16/02/2011
Ce qui se met en marche au Moyen-Orient
L'opinion de l'intellectuel révolutionnaire Mohammed Hassan :
MC - Jusqu’il y a peu en Europe, beaucoup de citoyens pensaient qu’il serait difficile de faire tomber les dictatures arabes. Mais vous ne partagiez pas cet avis. Pourquoi ?
Mohammed Hassan - Durant les années 60, j’ai étudié en Egypte. Nous étions à l’époque trente mille étudiants étrangers venus d’Afrique, d’Inde ou même d’Indonésie, à profiter d’un programme d’éducation mis en place par Nasser quelques années auparavant. Je dirigeais le bureau des étudiants somalis et je me souviens que la plupart des Egyptiens moyens avaient beaucoup de sympathie pour nous car notre présence symbolisait la solidarité de l’Egypte avec l’Afrique : ils en étaient fiers !
En 2009, après trente ans d’absence, je décidai de retourner aux pays des pharaons. Dans l’avion, je discutai avec des journalistes égyptiens et leur fis part de mes inquiétudes : on m’avait dit que l’Egypte était devenu un Etat policier et que les arrestations étaient courantes. Mais les journalistes me rassurèrent, aussitôt prétendant que leur pays était une démocratie et qu’il n’y avait pas de craintes à avoir.
Arrivé au Caire, je fus impressionné de voir comment la ville s’était développée. Incroyable ! C’était devenu une ville immense, accueillant chaque jour deux mille nouvelles personnes. Je pris un taxi et me rendis dans les locaux de l’association que j’avais dirigée. J’y retrouvai une vieille connaissance égyptienne, Mohamed, avec qui nous prenions régulièrement le thé à l’époque et dont nous savions qu’il était en contact avec les services de renseignements. Je lui demandai quelle était la situation en Egypte. Il me répondit très en colère que ce pays était dirigé par des gangsters qui pillaient les richesses. Connaissant son passé dans les services secrets, je soupçonnai Mohamed de dire cela pour me tirer des vers du nez. « Tu peux parler, répondit-il. Tout le monde s’en fout ici. Les autorités ne contrôlent rien. Et ce bâtard, ajouta-t-il en désignant une photo de Moubarak accrochée au mur, il ne vit même pas au Caire, mais à Charm el-Cheikh (une station balnéaire très prisée par les touristes). »
Je fus très surpris car je pensais que les gens n’osaient pas critiquer le régime dans cet Etat policier. Aussi, dans les jours qui suivirent, je questionnai les gens dans la rue, dans le bus, sur le marché, etc. Tous tenaient le même genre de propos : « Les dirigeants sont des voleurs, un jour on leur coupera les doigts ! ». J’en arrivai à la conclusion que l’Egypte était prête pour une révolution.
Vous dites que le pays était prêt voilà deux ans. Pourquoi la révolution éclate-t-elle aujourd’hui ?
L’élément déclencheur est le suicide de Mohammed Bouazizi, le jeune vendeur tunisien qui s’est immolé. C’est la goutte qui a fait déborder le vase. Pour les musulmans, le suicide est un péché car Allah vous a donné la vie et vous l’enlevez de vos propres mains. Mais Bouazizi est devenu un martyr car il représente toute la jeunesse du monde arabe qui vit dans des conditions difficiles. Sa mort a donc été un élément déclencheur non seulement pour la Tunisie mais aussi pour l’Egypte et d’autres pays de la région. Car les conditions sont les mêmes partout : une population très jeune mais sans avenir, une répression policière très forte, des élites corrompues…
Les jeunes Arabes ne se retrouvent pas dans ce système où ils ne peuvent même pas entrevoir un futur. A trente ans, beaucoup ne peuvent pas s’acheter de maison et doivent encore vivre avec leurs parents. D’autres essaient d’émigrer : soit ils perdent la vie en traversant la Méditerranée, cet immense cimetière, soit ils réussissent à gagner l’Europe mais sont traités comme des chiens.
Face à cette misère, vous trouvez dans les pays arabes une élite qui se la joue bling-bling, faisant du shopping dans des boutiques luxueuses, roulant dans des 4x4 dernier cri, se pavanant sur des yachts…
Jusqu’à maintenant, les pauvres ont survécu grâce à la solidarité entre eux. Vous ne voyez pas, comme dans mon pays, l’Ethiopie, des tas d’ONG occidentales distribuer du pain ou d’autres biens de première nécessité. Mais les contradictions dans la société étaient telles que le système devait éclater.
Ce n’est pas la première fois que des révoltes populaires éclatent dans le monde arabe. Mais elles ont toujours été réprimées jusqu’ici. Comment expliquer qu’elles débouchent sur des révolutions aujourd’hui ?
Un poète tunisien a dit il y a longtemps : si le peuple veut vivre ne fût-ce qu’un jour, tout peut arriver. Le peuple peut dormir paisiblement pendant des centaines d’années. Mais s’il désire vivre, même une seule minute, rien ne pourra l’arrêter.
C’est ce qui arrive maintenant. Il n’y a pas d’explications scientifiques. Aucun historien ne pourrait dire pourquoi cela se produit précisément aujourd’hui. Si c’était possible, l’ennemi qui ne voulait pas accorder sa liberté au peuple égyptien aurait été en mesure de prévoir ces événements et aurait tout fait pour empêcher cela.
Comme vous le soulignez, des révoltes spontanées ont régulièrement éclaté et elles ont toujours été réprimées. Mais toutes ces révoltes sont des rivières qui, avec le temps, ont fini par former un fleuve de contestation insurmontable. [...]
La crise économique est un facteur important ?
Il y a en effet une grave crise capitaliste, le déclin des puissances occidentales et le passage d’un monde unipolaire dominé par Washington à un monde multipolaire avec l’ascension des pays émergents. Cependant, la faiblesse des Etats-Unis n’est pas si nouvelle. Le véritable changement, c’est que l’image des Etats-Unis dans le monde reflète cette faiblesse aujourd’hui. En effet, il n’y a pas que la force économique ou militaire. Il y a aussi l’impact psychologique de l’image que donne une puissance comme les Etats-Unis. Cette domination culturelle et intellectuelle est très importante.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, il y a eu une offensive orchestrée par des intellectuels US tels que Francis Fukuyama avec La fin de l’Histoire ou Samuel Huntington avec Le choc des civilisations. Cette offensive a instauré une véritable terreur intellectuelle sur le reste de la planète en prétendant que l’Occident était devenu le maître du monde.
Comment cette image de toute puissance de l’Occident a-t-elle été brisée ?
Tout d’abord, il y a la guerre en Afghanistan. Je me souviens en 2001, en pleine affaire des courriers piégés à l’anthrax : des journalistes de CNN interviewaient un ministre taliban. C’était un vieil homme, assez arriéré, avec un turban, une grosse barbe, etc. Un journaliste survolté lui demanda si son pays était responsable des attaques à l’anthrax. Le vieil homme éclata de rire : il ne comprenait rien et ne savait même pas ce qu’était l’anthrax ! Mais la télévision US était pourtant en train de présenter cet homme modeste comme un dangereux terroriste ! Avec ce genre de scénario ridicule, les Etats-Unis ont envahi l’Afghanistan. Mais cette guerre s’est révélée être un fiasco et l’image de superpuissance de l’Occident en a pris un sacré coup.
L’autre élément très important est la résistance irakienne. Les Etats-Unis ont été incapables de contrôler le pays et leur déroute militaire face aux résistants a fait passer le baril de pétrole de 30 à 75 dollars en peu de temps. Cette hausse soudaine a rapporté beaucoup d’argent dans les caisses des pays producteurs de pétrole. Endettés à cause des programmes de la Banque mondiale et du FMI, ces pays ont pu effacer leur ardoise et retrouver une certaine indépendance.
Les campagnes militaires en Afghanistan et en Irak sont donc des échecs. L’usage brutal de la force a ouvert les yeux des populations arabes : il n’y a que les fous et les peureux qui tuent de cette manière. Cette violence aveugle n’a donc fait que renforcer la résistance à l’impérialisme. De plus, il y avait une théorie disant que l’armée US était capable de mener cinq guerres en même temps : deux conflits majeurs et trois de niveau moyen. Les résistances afghane et irakienne ont montré au reste de la planète que tout cela était faux. Ce n’était que de la terreur intellectuelle.
L’évolution des technologies de l’information a-t-elle également joué un rôle important ?
Tout à fait. Les réseaux sociaux sur Internet ont permis aux manifestants de s’organiser malgré la répression policière. Mais l’élément principal selon moi est l’émergence de médias d’information tels qu’Al Jazeera. La domination médiatique de l’Occident est brisée et le fossé qui séparait autrefois les élites et les peuples occidentaux des populations du Tiers-Monde n’est plus si grand. Aujourd’hui, des jeunes étudiants latinos ou arabes reçoivent une meilleure information que leurs camarades d’Occident. L’accès à la télévision s’est démocratisé et des chaines locales diffusent dans la langue des citoyens du Tiers-Monde. C’est très important car le contrôle de l’information est un élément-clé dans les conflits.
Mussolini est le premier à avoir utilisé un média d’information comme arme de guerre. Dans les années 30, la radio italienne diffusait des programmes en langue arabe à destination des colonies contrôlées par les Alliés. Cette radio invita même le mufti de Jérusalem pour servir la propagande fasciste. Ensuite, les Britanniques réalisèrent l’utilité de ce concept et créèrent la BBC internationale, qui diffusait des programmes dans plusieurs langues. Petit à petit, les médias occidentaux se sont imposés comme les maîtres du marché de l’information et ont pu déverser leur propagande au reste de la planète.
Mais aujourd’hui, les populations du Sud ont leurs propres médias. Ce développement a également permis de démocratiser l’information et la culture uniquement accessibles par les livres autrefois. Cela a donc réduit d’une certaine manière le fossé entre les différentes classes sociales.
Autre conséquence : le niveau de conscience politique des citoyens arabes est devenu très élevé. Les gens n’ont plus peur, ils s’organisent et descendent dans la rue. Normalement, par temps de paix, ça peut prendre des années pour que les consciences s’éveillent. Mais en période de crise, les choses s’accélèrent. Il y a quelques semaines, alors qu’ils réclamaient la démission de Moubarak, les Egyptiens ont organisé la marche du million au Caire. Savez-vous d’où cela vient ? De la marche du million organisée en 1995 par le militant Louis Farrakhan aux Etats-Unis pour attirer l’attention des politiques sur la situation des afro-américains. C’est un clin d’œil, un message envoyé au président Obama pour qu’il comprenne que le niveau de conscience politique des Egyptiens est élevé.
L’Egypte de Moubarak était un pilier essentiel de la politique US au Moyen-Orient. Ce pilier est peut-être en train de s’effondrer et d’autres pourraient suivre dans la région. Pensez-vous que les Etats-Unis étaient préparés à de tels changements dans le monde arabe ?
L’impérialisme US est déconnecté de la réalité. Il vit dans le monde magique de Disney où tout est beau et tout lui réussit. Il n’avait pas pu prévoir la débâcle afghane et irakienne et pensait pouvoir enchaîner avec l’Iran. Un autre exemple : la Chine planchait depuis un moment pour mettre au point un tout nouveau modèle d’avion de combat très sophistiqué. Selon ses informations, le Pentagone estimait que Pékin maitriserait la technologie nécessaire pour faire aboutir ce projet d’ici une quinzaine d’années. Il y a quelques mois, le secrétaire US à la Défense, Robert Gates, s’est rendu en voyage officiel à Pékin. Vous savez comment sont les Chinois : très polis ! Aussi, à l’arrivée de leur hôte sur le tarmac de l’aéroport, ils ont préparé un cadeau de bienvenue et fait décoller devant les yeux ébahis du secrétaire le fameux avion de combat !
Pourquoi les chancelleries occidentales semblent avoir été tant surprises par les révolutions arabes ?
Lors de mon voyage en Egypte en 2009, j’ai été très frappé par l’important dispositif de contrôle policier qui entourait les ambassades occidentales. Dans le bar de l’hôtel où je séjournais, j’ai fait la connaissance de diplomates britanniques. Lorsque la glace était rompue, je leur ai demandé que signifiait tout ce dispositif autour des ambassades. Ils ont rigolé et m’ont répondu : « Mr. Mohamed, vous touchez le point sensible. Nous avons l’impression de vivre dans un zoo. On nous a dit que le peuple égyptien était dangereux et on a donc placé nos ambassades dans des cages ! En fait, au nom de la lutte contre le terrorisme, nos mouvements sont très limités. Notre gouvernement et le gouvernement égyptien nous empêchent de rencontrer les gens du peuple. »
Ces diplomates étaient donc incapables de se faire une idée correcte de la société égyptienne et ne recevaient que des informations positives du gouvernement de Moubarak. Ca m’a rappelé le livre La Tragédie et les leçons du Viêt Nam de Robert McNamara... [Il] raconte comment, durant la présidence de Johnson, les Etats-Unis disposaient de milliers d’experts au Sud-Viêtnam pour assister le gouvernement. Tous les jours, il recevait des rapports de ces experts disant que tout allait bien. [...] Leurs rapports ne témoignaient pas de la situation objective sur place, mais de leur désir de bien-être personnel et de leur incompétence.
Les diplomates britanniques que j’avais rencontrés étaient un peu dans la même situation. Ils n’avaient aucune idée de la réalité sur place alors que moi-même, en une semaine, j’avais compris que la société égyptienne était sur le point d’exploser.
La chute de Moubarak risque-t-elle de favoriser la montée de l’islamisme en Egypte ?
On parle beaucoup des Frères musulmans en effet. Cependant, non seulement Moubarak n’était pas le rempart qui a permis de contenir la tendance islamiste, mais la confrérie était aussi une pièce essentielle dans la dictature du raïs.
De 1956 à 1970, Gamal Abdel Nasser a dirigé l’Egypte avec un programme socialiste, faisant de nombreuses réformes. Il a par ailleurs réprimé la confrérie des Frères musulmans et commis des erreurs à leur encontre. A l’époque, l’Egypte était proche de l’Union soviétique. A la mort de Nasser, Anouar el-Sadate prit la tête du pays et se rapprocha progressivement des Etats-Unis. Il adopta une politique économique libérale et se soumit aux intérêts US au Moyen-Orient, enterrant la hache de guerre avec Israël.
Cependant, l’héritage de Nasser était encore très fort en Egypte. C’était un obstacle pour Sadate qui voulait suivre les préceptes de la Banque Mondiale et brader les entreprises publiques au profit de compagnies privées. Le nouveau président égyptien devait donc se débarrasser de ceux qui revendiquaient encore la politique de Nasser. Moubarak à l’époque a eu un rôle bien particulier : il avait pour mission de former des gangs et de les armer à travers les services secrets pour combattre les nasséristes et les communistes. Mais la répression ne suffisait pas. Il fallait aussi combattre l’héritage de Nasser sur plan idéologique. Sadate a utilisé la religion pour cela. D’une part, toute une série d’informations ont été révélées sur la répression de Nasser contre les Frères musulmans. Et l’agenda de ces révélations n’était pas un hasard selon moi. D’autre part, Sadate s’est présenté comme un homme de Dieu, un musulman dévoué. Il a introduit de nombreuses mesures pour consolider l’importance de la religion dans la société égyptienne. Par exemple, faire lire des versets du Coran avant le journal télévisé. Sadate a également libéré les Frères musulmans qui étaient emprisonnés.
L’idée que la dictature égyptienne était nécessaire pour contenir la montée de l’islamisme est donc fausse. L’islamisme était en fait une pièce essentielle du système. Il permettait de justifier l’Etat-policier que soutenait l’Occident.
Pourtant on présente souvent les Frères musulmans comme le principal parti d’opposition en Egypte.
C’est faux. Les Frères musulmans étaient en fait le seul parti acceptable pour le régime égyptien. S’ils étaient vraiment dangereux, la dictature de Moubarak ne les aurait pas tolérés. Or, les Frères musulmans ont même été à plusieurs reprises autorisés à siéger au parlement. Dans une dictature, vous n’acceptez pas votre ennemi. Ce n’est pas comme les communistes ou les islamistes qui étaient bannis en Tunisie. Les Frères musulmans représentent l’autre face du système totalitaire soutenu par l’impérialisme. Leur programme socio-économique n’est d’ailleurs pas progressiste : ils prônent un capitalisme débridé, la libre entreprise, se sont déjà opposés à des mouvements d’ouvriers ou de paysans… Bref, la ligne parfaite pour permettre à l’impérialisme de continuer à exploiter l’Egypte.
N’y a-t-il donc pas de forces d’opposition capables de guider la révolution en Egypte ?
Nous avons vu qu’il y avait beaucoup de similitudes en Tunisie et en Egypte sur les raisons qui ont poussé le peuple à se soulever. Il est intéressant aussi de remarquer les interactions entre ces mouvements. Si la révolution tunisienne n’avait pas eu de répercussions dans le monde arabe, elle aurait pu être isolée et réprimée. Mais la révolution tunisienne a encouragé le peuple égyptien à se soulever et parallèlement, la révolution égyptienne a affaibli les éléments réactionnaires qui voulaient étouffer la révolution en Tunisie.
Il y a cependant une grande différence entre ces deux mouvements. Selon moi, la révolution tunisienne est mieux organisée. Notamment du fait que les partis d’opposition ont beaucoup appris de leur expérience dans la clandestinité. Même en prison, l’opposition s’est organisée et les forces contre-révolutionnaires ne peuvent pas la diviser aujourd’hui.
C’est différent pour l’Egypte. Les nasséristes et les communistes n’ont pas eu autant de patience que leurs homologues tunisiens et représentent seulement un petit segment de la population. Les Frères musulmans n’incarnent pas une véritable opposition et ne représentent pas non plus une grosse partie de la société. Enfin, les médias occidentaux ont beaucoup parlé de Mohamed El Baradei. Mais cet homme a vécu la plupart de son temps entre deux aéroports et n’a aucune base sociale en Egypte. Personne ne le connaît dans le pays, hormis sa femme et ses collègues !
Comment pourraient évoluer les choses alors ?
La seule institution organisée est l’armée. Tout dépend d’elle maintenant.
Mais l’armée était proche de Moubarak. Et elle est financée par les Etats-Unis. Peut-on attendre de réels changements de cette institution ?
L’armée n’est pas un corps homogène. Tout comme dans la société égyptienne, vous trouvez dans l’armée différentes tendances. Et le corps de cette institution est composé d’Egyptiens venant du peuple. Ils ne veulent plus de la dictature. De plus, les révolutionnaires qui ont mis fin à la monarchie égyptienne en 1952 étaient des officiers de l’armée, ne l’oublions pas.
Les proches de Moubarak ne représentent qu’une minorité au sein de l’armée. Maintenant que le dictateur est tombé, la Constitution va être modifiée pour autoriser tous les partis politiques qui le souhaitent à participer aux prochaines élections. Nous allons voir quelles forces vont émerger.
Que peut faire Washington pour défendre ses intérêts en Egypte maintenant ? Financer les groupes politiques favorables aux intérêts US dans un système démocratique ? La National Endowment for Democracy, une officine de la CIA, a pratiqué cela en Yougoslavie et en Amérique latine. Et cette organisation finançait des groupes d’opposition en Egypte déjà sous Moubarak.
Le Moyen-Orient est tellement important d’un point de vue stratégique, que la politique des Etats-Unis dans la région est la répression. Et le principal allié pour servir cette politique est l’Etat-policier. Washington n’a donc pas besoin de groupes d’opposition politique. Il lui faut une dictature absolue.
Cependant, ce système de domination est en banqueroute à cause du niveau de conscience des citoyens arabes. L’Occident a prétendu apporter la démocratie mais il a porté au pouvoir des voleurs corrompus, des fascistes qui ont opprimé le peuple. Cette démocratie n’a aucun sens car elle repose sur un mensonge.
C’est pourtant un outil essentiel de la politique US. Après la Deuxième Guerre mondiale, quand les Etats-Unis sont devenus la première puissance, le diplomate George F. Kennan a écrit un article qui allait avoir un impact énorme sur la politique étrangère de son pays. Kennan expliquait que les Etats-Unis représentaient 6% de la population mondiale mais consommaient 50% des richesses de la planète. L’objectif était de creuser d’avantage ce fossé ! Selon Kennan, les droits de l’homme et la démocratie n’étaient pas une préoccupation première pour les Etats-Unis. Mais si un gouvernement révolutionnaire émergeait quelque part et menaçait les intérêts US, Washington devait intervenir en utilisant les droits de l’homme et la démocratie comme prétexte.
C’est la politique étrangère des Etats-Unis. S’ils se souciaient vraiment de la démocratie, ils interviendraient immédiatement en Arabie Saoudite. Mais ce n’est qu’un prétexte et les populations arabes ne sont pas dupes. Les Etats-Unis n’ont que deux options au Moyen-Orient : imposer des dictatures ou partir.
Moubarak était aussi un allié important d’Israël. Quel pourrait être l’impact de sa chute pour ce pays ?
L’Egypte a d’importantes réserves de gaz. Et Israël est le pays qui profite le plus de ces richesses, payant le gaz moins cher que le prix du marché. Il a développé un réseau très important qui dépend de l’approvisionnement égyptien. Israël a procédé à des simulations ces derniers jours pour pallier une coupure éventuelle de cet approvisionnement. Mais sur le long terme, si un nouveau gouvernement égyptien revoyait cet accord, ce serait très difficile pour l’Etat hébreu.
De plus, l’enjeu palestinien n’est pas résolu. Les dirigeants égyptiens, depuis Sadate, ont conclu une alliance avec Israël. Mais le peuple égyptien, lui, est solidaire des Palestiniens...
Cela aurait aussi un impact sur la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient ?
Tout à fait. En 1973, la guerre de Kippour opposa l’Egypte et la Syrie à Israël et se solda par la défaite des troupes arabes. A la suite du conflit, un accord de paix fut signé entre l’Egypte et Israël et cet accord constitua l’un des principaux piliers de la politique US au Moyen-Orient. C’était une stratégie d’Henry Kissinger : la paix entre l’Egypte et Israël a permis de liquider la question palestinienne et de briser l’unité des pays arabes. Selon moi, cet accord est fini. Les Etats-Unis ont perdu l’Egypte avec la chute de Moubarak et les rapports de force vont changer dans la région.
Que peut-il arriver dans le monde arabe maintenant ? Les révolutions vont-elles se limiter à l’Egypte et la Tunisie ?
Non. Des révoltes ont éclaté au Yémen où la chute d’Ali Abdullah Saleh, un autre dictateur pro-US, est inévitable. C’est un enjeu de taille pour l’Arabie Saoudite : si une révolution populaire éclate au Yémen, cela va porter le danger aux portes du royaume saoudien, le pire ennemi de la démocratie dans le monde arabe. L’Arabie Saoudite est un pays arriéré et le principal allié des Etats-Unis dans la région. La monarchie féodale craint les mouvements populaires. D’ailleurs, elle ne voulait pas que les Etats-Unis lâchent Moubarak. Lorsque l’administration Obama a annoncé sous la pression populaire qu’elle arrêterait de financer le régime de Moubarak, l’Arabie Saoudite a aussitôt répliqué qu’elle prendrait en charge ce financement. Elle voulait maintenir le dictateur à tout prix pour prouver que les révoltes ne mènent à rien.
Si les révolutions arabes devaient avoir un impact considérable en Arabie saoudite, les conséquences seraient énormes. En effet, le principal outil de domination de l’impérialisme US est le dollar. C’est très important car le pétrole est vendu en dollar. Mais un gouvernement démocratique et indépendant en Arabie Saoudite pourrait refuser d’utiliser cette monnaie. Le dollar ne serait plus alors la monnaie de référence dans le monde, ce qui signerait la mort de l’impérialisme US. Les Etats-Unis sont donc dans une mauvaise posture. Au Liban aussi, leur stratégie s’est effondrée. ..
Finalement, que nous apprennent ces révolutions ?
Les puissances néocoloniales ne comprennent pas que le monde a changé. On le voit en Côte d’Ivoire par exemple. Les Etats-Unis et la France veulent imposer Alassane Ouattara, une marionnette venue du FMI. Mais il n’a pas gagné les élections et la situation est bloquée. Les pays d’Afrique de l’Ouest devaient intervenir militairement pour le compte des puissances impérialistes mais les soldats africains ne veulent pas provoquer un nouveau bain de sang pour défendre les intérêts occidentaux. C’est la grande leçon : le niveau de conscience politique dans les pays arabes, en Afrique et dans tout le Tiers-Monde est beaucoup plus élevé maintenant. On ne peut plus tromper ces gens comme avant.
Je pense que dorénavant, la contradiction va se poser entre les puissances impérialistes et les pays du Sud. Autrefois, les puissances coloniales se déchiraient entre elles pour accaparer le gâteau du Tiers-Monde. Aujourd’hui, elles vont devoir négocier avec ces pays. L’hégémonie politique et économique de l’Occident touche à sa fin. Les Etats-Unis disposent de beaucoup de ressources dans leur propre pays et resteront une puissance régionale importante. L’Europe devra choisir : se soumettre encore plus à la puissance US ou devenir réellement indépendante. L’hégémonie idéologique de l’Occident aussi est révolue. Vous n’avez plus de grands philosophes...
Il y a Bernard-Henri Lévy…
Voilà, vous avez mesuré toute l’ampleur du problème ! >>
18:40 Publié dans La crise, Social | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : moyen-orient
Commentaires
> J'adore les deux dernières lignes.
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Écrit par : Pierre Huet / | 16/02/2011
1789
> Très bon article, mais on ne sait pas très bien ce qui va sortir du chaos pour autant. Cela risque de ne pas aller beaucoup plus vite qu'en 1789 en France avant d'avoir une situation vraiment démocratique et stable.
Par ailleurs, il y a des grands penseurs en occident malgré tout, mais évidemment ils ne font pas la une des médias (sauf Benoit XVI, mais ce n'est pas pour la profondeur de ses pensées) et c'est bien là le problème.
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Écrit par : ludovic/ | 16/02/2011
ANALYSE
> Merci de nous faire part de cette analyse, la première qui me semble apporter de véritables éléments de réponse, à la hauteur de ce qui se passe.
Le fait est que depuis longtemps chez nous (en France) l'histoire du monde échappe et à notre pouvoir d'action, et à notre pouvoir d'anticipation et de compréhension "à chaud". Ce que disait Fukuyama est vrai pour nous, mais l'histoire continue de s'écrire là où il y a des peuples vivants. Nous sommes ausi traumatisés par notre passé d'une violence inouïe, et n'arrivons pas à envisager positivement l'histoire. Aujourd'hui ce n'est pas tant les peuples qu'il faut craindre que les puisssances économiques: les peuples de l'Est ont vaincu pacifiquement le plus grand régime totalitaire que le monde ait connu, c'est pacifiquement, mais non sans effort qui mériterait toute notre admiration, que les deux Allemagnes se sont réunifiées: c'est grâce à une opposition pacifique de tout le peuple que un à un les pays du Moyen Orient se libèrent de leurs dictateurs, autant d'événements qui devraient nous mettre dans la joie, au lieu de cela qui nous laissent pâles et sans voix... Tolstoï et non Lénine, Gandhi et non les nationalistes indiens, Mandela et non les racismes: on assiste aujourd'hui au triomphe de la conscience désarmée des hommes et des peuples face à la force aveugle et brutale des super-puissances militaro-économico-financières. Que la liesse de ces peuples soit aussi nôtre!
Le monde se donne à réinventer sous nos yeux usés et nous offre une nouvelle jeunesse, réjouissons-nous et retroussons nos manches, non pour faire les sempiternels donneurs de leçons, mais humblement proposer nos mains...mais non,c'est vrai, nous notre souci c'est l'immigration ...Pourquoi la même jeunesse là-bas libère son peuple et nettoie les places et les rues, chez nous trafique, casse et met le feu partout? Question de race et de religion, ou de chômage et de misère sociale? Toutes nos explications sont à revoir...au travail!
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Écrit par : Anne Josnin/ | 17/02/2011
RELAYER
> ...Moi aussi, j'aime beaucoup la conclusion ^^
Merci de nous avoir fait découvrir cet entretien, que je me suis empressé de relayer ici : http://dialogueabraham.forum-pro.fr/t31-revolutions-post-islamistes
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Écrit par : Ren'/ | 17/02/2011
LES PEUPLES
> Remarquable : le niveau de conscience des peuples pas des médias !
Cela rapelle des propos largement argumentés d'autres sources...
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Écrit par : Gérald/ | 17/02/2011
> Très bon article!
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Écrit par : Amaury / | 17/02/2011
PASSIONNANTE
> Merci pour cette analyse passionnante et de première main. Enfin un regard pertinent et incisif sur la situation égyptienne et même mondiale !
Cela étant, plusieurs de mes amis, chrétiens catholiques égyptiens, ne partagent pas tout à fait le point de vue de Mohammed Hassan sur les Frères musulmans. Ils percevaient Moubarak comme celui qui a utilisé les Frères musulmans, les faisant servir sa politique. Ils ont pu siéger au parlement. Ils ne sont pas pour autant un instrument neutre et docile entre les mains du raïs. Qu'ils aient été acceptés dans le système ne fait pas d'eux des amis.
On retrouve un effet semblable en Pologne : Solidarnosc a du être accepté par le pouvoir communiste comme interlocuteur, sans devenir ami du régime ! (Attention, une analogie ou une homologie de structure comme c'est le cas ici parle autant par ses similitudes que par ses dissemblances. Je ne compare aucunement Solidarnosc aux Frères musulmans);
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Écrit par : GP/ | 17/02/2011
Chère Anne Josnin,
> pourquoi la jeunesse nettoie tout là-bas? Mais parce qu'il y a une jeunesse! En Europe, il n'y a que des vieux, des momies emberlificotées dans leurs vielles lubies de jouissance petite-bourgeoise. Quand de rares jeunes, des vrais, des moins de 30 ans, bougent, c'est pour réclamer la retraite à 60 ans ou se battre à minuit devant la fnac pour avoir le dernier iPhone...C'est pour cela que je pense que les immigrés peuvent nous apporter beaucoup comme les barbares apportèrent à l'Europe en arrivant dans un monde romain agonisant. A condition de les évangéliser.
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Écrit par : vf/ | 17/02/2011
Cher vf,
> j'entendais "jeunesse des banlieues", qui a les mêmes origines que celle de là-bas. Objectivement,nous avons raté leur intégration, et alors qu'ils pourraient effectivement nous apporter beaucoup, on en a fait des hordes sauvages. Ce que leurs cousins au pays ne sont pas. Et ils ne connaissent pas plus l'Evangile de ce côté de la Méditerranée que de l'autre. Mais on leur a offert le spectacle destructeur de notre mode de vie individualiste et matérialiste. Aussi pour reprendre ce que vous écrivez, je dirais plutôt:
"A condition de nous évangéliser".
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Écrit par : Anne Josnin/ | 17/02/2011
Cher vf,
> Autres différences avec les pays du Maghreb, c'est que le malaise social peut trouver en France deux exutoires "honorables" :
- les antidépresseurs (pour tous budgets) ;
- et si ça ne suffit pas : le suicide (bientôt assisté, autant faire ça dans des conditions d'hygiène minimales).
Je suis vraiment frappé de voir que, dans notre pays, plus les conditions d'un processus révolutionnaire sont réunies, plus il ne se passe RIEN... Sarko ou DSK en 2012, ça c'est le Grand Soir ! Yo !
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Écrit par : Feld / | 17/02/2011
"A condition de les évangéliser"
Je veux bien, mais, dans ce cas, comment expliquer que les Coptes (minorité fervente s'il en est) n'aient pas réussi à convertir l'Egypte ?
Écrit par : Feld | 17/02/2011
"A condition de les évangéliser"
> Je veux bien, mais, dans ce cas, comment expliquer que les Coptes (minorité fervente s'il en est) n'aient pas réussi à convertir l'Egypte ?
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Écrit par : Feld / | 17/02/2011
ESSENTIEL
> D’accord avec vf mais aussi avec Anne Josnin. Eux ou nous, l’essentiel est d’évangéliser. La puissance de l’évangile a transcendé l’agonie d’un monde, celui de l’empire romain. Elle peut encore produire son fruit dans cette Europe libérale-libertaire qui s’effondre devant nos yeux. La sagesse qui nous est demandée est peut-être de laisser les « barbares » nous envahir, d’où qu’ils viennent, qu’ils soient financiers assoiffés de spéculation ou populations démunies et cependant conquérantes en quête du pain de chaque jour. Accueillons-les avec douceur et humilité pour partager avec tous la Bonne Nouvelle du Christ, et retremper nos âmes de convertis dans l’héroïsme des vierges martyres, qui renversaient les idoles pour les briser ! (ce que fait assez bien PP)
D.
[ De PP à D. - Oui à deux nuances près : dans le genre vierge martyre, je ne suis pas le bon casting ; et on peut évangéliser les individus mais pas les structures de péché, donc pas la spéculation. Relisons 'Caritas in Veritate'. ]
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Écrit par : Denis/ | 18/02/2011
A Anne-Josnin et Feld
> si "on" a raté leur intégration ( je dirais plutôt que le système matérialiste-mercantile ne propose rien comme civilisation à "intégrer". Au contraire, il détruit l'idée de civilisation pour rabaisser les hommes aux niveau le plus bas de leurs instincts et pulsions. A ce tire, les "racailles" de banlieues ne sont pas islamiques mais consuméristes. C'est peut-être pour qu'ils soient plus facilement évangélisables? Les Coptes, mais je ne connais pas vraiment la question, sont chrétiens mais aussi non-arabes, il me semble? A la barrière religieuse, s'est ajouté la barrière culturelle et ethnique. Regardez en Algérie, les succès des évangéliques. Il est donc possible d'évangéliser les musulmans. Maintenant, tout cela est dans les mains de la Providence. Témoignons et semons. Mais ce ne sera pas nous qui récolterons.
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Écrit par : vf / | 18/02/2011
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