique.

L'orthodoxie russe, après que les événements politiques eurent changé la situation officielle de l'Église, et bien qu'elle eût perdu des millions de membres nominaux et fictifs, eut la joie de se réunir à la meilleure partie des vieux-croyants, et même à de nombreuses sectes religieuses à orientation positive. Si elle ne croissait pas en nombre, cette Église rénovée se mit à croître en force d'âme...

Pendant les deux premières années du nouveau règne, l'ensemble des chrétiens, effrayés et épuisés par la série de révolutions et de guerres qui avaient précédé, eurent devant le nouveau souverain et ses réformes pacifiques une attitude faite à la fois d'expectative bienveillante, de sympathie résolue et même d'enthousiasme vibrant. Mais, la troisième année, l'apparition du grand mage provoqua chez de nombreux orthodoxes, catholiques et protestants des antipathies et des craintes sérieuses. On se mit à lire avec plus d'attention et à commenter avec ardeur les textes de l'Évangile et des Épîtres sur le prince de ce monde et l'Antéchrist. À certains signes, l'empereur devina qu'un orage menaçait, et il décida de mettre sans tarder les choses au clair.

Au début de l'an quatre de son règne, il publie un manifeste à l'attention de tous ses fidèles chrétiens, sans distinction de confession, les invitant à élire ou à désigner des plénipotentiaires en vue d'un concile œcuménique placé sous sa présidence. C'est en ce temps-là que sa résidence fut transférée de Rome à Jérusalem. La Palestine était alors un territoire autonome habité et administré en majeure partie par les Juifs. De ville libre, Jérusalem devint alors ville impériale. On ne toucha pas aux sanctuaires chrétiens, mais sur toute l'immense plate-forme de Kharam-ech-Cherif, depuis Birket-Israïn et l'actuelle caserne, d'un côté, jusqu'à la mosquée El-Aksa et aux « écuries de Salomon », de l'autre, on édifia une énorme bâtisse qui contenait, outre les deux petites mosquées anciennes, un vaste temple « de l'Empire » pour l'union de tous les cultes, et deux luxueux palais impériaux, avec bibliothèques, musées et locaux particuliers pour les expériences et les exercices de magie. C'est dans ce bâtiment, mi-temple mi-palais, que le quatorze septembre devait s'ouvrir le concile œcuménique.

Comme le protestantisme n'a pas de sacerdoce au sens propre, les hiérarques catholiques et orthodoxes décidèrent — en conformité avec le désir de l'empereur, qui souhaitait donner une certaine homogénéité aux représentations de toutes les branches du christianisme — d'admettre au concile un certain nombre de leurs laïcs, connus pour leur piété et leur dévouement aux intérêts de l'Église ; et puisque l'on admettait les laïcs, on ne pouvait pas exclure le bas clergé, régulier ou séculier. De la sorte, le nombre des participants au concile dépassa les trois mille, et près d'un demi-million de pèlerins chrétiens inondèrent Jérusalem et toute la Palestine.

Les trois tentations des Eglises

Trois participants au concile se distinguaient plus particulièrement. Il y avait d'abord le pape Pierre II qui, de droit, dirigeait la délégation catholique du concile. Son prédécesseur était mort sur la route du concile. Un conclave s'était tenu à Damas et avait unanimement élu le cardinal Simone Barionini, qui avait pris le nom de Pierre II. Il était issu du peuple et venait de la région de Naples. Il s'était illustré comme prédicateur de l'ordre des carmes et avait lutté avec beaucoup de mérite contre une secte satanique qui se développait à Saint-Pétersbourg et dans la région, dévoyant non seulement les orthodoxes mais les catholiques. Nommé archevêque de Mohilev, puis cardinal, il était d'avance désigné pour la tiare. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de taille moyenne et de forte constitution, avec un visage rougeaud, un nez busqué et d'épais sourcils... Le nouveau pape considérait avec méfiance et antipathie le maitre de l'univers.

Le chef réel, quoique non officiel, des orthodoxes était le starets Jean, très connu dans le peuple russe. Bien qu'il figurât officiellement au nombre des évêques « à la retraite », il ne vivait pas dans un monastère, mais voyageait constamment en tous sens... C'était maintenant un vieillard fort âgé mais alerte, aux longs cheveux et à la barbe d'un blanc jauni, et même verdi, haut de taille et maigre de corps, mais aux joues pleines et légèrement rosées, aux yeux vifs et brillants, avec, une expression de visage et une façon de s'exprimer d'une bonté attendrissante ; il portait toujours une soutane et un manteau blancs.

À la tête des représentants de l'Église réformée se tenait un théologien allemand très éminent, le professeur Ernst Pauli. C'était un petit vieillard tout sec au front immense, au nez pointu et au menton rasé de près. Ses yeux se distinguaient par l'expression particulière du regard, à la fois violent et débonnaire. Il se frottait sans cesse les mains, hochait la tête, fronçait les sourcils d'un air terrible, avançait les lèvres tout en émettant sur un ton maussade, l'œil étincelant, ces mots sans suite : « So ! mm ! ja ! so also... » Il était vêtu avec beaucoup de solennité et portait une cravate blanche et une longue redingote de pasteur, avec des insignes et des décorations officielles.

L'ouverture du concile fut imposante. Deux tiers de l'immense temple consacré à « l'unité de tous les cultes » étaient garnis de bancs et autres sièges pour les membres du concile, le dernier tiers étant occupé par une haute estrade sur laquelle, derrière le trône de l'empereur et un trône moins haut pour le grand mage (qui était cardinal et chancelier d'empire), étaient installées des rangées de sièges pour les ministres, les personnes attachées à la cour et les secrétaires d'État. Sur le côté il y avait de longs rangs de fauteuils dont personne ne connaissait la destination... Les membres du concile avaient célébré leurs offices dans des églises différentes, et l'ouverture du concile devait avoir un caractère tout à fait laïque. Quand l'empereur entra avec le grand mage et sa suite, et que l'orchestre attaqua la Marche de l'Humanité unie, qui servait d'hymne impérial international, tous les membres du concile se levèrent et crièrent par trois fois en agitant leurs chapeaux : « Vivat ! Hourra, Hoch ! » L'empereur vint se placer près du trône et, étendant les mains avec une bienveillance majestueuse, dit d'une voix sonore et agréable :

« Chrétiens de toutes confessions ! Frères et sujets bien-aimés ! Depuis le début de mon règne, que le Très-Haut a béni par de si merveilleuses et glorieuses réalisations, je n'ai jamais eu de raisons d'être mécontent de vous ; vous avez toujours accompli votre devoir en foi et en conscience. Mais c'est encore trop peu pour moi. L'amour sincère que je vous porte, frères bien-aimés, a soif de réciprocité. Je veux que ce ne soit pas par sens du devoir, mais par un sentiment d'amour venu du fond du cœur que vous reconnaissiez en moi votre chef véritable dans tout ce qui est entrepris pour le bien de l'humanité. Outre ce que je fais pour tous les hommes, je voudrais témoigner envers vous d'une bienveillance particulière. Chrétiens, que puis-je faire pour vous rendre heureux ? Que puis-je vous donner, non pas comme on donne à des sujets, mais à des coreligionnaires, à des frères ? Chrétiens ! dites-moi ce que vous avez de plus cher dans le christianisme, afin que je puisse diriger mes efforts dans ce sens ».

Il s'arrêta, et attendit. Un bourdonnement sourd parcourait le temple. Les membres du concile chuchotaient entre eux. Le pape Pierre, avec des gestes vifs, expliquait quelque chose à ceux qui l'entouraient. Le professeur Pauli hochait la tête et faisait furieusement claquer ses lèvres. Le starets Jean, penché vers un évêque oriental et un capucin, leur recommandait quelque chose à voix basse. Après avoir attendu quelques minutes, l'empereur s'adressa au concile sur le même ton affable, sous lequel perçait cependant une note d'ironie à peine perceptible :

« Chers chrétiens, dit-il, je comprends combien il vous est difficile de formuler une même réponse directe. Là encore, je veux vous aider. Vous êtes malheureusement divisés depuis si longtemps en diverses chapelles et partis qu'il n'y a peut-être plus un seul objet commun pour vous attirer. Mais, si vous ne pouvez vous accorder, j'espère accorder tous vos partis en leur montrant à tous un amour égal et une égale disposition à satisfaire les aspirations véritables de chacun. Chers chrétiens ! Je sais que pour un grand nombre d'entre vous, et non des moindres, ce qui compte le plus dans le christianisme c'est cette autorité spirituelle qu'il confère à ses représentants légitimes ; non certes pour leur profit personnel, mais pour le bien commun, puisque c'est sur cette autorité que reposent le bon ordre spirituel et la discipline morale indispensables à tous. Chers frères catholiques ! Comme je comprends votre point de vue, et combien je voudrais appuyer mon pouvoir sur l'autorité de votre chef spirituel ! Pour que vous ne pensiez pas qu'il n'y a là que flatterie et paroles creuses, nous le déclarons solennellement, selon notre volonté autocratique : l'évêque suprême de tous les catholiques, le pape de Rome, est désormais rétabli sur son trône romain avec tous les droits et privilèges autrefois attachés à ce titre et à cette chaire, et qui avaient été accordés par nos prédécesseurs, à commencer par l'empereur Constantin le Grand. De vous, frères catholiques, j'attends seulement, en échange, que vous me reconnaissiez du fond du cœur comme votre unique défenseur et protecteur. Que ceux d'entre vous ici présents qui, en conscience et du fond du cœur, me reconnaissent pour tel viennent à moi ».

En bas, au milieu de l'assemblée, aussi droit et immobile qu'une statue de marbre, le pape Pierre II restait à sa place... Le groupe éclairci des moines et des laïcs restés en bas s'approcha de lui, et l'entoura en un cercle serré d'où partait une rumeur contenue : « Non praevalebunt, non praevalebunt portae inferni ».

L'empereur jeta un regard étonné sur le pape immobile et haussa de nouveau la voix : « Chers frères ! Je sais qu'il en est parmi vous à qui rien n'est plus cher dans le christianisme que la sainte tradition, les vieux symboles, les vieilles hymnes et les antiques prières, icônes et rites sacrés. En effet, que peut-il y avoir de plus cher à une âme pieuse ? Sachez donc, bien-aimés, qu'aujourd'hui j'ai alloué par décret des fonds considérables pour un musée mondial d'archéologie chrétienne, qui sera situé dans notre glorieuse métropole impériale de Constantinople. Il aura pour mission de réunir, d'étudier et de conserver tous les documents de l'antiquité ecclésiastique, principalement orientale. À vous je demande d'élire dès demain dans votre sein une commission chargée d'étudier avec moi les mesures à prendre pour rapprocher le plus possible de la Tradition et des normes de la Sainte Église orthodoxe les mœurs et les usages contemporains. Frères orthodoxes ! Que ceux à qui ma volonté agrée, et qui en leur cœur peuvent m'appeler leur chef et maître véritable, montent ici ».

...Mais le starets Jean ne bougea pas ; il poussait de gros soupirs. Quand la foule qui l'entourait se fut fortement éclaircie, il quitta son siège et vint s'asseoir plus près du pape Pierre et de son cercle. Il fut suivi des orthodoxes qui n'étaient pas allés sur l'estrade.

L'empereur reprit : « J'en connais aussi parmi vous, chers chrétiens, qui plus que tout chérissent dans le christianisme la conviction personnelle et le libre examen de l'Écriture. Il est inutile d'insister sur mon opinion à ce sujet. Vous savez peut-être que, tout jeune encore, j'ai écrit un gros ouvrage de critique biblique, qui fit à l'époque quelque bruit et marqua le début de ma renommée... Et aujourd'hui, j'ai approuvé la création d'un institut mondial pour la libre recherche sur l'Écriture sainte sous tous les aspects et dans toutes les dimensions possibles, et pour l'étude de toutes les sciences auxiliaires, avec un budget annuel d'un million et demi de marks. J'invite ceux d'entre vous que touche ma sympathie et qui, par un sentiment sincère, ont su reconnaître en moi leur chef souverain, à rejoindre ici le nouveau docteur en théologie ». Les belles lèvres du grand homme furent parcourues d'un étrange sourire narquois.

...Tous avaient les yeux tournés vers le professeur Pauli, qui semblait cloué sur son siège, la tête baissée, le dos courbé, tout pelotonné... Le professeur releva la tête et, se dressant d'un mouvement indéfinissable, passa devant les bancs vides en compagnie de ceux de ses coreligionnaires qui étaient restés fermes, et alla s'asseoir avec eux tout près du starets Jean et du pape Pierre et de leurs cercles respectifs.

Les trois confessions résistent à l'Antéchrist

...L'empereur leur adressa la parole d'un ton attristé : « Que puis-je encore faire pour vous ? Singulière engeance ! Qu'attendez-vous de moi ? Je l'ignore. Dites-moi donc, vous les chrétiens abandonnés par la majorité de vos frères et de vos chefs, vous que le sentiment populaire a condamnés : qu'est-ce qui vous est le plus cher dans le christianisme ? »

Alors, tel un cierge blanc, se leva le starets Jean, qui répondit avec douceur : « Sire ! Ce que nous avons de plus cher dans le christianisme, c'est le Christ Lui-même, de Qui procède toute chose, car nous savons qu'en Lui demeure corporellement toute la plénitude de la Divinité. Mais de vous aussi, Sire, nous sommes prêts à recevoir tout bien, à condition seulement que nous reconnaissions dans votre main généreuse la main sainte du Christ. Quant à savoir ce que vous pouvez faire pour nous, nous vous répondrons franchement : confessez ici et maintenant devant nous que Jésus-Christ est le Fils de Dieu venu dans la chair, qu'Il est ressuscité et reviendra ; reconnaissez-Le, et nous vous recevrons avec amour comme authentique précurseur de Sa seconde venue dans la gloire ». Le starets Jean reprenait là les paroles de l'apôtre Jean : « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ est de Dieu, et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu, mais est celui de l'Antéchrist (...) Vous, mes petits enfants, vous êtes de Dieu ». (I Jean 4, 1-4)

Il se tut, et fixa des yeux le visage de l'empereur. Ce dernier ressentait comme un malaise. En lui s'était levée cette même tempête infernale qu'il avait connue pendant la nuit fatidique. Tout son équilibre intérieur était bouleversé, et toutes ses pensées étaient bandées pour ne pas perdre le contrôle extérieur de soi ni se trahir prématurément. Il fit des efforts surhumains pour ne pas se jeter avec un hurlement sauvage sur son interlocuteur et se mettre à le déchirer à belles dents. Soudain, il entendit la voix venue d'ailleurs qu'il connaissait bien : « Tais-toi, et ne crains rien ». Il garda le silence. Son visage glacé et assombri se contracta seulement tout entier, et ses yeux jetèrent des étincelles. Pendant que parlait le starets Jean, le grand mage faisait des sortes de manipulations sous l'immense manteau tricolore qui recouvrait la pourpre cardinalice. Son regard concentré lançait des éclairs et ses lèvres remuaient. Par les fenêtres ouvertes du temple, on vit qu'un énorme nuage noir s'était approché, et bientôt l'obscurité régna partout.

Le starets Jean ne détournait pas ses yeux effarés du visage silencieux de l'empereur ; soudain, horrifié, il se jeta en arrière et, se retournant, s'écria d'une voix étranglée : « Mes petits enfants, l'Antéchrist ! »

À ce moment retentit un coup de tonnerre assourdissant, une énorme boule de feu jaillit dans le temple et recouvrit le starets. Pendant un instant tout fut comme paralysé, et quand les chrétiens assourdis reprirent leurs esprits, le starets Jean gisait mort sur le sol.

Pâle, mais calme, l'empereur se tourna vers l'assemblée : « Vous avez vu le jugement de Dieu. Je ne voulais la mort de personne, mais mon Père des cieux venge son fils bien-aimé. L'affaire est réglée. Qui va discuter avec le Très-Haut ? Secrétaires ! notez : « Le concile œcuménique de tous les chrétiens, après que le feu du ciel eut frappé l'insensé qui s'opposait à la majesté divine, a reconnu à  l'unanimité son chef et maître suprême dans la personne de l'empereur tout-puissant de Rome et de tout l'univers ».

Soudain, une parole claire et distincte retentit dans le temple : « Contradicitur ! » Le pape Pierre se leva, le visage cramoisi, tremblant de colère, et brandit sa crosse en direction de l'empereur : « Nous n'avons pour maître que Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant. Et toi, tu as entendu qui tu étais. Vade retro, fratricide Caïn ! Va-t'en, vase diabolique ! Par la puissance du Christ, moi, serviteur des serviteurs de Dieu, je te jette pour toujours, chien immonde, hors du jardin divin, et te remets à Satan ton père. Anathème, anathème, anathème ! »

Tandis qu'il parlait, le grand mage s'affairait fébrilement sous son manteau, et le tonnerre couvrit de son fracas le troisième anathème. Le dernier pape s'écroula, inanimé. « Ainsi périront de la main de mon père tous mes ennemis », dit l'empereur... Il se retourna, et sortit lentement par les portes placées derrière l'estrade, appuyé sur l'épaule du grand mage et suivi de la multitude des siens.

Dans le temple, il ne restait plus que les deux cadavres et le cercle serré des chrétiens à demi morts de peur. Le seul à ne pas perdre la tête fut le professeur Pauli. La frayeur des autres avait comme réveillé en lui toute la puissance de son esprit. Extérieurement, il avait changé aussi : son aspect était désormais majestueux et inspiré. À pas décidés, il monta sur l'estrade, s'assit à la place d'un des secrétaires d'État, prit une feuille de papier et se mit à écrire. Quand il eut fini, il se leva et lut à haute voix : « Gloire à Jésus-Christ notre seul Sauveur. Le concile œcuménique des Églises, assemblé à Jérusalem, après que notre bienheureux frère Jean, chef de la chrétienté orientale, a accusé le grand perfide et ennemi de Dieu d'être véritablement l'Antéchrist annoncé par l'Écriture divine, et que notre bienheureux père Pierre, chef de la chrétienté occidentale, l'a définitivement exclu de l'Église dans les formes et dans les règles, décrète maintenant, devant les corps de ces deux témoins du Christ morts pour la Vérité, que l'on doit cesser tout rapport avec l'excommunié et son abjecte troupe, et s'éloigner dans le désert pour y attendre le retour certain de notre vrai Maître Jésus-Christ ». L'enthousiasme s'empara de la foule, et l'on entendit crier à voix forte : « Adveniat ! Adveniat cito ! Komm, Herr Jesus, komm ! Viens, Seigneur Jésus ! »

Le professeur Pauli écrivit encore quelques mots et lut : « Ayant adopté à l'unanimité ce premier et dernier acte du dernier concile œcuménique, nous signons de nos noms... » et il invita d'un geste les personnes assemblées. Toutes montèrent en hâte à la tribune et signèrent. À la fin, il signa en larges lettres gothiques : « Duorum defunctorum testium locum tenens Ernst Pauli ». « Et maintenant, partons avec notre arche de la dernière alliance ! », dit-il, en désignant les deux défunts.

On plaça les corps sur des civières. Lentement, en chantant des hymnes latines, allemandes et slavonnes, les chrétiens se dirigèrent vers la sortie de Kharam ech-Cherif. Là, le cortège fut arrêté par un secrétaire d'État que l'empereur avait envoyé, escorté d'un officier et d'un détachement de la garde. Les soldats s'arrêtèrent à l'entrée et le secrétaire d'État lut du haut de la tribune : « Ordre de sa majesté divine : pour faire entendre raison au peuple chrétien et le protéger des mauvais desseins de fauteurs de troubles et de corrupteurs, nous avons jugés bon d'exposer publiquement dans la rue des chrétiens (Kharet-en-Nasara), à l'entrée du temple principal de cette religion, nommé le Saint Sépulcre, ou encore la Résurrection, les corps des deux séditieux tués par le feu du ciel. Ainsi, chacun pourra se convaincre qu'ils sont bien morts. Quant à leurs disciples qui, par haine, s'obstinent à rejeter tous nos bienfaits et qui, dans leur folie, ne veulent pas voir les signes flagrants envoyés par la Divinité elle-même, notre miséricorde et notre intercession auprès du Père des cieux leur épargnent la mort par le feu céleste qu'ils avaient méritée. Ils jouissent comme auparavant de leur pleine liberté, avec toutefois cette restriction qu'il leur est interdit, pour le bien de tous, de résider dans les villes et autres lieux habités, afin qu'ils ne troublent ni ne séduisent, par leurs vils mensonges, les innocents et les simples ». Lorsqu'il eut terminé, huit soldats s'avancèrent, sur un signe de l'officier, vers les corps sur les civières.

Après un déjeuner à la cour, tous les membres du concile avaient été invités dans l'immense salle du trône — non loin de l'emplacement supposé du trône de Salomon — et l'empereur, s'adressant aux représentants de la hiérarchie catholique, avait déclaré que, dans l'intérêt de l'Église, il fallait évidemment élire sans tarder un digne successeur de l'apôtre Pierre, que, vu les circonstances, l'élection devait être prompte, que la présence de l'empereur, chef et représentant de la chrétienté tout entière, compensait largement les entorses faites au rituel, et qu'au nom de tous les chrétiens il proposait au Sacré Collège d'élire son ami et frère bien-aimé Apollonius, afin que leurs liens étroits rendissent l'union de l'Église et de l'État solide et indissoluble, dans l'intérêt de l'une comme de l'autre.

...Pendant le scrutin, l'empereur avait exhorté avec douceur, intelligence et éloquence les représentants orthodoxes et réformés à faire cesser leurs vieilles querelles dans l'optique de l'ère grandiose de l'histoire chrétienne qui s'annonçait, et leur avait donné sa parole qu'Apollonius saurait abolir définitivement tous les abus de l'autorité papale que l'histoire a connus.

...Entre-temps, une foule innombrable avait entouré Kharam-ech-Cherif, de tous côtés. À la nuit tombante, l'empereur, accompagné du nouveau pape, sortit sur le perron est et souleva une tempête d'enthousiasme. Tandis qu'il s'inclinait affablement dans toutes les directions, Apollonius puisait sans cesse, dans de grands paniers que lui apportaient ses cardinaux-diacres pour en sortir de magnifiques chandelles romaines, des fusées et des fontaines de feu qu'il jetait en l'air, après qu'elles se furent allumées au contact de ses mains, et qui tantôt devenaient semblables à des perles phosphorescentes, tantôt prenaient des tons vifs et irisés. Et tout cela, en touchant le sol, se transformait en innombrables feuilles multicolores avec des indulgences plénières et inconditionnelles pour tous les péchés passés, présents et à venir. La liesse populaire était à son comble.


Un grand signe apparut dans le ciel

...Pendant ce temps, sur les hauteurs désertiques de Jéricho, les chrétiens s'adonnaient au jeûne et à la prière. Au soir du quatrième jour, quand l'obscurité fut tombée, le professeur Pauli pénétra dans Jérusalem avec neuf compagnons montés sur des ânes et avec une charrette. Par les rues latérales, ils contournèrent Kharam-ech-Cherif, atteignirent Kharet-en-Nassara, et s'approchèrent du porche de l'église de la Résurrection, sur le parvis de laquelle gisaient les corps du pape Pierre et du starets Jean. À cette heure, les rues étaient désertes car toute la ville était partie à Kharam-ech-Cherif. Les soldats de garde dormaient d'un sommeil profond. En prenant les corps, on les trouva parfaitement intacts. Ils n'étaient pas même raides ni alourdis. Les hommes les posèrent sur des brancards, les recouvrirent de manteaux qu'ils avaient apportés et, empruntant les mêmes détours, revinrent parmi les leurs.

Mais à peine avaient-ils reposé les brancards à terre que l'esprit de vie revint dans les morts. Ils se mirent à bouger et à essayer de rejeter les manteaux qui les enveloppaient. Tous leur vinrent en aide avec des cris de joie, et bientôt les deux hommes revenus à la vie furent sur pied, sains et saufs. Le starets Jean, quand il eut recouvré la vie, dit : « Voyez-vous, mes petits enfants, nous ne nous étions pas séparés. Voici donc ce que j'ai à vous dire maintenant : l'heure est venue d'exaucer la dernière prière du Christ, qui a demandé que ses disciples fussent un comme Il est un avec le Père. Pour cette unité du Christ, mes petits enfants, révérons notre frère bien-aimé Pierre. Qu'il paisse dorénavant les brebis du Christ. Allons, mon frère ! » Et il embrassa Pierre.

Alors le professeur Pauli s'approcha : « Tu es Petrus », déclara-t-il au pape. « Désormais c'est solidement prouvé et sans l'ombre d'un doute ». Et il lui serra vigoureusement la main, tandis qu'il tendait la main gauche au starets Jean avec ces mots : « Ainsi donc, petit père, nous voici un en Christ ». Ainsi fut réalisée l'unité des Églises, par une nuit sombre, en un lieu solitaire et élevé. Mais l'obscurité de la nuit fut soudain dispersée par une lumière éclatante, et un grand signe apparut dans le ciel : une femme, vêtue de soleil, avec la lune sous ses pieds et, sur sa tête, une couronne de douze étoiles. L'apparition demeura sur place quelque temps, puis se déplaça doucement vers le sud. Le pape Pierre souleva sa crosse et s'exclama : « Voici notre étendard. Suivons-le. » Et il partit dans la direction de l'apparition, accompagné des deux vieillards et de toute la foule des chrétiens, vers la montagne de Dieu, le Sinaï.

 

...L'HOMME POLITIQUE. - Et vous pensez que le dénouement est si proche ?

M.Z. — Oh, il y aura encore beaucoup de bavardage et d'agitation sur la scène, mais la pièce tout entière est depuis longtemps écrite jusqu'au bout. Ni les spectateurs ni les acteurs n'y peuvent rien changer.

LA DAME. - Mais quel est, finalement, le sens de ce drame ? Et puis, tout de même, je ne comprends pas pourquoi votre Antéchrist déteste Dieu à ce point, tout en étant essentiellement bon, pas méchant.

M.Z. — Justement : il ne l'est pas essentiellement. Tout est là. Et je retire ce que j'avais dit en annonçant qu'« on n'explique pas l'Antéchrist à coups de proverbes ». Il s'explique tout entier par un seul proverbe, bien simple d'ailleurs : « Tout ce qui brille n'est pas or ». Cette contrefaçon du bien a autant de brillant que l'on veut, mais de force essentielle, point. >>

 

 

christianisme,libéralisme

Commentaires

NOTRE EPOQUE ?

> A priori, voilà un récit impossible à commenter.
Mais vous ouvrez, cher PP, les commentaires. Je me jette à l’eau.
L’Antéchrist est-il forcément un homme ?
La collégialité d’hommes et de femmes inscrits dans ces structures de péché que l’on connaît, de type maçonnique et politique (une face cachée, une face publique), décidées à faire de l’homme un dieu-maître de la vie et de la mort, n’est-elle pas une figure plus réelle et déjà active de l’Antéchrist ?
Cette vision de Soloviev est puissante. Reflète-t-elle déjà notre époque ?
N’allons pas trop vite en besogne. La persécution « finale » des chrétiens n’est pas encore venue. On la voit poindre dans le bonheur législatif falsifié mais tellement sirupeux en préparation – mariage pour tous + suicide assisté. Mais, jusqu’à nouvel ordre, nous avons encore le droit, unis à l’Eglise corps du Christ, de penser autrement que ceux qui nous gouvernent et nous représentent dans l’administration de la cité.
______

Écrit par : Denis / | 20/12/2012

@ denis

> nous avons (encore) le droit de penser mais justement pas de dire ce que nous pensons.
m^me lorsque le pape au JMJ par exemple dit à la foule de catholiques, qqchose qui n'est pas ds l'air du temps, on le lui reproche aussitôt
______

Écrit par : zorglub / | 20/12/2012

110 ANS

> Dire qu'il a écrit ça il y a plus de 110 ans !
______

Écrit par : emmeline / | 20/12/2012

@ Zorglub

> … et pourtant, nous le disons. Et le dirons. Jésus l’a annoncé, parlant de ses disciples : « Je vous le dis, si eux se taisent, les pierres crieront. » (Lc 19:40)
Il ferait beau voir des pierres crier sur le passage de PP, Zorglub, Serge et les autres ! (et je ne parle pas de lapidation, là les pierres sifflent).
______

Écrit par : Denis / | 20/12/2012

@ denis,

à côté de chez moi il n'y a que des pierres sonnantes...
alors vous venez le 23 mars à L'Isle Bouchard ?
la dernière fois on était 50% de Vietnamiens
______

Écrit par : zorglub / | 20/12/2012

@ Zorglub

> Je suis allé en pèlerinage à L'Ile-Bouchard il y a dix ans avec des amis de Notre-Dame des Victoires. Joie de revoir Jacqueline Aubry et d'entendre une nouvelle fois son témoignage (je l’avais interviewée en 1997 pour le dossier de « France Catholique » – du 50e anniversaire des apparitions).
Le 23 mars, faut voir. La date me paraît en tout cas bien choisie pour en appeler à la Compassion de la Sainte Vierge.
______

Écrit par : Denis / | 20/12/2012

BIEN VU

> Permettez un rapprochement avec l'actualité: la première fois que j'avais entendu parler de Soloviev et de ce texte génial, qui associe pouvoir universel, individualisme et antéchrist, c'était par un prêtre qui nous expliquait aussi, il y a au moins vingt ans, que les futures persécutions viendraient du lobby gay qui commençait à poindre à l'occasion du SIDA, par le moyen des lois anti-discrimination; bien vu !
______

Écrit par : Pierre Huet / | 20/12/2012

LA CULTURE DE MORT

> Je ne peux m'empêcher de penser que ce genre de drame est une manifestation évidente de la "culture de mort":
http://fr.news.yahoo.com/pau-garçon-9-ans-retrouvé-pendu-chambre-095700402.html
Une culture où chaque individu - sans que cela soit exprimé clairement- est censé justifier en permanence qu'il rapporte plus au Système qu'il ne lui coûte... Plus de frein aux pulsions suicidaires...qui rendent service à la société, en la débarrassant de ses "boulets". Depuis 1914, chaque homme a intégré la fait que sa vie n'avait strictement aucune valeur en soi. Pauvre gamin...
______

Écrit par : Feld / | 21/12/2012

DANS L'ISLAM

> La Tradition musulmane croit, elle aussi, dans la venue d'un Antéchrist ou "Dajjaal " à la fin des temps. Il cherchera à détourner les hommes du vrai Dieu, se proclamera Dieu; il instaurera un empire mondial et persécutera les croyants restés fidèles. Avant-hier, j'en discutais avec une amie musulmane.
Un lien sur le sujet :http://www.mosquee-lyon.org/forum3/index.php?topic=12624.0;topicseen
Comme l'expliquent les participants de ce forum, les croyances relatives à l'Antéchrist reposent d'avantage sur des hadiths que sur le Coran lui-même. En revanche, le Coran nous parle explicitement de Gog et Magog (Yajûj et Majûj), présents dans les sourates XVIII, 94 et XXI, 96. Un article intéressant : http://www.islamdefrance.fr/main.php?module=articles&id=8&page=2&PHPSESSID=bce36a409b910f5021a9a3f56439e5aa
Voici un hadith concernant les signes précurseurs de la fin des temps en islam : « Le Prophète de Dieu (PBSL) survint alors que les compagnons parlaient."De quoi parliez vous ?" Les compagnons répondirent :"Nous parlions de l'heure suprême". Le Messager (PBSL) reprit :"L'heure suprême ne se dressera pas avant que vous ne voyiez les 10 signes précurseurs. La fumée, le Charlatan, la bête, le lever du soleil de son coucher, la descente de Jésus fils de Marie, Gog et Magog, trois éclipses : une éclipse à l'orient, une deuxième en Occident et une troisième dans la péninsule arabe, le dernier signe sera un feu qui jaillira du Yémen et qui conduira les gens au lieu de leur rassemblement."» Voir : http://www.islamdefrance.fr/main.php?module=articles&id=108
______

Écrit par : Blaise / | 22/12/2012

UN LIVRE DU PÈRE BOT

> Réponse à Denis, et à tous les lecteurs de ce blog qui s'intéressent à ce sujet étonnant de l'antéchrist.
Il m'a été donné de lire, après plusieurs années de recherches personnelles sur ce sujet, un livre tout simple et fort bien écrit, publié aux éditions de l'Emmanuel : « L’esprit des derniers temps », Jean-Marc Bot. L'auteur dresse un panorama de la fin du monde qui n'a rien a voir avec les bétises actuelles...
N'hésitez-pas, ça vaut le coup, et ça n'est pas cher ! Bonne lecture. On peut en reparler, et vous pouvez me contacter sur mon site/blog : martial-versaux.fr
Fidèlement,
Martial Versaux


[ De PP à V. - Jean-Marc Bot est... le père Bot, curé de Saint-Germain-en-Laye. Un prédicateur remarquable et un analyste de référence. ]

réponse au commentaire

Écrit par : Versaux / | 22/12/2012

Les commentaires sont fermés.