27/10/2010
Sous l'obsession "identitaire", qu'y a-t-il ?
Une étude intéressante :
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www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Ethique
23 octobre 2010
Parler de la crise identitaire c’est tout d’abord la situer dans son contexte de crise généralisée : crise économique, crise de l’éducation, crise de l’enseignement, crise des institutions... On peut se douter que ces crises ne sont pas seulement concomitantes. Elles résultent et participent d’un effondrement systémique de la civilisation occidentale. Mon propos consiste à repérer la lame de fond qui l’anime.
Dans le contexte de relativisme politique et culturel que nous traversons, nous pouvons constater que nombre de mots et concepts ne fonctionnent plus comme vecteurs de sens au service de la pensée mais comme des agents de communication au service de« l’air du temps ». Je désigne par là l’idéologie distillée par le discours médiatique, constituée d’émanations inconscientes, de fantasmes, non-dits et dénégations des passages à l’acte en cours[1].
Ainsi en est-il du mot «identité », utilisé confusément pour parler de soi et des autres, à divers titres d’appartenance communautaire, notamment sexuelle, ethnique, religieuse, régionale.
Nous reconnaissons dans cette déclinaison les composantes d’un autre concept à succès : « la diversité » dont les médias nous rebattent les oreilles. Tant pour la légitimer que pour effacer au plus vite de nos mémoires le souvenir d’une cohésion sociale fondée sur le respect des valeurs républicaines, les droits et les devoirs inhérents à la citoyenneté.
Les revendications identitaires contemporaines se manifestent sur un mode passionnel confinant à la violence, mâtiné de victimisme que leur accréditation institutionnelle[2] rend explosives.
Nous y détecterons d’emblée les symptômes d’une souffrance existentielle généralisée, d’une grave crise identitaire.
Afin de l’ouvrir à l’analyse, nous rapporterons tout d’abord ce terme obscur d’ « identité » à la question de « l’Être » qui le sous-tend.
Aborder cette dialectique primaire de « l’Être » nous ramène aux fondements les plus archaïques des sociétés humaines.
Des archaïsmes inamovibles
Les fondements archaïques dont il est question sont non seulement génériques à l’ensemble de l’humanité, mais encore intrinsèques à la structure psychique de tout sujet humain. Si l’on peut qualifier ces fondements d’archaïques, c’est parce qu’ils se rapportent à notre double appartenance au réel biologique et à la réalité langagière. C’est en effet dans cet espace d’ambiguïtés que, depuis des temps immémoriaux, l’identité subjective est appelée à se construire et se réaliser. La problématique identitaire qui submerge le monde contemporain (passionnelle, caractéristique de son ancrage dans la vie intime) s’articule manifestement aux tremblements de cette phase archaïque. Il est donc urgent d’aviser en quoi consistent ces archaïsmes, parce qu’ils participent de l’histoire de chaque sujet et qu’à ce titre ils sont structurellement récurrents. Mais surtout parce que leur contention est au principe de l’élaboration et du maintien des processus de civilisation[3].
Comment se construit l’identité ?
L’identité n’est pas une réalité matérielle. C’est une construction qui se réalise par la médiation de la parole et qui comporte deux niveaux inter-dépendants.
L’un constitue et régit l’économie intime de chaque sujet.
L’autre, collectif et institué, en prend le relais pour façonner et structurer le champ social (traditions, religions, lois).
La construction identitaire du «sujet »
C’est lors de l’acquisition du langage que se produit l’émergence du Sujet humain. C’est en effet le langage qui, dans la relation intersubjective, interpelle le sujet comme tel et le construit en lui donnant reconnaissance.
Mais en même temps le langage le divise. Car l’Autre de la parole laisse dans le sujet une empreinte en creux, qui fait manque. Ce manque à « être », qui frappe l’existence humaine du sceau de l’incomplétude, est ce qui fonde le désir.
S’il est vrai que le désir est suscité par un objet convoité, il n’en reste pas moins que le vide qui le cause est de structure. C’est en quoi aucun objet, fut-il le plus désirable, n’est approprié pour le combler. La satisfaction du désir laisse toujours à désirer C’est ce qui fait dire que le désir est insatiable. Quoi qu’ils possèdent, les humains en proie au désir, c’est-à-dire au « manque-à-Être » qui les creuse, réclament « toujours plus»...
Mais quel est donc cet obscur objet du désir ?
Le désir réfère incontournablement à celui de la mère. Celui-ci constitue en effet une entrave à la demande d’amour et à la satisfaction des besoins de l’enfant, qui voudraient que sa mère se consacre entièrement à lui. C’est pourquoi l’enfant veut être l’objet du désir de sa mère.
Ce désir premier reste inscrit dans le psychisme comme une indélébile référence. Et comme le désir féminin est orienté du côté mâle, le symbole phallique qui lui est associé est investi d’un prestige unique et référent qui est à l’origine du phallocentrisme qui structure le psychisme de tous les sujets humains (quel qu’en soit le sexe), mais aussi les institutions de l’ensemble des sociétés humaines. Ce phallocentrisme a pour conséquence que le sexe féminin ne trouve place dans l’inconscient qu’en tant qu’Autre-privé-de-phallus.
Ce désir originaire et infantile d’être le phallus constitue le prototype de tout désir d’« Être ». C’est ce que nous allons vérifier concernant celui qui sous-tend les revendications identitaires.
L’identification sexuelle : « avoir » ou « ne pas avoir »
Cette symbolique phallique fondatrice étant posée, la découverte de la différence sexuelle – qui est pour l’essentiel découverte de ce qui manque à la mère – est un moment déterminant dans la construction psychique du sujet. Elle fait basculer le désir de l’enfant de la problématique primordiale de « l’être » vers celle de « l’avoir » où le sujet est appelé à s’identifier sexuellement. « Avoir » ou « ne pas avoir » le phallus, telle est l’alternative. C’est le moment au cours duquel la symbolique phallique vient s’ancrer dans l’imaginaire[4]. Cette séquence est déterminante car elle amorce la destitution de la mère de sa position de toute puissance et permet d’introduire la loi du père.
L’assomption du désir dans le champ éducatif judéo-chrétien
Dans la société occidentale, la culture s’est façonnée dans les champs linguistiques hébreu, grec et latin – qui ont engendré les valeurs de justice et d’égalité inscrites dans les Évangiles – et s’est structurée sur le modèle du droit romain[5]. Ceci se traduit dans les textes religieux par une dévalorisation radicale de la jouissance qui implique dans le champ social une application égalitaire mais très contraignante de l’Interdit. Cette configuration singulière a déterminé un modèle éducatif qui engendre une forte culpabilité et une frustration douloureusement ressenties sur le plan individuel. Ces dispositions se sont cependant avérées très productives sur le plan collectif car elles ont favorisé l’émergence de l’autocritique et positivé le doute, terreaux fertiles de la pensée créative qui constitue le moteur du développement socio-économique et culturel occidental.
Il y a cinquante ans à peine, les processus normatifs psycho-éducatifs s’élaboraient encore sous ces auspices.
Dans la cellule familiale, l’Interdit était incarné par le père, dont le rôle majeur était de séparer la mère et l’enfant. La meilleure façon pour le père de s’opposer au désir de l’enfant pour sa mère étant de faire valoir les prérogatives du sien. Le désir de l’enfant restait ainsi en souffrance, interdit. C’est à l’issue d ’une période dite de « latence » et à la faveur des poussées hormonales de l’adolescence que le désir pouvait refaire surface. Il incitait le sujet à s’affranchir de l’interdit paternel, à renoncer à son objet incestueux en se reportant vers un objet de désir choisi hors du cercle familial.
Cette configuration liée à cette chronologie montre que l’avénement du désir du sujet, qui permet son affranchissement, est lié structurellement à l’énoncé de l’Interdit[6].
L’identification par appartenance dans les sociétés traditionnelles
Dans la plupart des sociétés traditionnelles, les interdits vont dans le sens d’une moindre pression sur les pulsions, voire de leur aménagement social et institutionnel. Le phallocentrisme s’y manifeste explicitement par la prévalence du sexe mâle. Ceci se traduit par une application inégalitaire des Interdits et contraintes qui se concrétise par l’affectation d’un statut inférieur aux femmes, généralement étendu aux minorités ethniques et religieuses[7]. La satisfaction sexuelle masculine y est privilégiée et le report du désir de la femme sur celui de la mère légitimé. Dans ce contexte, la relation fusionnelle mère-fils s’épanouit librement jusqu’à l’approche de l’adolescence. La rupture de ce lien puissant s’effectue généralement sur le mode de la circoncision. Pratiquée au moment de l’adolescence, cette ablation partielle de l’organe impliqué dans le désir exerce une menace explicite et concrète qui suscite la terreur chez les garçons, occasionnant non seulement la rupture avec la mère mais aussi avec l’Autre-sexe. C’est ce « mauvais aiguillage du désir et de la Loi »[8] qui engendre la mise à l’écart, la dévaluation et la discrimination des femmes que l’on peut constater dans la plupart des sociétés traditionnelles.
Cette bipartition sexuelle assure une fonction identitaire qui conditionne l’équilibre psychique des individus et l’ordre social. Mais le phallocentrisme, qui affecte aux deux sexes des valeurs si tranchées, se projette en enjeux vertigineux sur les procédures identificatoires.
L’appartenance sexuelle masculine détermine en effet cet enjeu majeur qu’est la dignité du sujet, la supériorité qui s’y attache mais aussi la position dominante dans la relation dominant / dominé que légitime l’organisation sociale.
Ces enjeux identitaires sont d’autant plus angoissants qu’ils interviennent sur une base vacillante : le manque à « Être » constitutif du sujet. C’est ce manque structural du sujet qui place sous le signe de la précarité le symbole phallique et suscite l’angoisse de sa perte. Au point de s’opposer à l’assomption du désir. Ce qui est le cas quand pèsent des menaces concrètes telles que la circoncision sur le pénis.
C’est pour contrevenir à cette précarité de l’identité phallique que les sociétés traditionnelles éprouvent la nécessité de l’authentifier par la privation ostentatoire de l’Autre.
Ce dispositif qui fait supporter à l’Autre la charge du manque, de l’indignité, de la culpabilité et de la honte, constitue pour ceux qu’elle épargne, un écran efficace à leur propre faille subjective, aux frustrations qu’elle engendre et favorise ainsi une certaine stabilité sociale. Mais l’assomption problématique du désir masculin, qui entrave les processus d’affranchissement individuel, la négativation de la culpabilité et du doute qui dissuadent l’autocritique et donc la pensée créative, tendent à confiner le socius dans l’immobilisme et l’anémie économique[9].
De la carence du désir à la crise identitaire
Nous venons de voir comment se structurent et se différencient les montages de l’identité dans la société chrétienne et les sociétés traditionnelles. Nous allons maintenant aborder la crise identitaire contemporaine. C’est-à-dire comment se sont déstabilisés les modèles identitaires, éducatifs et culturels que nous avons exposés.
Tout d’abord, que se passe t-il quand une société comme la nôtre, congédie l’Interdit et ses applications pour leur substituer le contraire, le principe de l’Impératif de jouissance ?[10] Je pointe en ces termes les mutations sociales, économiques et culturelles que résument parfaitement deux slogans bien connus : « Il est interdit d’interdire » et « Jouissons sans entraves ».
Au niveau de l’élaboration subjective
Dans un contexte familial où la présence paternelle tend à s’effacer, la séparation de la mère et de l’enfant devient aléatoire. Le désir tend alors à se perpétuer sur le mode primaire et narcissique du désir « d’être », articulé au désir de la mère. Quant à l’identification sexuelle, elle devient hypothétique faute de la contribution du père et de sa loi pour assurer la représentation de la différence sexuelle et engager l’affranchissement du sujet. Ce qui vient alors à émerger à l’état brut, désarimé du désir d’objet qui le positive, c’est le manque à « être », c’est-à-dire le vide structurel intérieur qui habite l’être humain du fait qu’il parle.
Les symptômes de cette carence identitaire s’expriment de multiples façons. Sous la forme de marquages du corps qui tentent de palier à l’effacement du sujet du langage et du désir : percings, tatouages, coiffes, rasages, marques et accessoires vestimentaires ostentatoires. Où nous reconnaîtrons le retour spontané et privatisé de rituels identificatoires, comparables à ceux qui sont institués dans les sociétés primitives et tribales.
Cette faillite subjective et cette carence du désir se projettent dans le champ de la consommation sur le mode de l’achat compulsif, de l’anorexie et de la boulimie.
Tandis que dans l’espace médiatique, qui a pris en otage les procédures sociales de reconnaissance en les cantonnant dans les limites de la notoriété, elle prend le caractère pathétique de la fascination pour le vedettariat et la quête effrénée de célébrité.
Sur le plan sociétal, la quête identitaire se poursuit sur le mode de la revendication d’appartenance (sexuelle, ethnique, religieuse), connotée, comme nous l’avons vu, des rivalités et frustrations qu’engendre toujours la recherche aléatoire de « l’être ».
Cette quête identitaire comporte aussi un revers : le dégoût et le déni de soi. Position que l’on peut constater, sur le plan individuel, par l’expansion du suicide (notamment chez les jeunes, les chômeurs, les victimes du stress en entreprise).
Le relativisme culturel
Le dégoût et le déni de soi se manifeste aussi au plus haut niveau politique. Il prend les dehors d’un « relativisme culturel » qui se donne les gants d’un humanisme universel où les cultures et civilisations seraient différentes mais en leur fond et valeurs équivalentes.
Cette considération relève d’un aveuglement (inconscient ou volontaire) mais aussi d’un ethnocentrisme occidental. Car les valeurs supposées à ce « multiculturalisme universel » sont celles des Droits de l’Homme. Que cela plaise ou non ces valeurs humanistes sont issues des valeurs égalitaires énoncées dans les Evangiles. Ce sont elles qui ont permis, sur le temps long, de battre en brèche les principes inégalitaires, sexistes et tribaux (qui régnaient dans le champ occidental comme partout ailleurs) et qui régissent encore aujourd’hui la plupart des sociétés traditionnelles.
C’est en quoi le concept de l’Homme Universel ne concerne que l’Homme au singulier. L’individu. Il ne peut s’étendre aux différentes sociétés humaines qui sont loin d’être universelles en leur valeurs, modes de vies et conceptions de l’Homme (notamment celle de la Femme, qui constitue quand même la moitié de l’humanité).
Libre à chacun, à tout Homme de la planète, d’adhérer aux valeurs humanistes, de se les approprier. Et même de les faire revivre quand elles sont aujourd’hui trahies par leurs plus indignes héritiers.
L’usage pervers du terme « racisme »
Les promoteurs du relativisme culturel sont de ces héritiers indignes. Ils exercent leurs basses-besognes sous couvert de la « belle-âme », étayée de la menace. Celle-ci consiste à faire appel en permanence à cet argument qu’est le « racisme » pour culpabiliser, discréditer et paralyser leurs contradicteurs.
Pour en finir avec cet argument fallacieux, il faut savoir que le racisme - qui est la haine et la discrimination de l’Autre en tant que tel - a pour prototype le mépris, la haine et la discrimination de cet Autre générique qu’est l’Autre-sexe. Or, c’est précisément ce racisme originel – l’infériorisation et la discrimination des femmes – qui structure les mœurs des sociétés traditionnelles. Et c’est précisément sur ce point que portent la plupart des critiques qu’elles suscitent.. Le relativisme culturel, qui qualifie ces critiques de « racistes », considère donc qu’il est raciste de s’opposer au racisme. Cette inanité ne fait que s’ajouter aux multiples symptômes d’aliénation de la pensée occidentale contemporaine.
Il est impératif d’étudier cet effacement du sens parce qu’il est le vecteur d’autodestruction de notre culture mais aussi la cause de notre impuissance à y résister.
La substitution du chiffre à la lettre et l’effacement du Sens
Le relativisme culturel est issu de la désacralisation de l’Homme qui est intervenue au cours des quarante dernières années, quand s’est imposée la société de consommation. Celle-ci a substitué à l’Interdit fondateur « judéo-chrétien » le mot d’ordre opposé : l’Impératif de jouissance qui propulse aujourd’hui la marchandisation du monde et l’industrialisation mondiale de la finance.
Cette désacralisation de l’Homme est liée à celle de la Parole. Les sciences ne sont pas pour rien dans cette dévaluation du verbe. Les performances des sciences exactes et de la technique leur ont conféré une telle crédibilité que la croyance y a trouvé refuge, leur conférant un immense pouvoir qui a porté sur les fondements même de la pensée.Ayant l’efficience pour visée et le chiffre comme outil de mesure, les sciences ont en effet attribué au chiffre le pouvoir de dire la Vérité qui était autrefois fonction de la lettre et des Lettrés. C’est ainsi que le quantum s’est substitué au qualitatum. Quant aux valeurs éthiques qui structuraient la pensée et permettaient d’annexer la technique et l’économie aux décisions politiques, elles ont fait place à la valeur comptable qui impose désormais la prévalence des critères économiques. La logique d’inversion qui sous-tend cette désintégration des structures du langage a pour conséquence de rendre inefficients la plupart des concepts fondateurs de la pensée occidentale, notamment le concept philosophique de « valeur ».
Il n’est donc pas superflu de le redéfinir : les valeurs c’est ce par quoi s’expriment les conceptions du Bien et du Mal qui constituent les fondements de « la » morale[11], c’est-à-dire la boussole et les garde-fous des sociétés humaines.
Ces critères d’évaluation du Bien et du Mal et donc de « la morale » participent de l’élaboration, du respect et de la transmission de normes qui ont pour mission d’assigner un cadre – des limites – au champ d’action des différentes composantes humaines de la société. Mais ces critères s’avèrent fort différents d’une civilisation à l’autre.
Du point de vue de la société occidentale, celui des Lumières et des Droits de
l’Homme, l’évaluation du Bien et du mal s’élabore à l’aune du critère d’humanité. Le Droit occidental se spécifiant d’opposer des limites à la voracité des plus forts pour garantir le droit des plus faibles.
C’est là prendre le contrepied de la tendance archaïque, qui a cours dans la plupart des sociétés traditionnelles où le Droit a pour fonction de légitimer et maintenir l’arbitraire des inégalités sociales.
En optant, au nom de l’efficacité scientifique et marchande, pour des « valeurs » comptables, la société occidentale s’est détournée du langage et du Sens qui donnaient accès à sa conception du Bien et du Mal.
Ce faisant, elle a répudié l’humanisme qui est issu du meilleur de ce que le christianisme avait engendré : ces valeurs de justice, d’égalité et de solidarité, qui donnent sens au concept d’intérêt général .
Le fantasme identitaire des « élites » mondialisées
La valeur comptable à laquelle est aliénée la société occidentale réfère à un réel dépourvu de sens autre que la jouissance des objets, auquel l’Homme de la masse en tant qu’agent économique et matière première[12] est peu à peu assimilé. Dépouillé de sa dignité de Sujet unique et irremplaçable, de la sacralité que lui avait conféré le christianisme, l’Homme n’est plus protégé contre les pulsions destructrices qui l’animent.
Cette dévaluation de l’Homme est accélérée par la mondialisation médiatique et économique. Celle-ci consiste à faire gouverner des masses toujours plus vastes et anonymes par un nombre toujours plus restreint d’individus hypermédiatisés.
Il en résulte une division de la collectivité humaine en deux catégories :
- une masse d’êtres humains anonymés, tels un bétail, auxquels est affecté implicitement un statut de « sous-hommes ».
- Et une petite élite mondiale de sujets hyper-identifiés, gratifiés d’exorbitants privilèges économiques et symboliques leur conférant un statut d’exception qui confine à celui de « surhommes ».
Cette bipartition humaine signe la fin de l’Homme Universel et le retour des féodalités.
Le sacrifice culturel : par pertes et profits
Cet élitisme à dimension planétaire est le vecteur politique et médiatique du relativisme culturel. Il consiste à accorder reconnaissance aux exigences de l’Autre, liées à sa « différence », sans condition ni contrepartie. Mais qu’on ne s’illusionne pas sur cette apparente générosité. Si les « élites » ne demandent rien en échange de la légitimité qu’elles accordent aux revendications identitaires, c’est d’une part parce que ça ne leur coûte rien et aussi parce ce qu’elles ne leur confèrent aucun sens. Tout comme elles ne confèrent aucun sens à leur propre héritage culturel. Parce qu’elles ont cessé d’y associer leur identité qu’elles projettent désormais dans un miroir à la dimension du monde... qu’elles entendent diriger !
Le relativisme culturel, pour ancré qu’il soit dans les fantasmes identitaires des « élites », ne l’est pas moins dans celui du profit. C’est en ce point qu’il s’articule au totalitarisme économique.
Les revendications identitaires des sociétés traditionnelles, qui ont pour objet de faire appliquer leurs principes inégalitaires et légitimer des relations de domination indexées à la différence sexuelle, se substituent en effet avantageusement aux revendications économiques auxquelles les peuples occidentaux ont associé leur dignité. Mais ce que les accommodements consentis par les « élites » impliquent, c’est de subvertir les fondements égalitaires de la Loi occidentale.
L’Histoire et la géopolitique la plus contemporaine nous enseignent que de telles concessions du Droit impliquent tôt ou tard d’autres exigences, notamment territoriales. Mais ceci ne décourage pas les « élites » qui commencent à y faire droit sans état d’âme. Parce que ces territoires ne représentent plus rien pour elles. Leur désir étant de donner réalité à un monde sans frontières, pour avoir accès aux seuls territoires qui leur importent : ceux qui détiennent les ressources énergétiques.
La satisfaction des revendications identitaires des sociétés traditionnelles en territoire occidental a pour contrepartie le sacrifice des populations d’accueil. A commencer par leur héritage culturel où s’enracine leur identité et leur mode de vie. Un mode de vie auquel ils sont d’autant plus attachés qu’il s’est construit au prix de luttes et sacrifices qui ont permis, sur le temps long, d’élaborer une société où s’équilibrent la liberté individuelle et l’intérêt général. C’est-à-dire la moins pire, sinon la meilleure des sociétés possibles.
Le Nouvel-Homme du Nouvel Ordre Mondial
On nous parle de l’avènement d’un « Nouvel Ordre mondial », d’une « gouvernance mondiale »... Cette visée suppose logiquement l’avènement d’une nouvelle humanité mondialisée. C’est-à-dire, in fine, son unification.
L’éloge de la « diversité » et le relativisme culturel recouvrent en effet un idéal paradoxal d’uniformisation humaine et culturelle. Celui-ci présente tous les caractères fantasmatiques de « l’Homme Nouveau ». Cet idéal s’exprime dans les mêmes termes racialistes que la sinistre version précédente, mais sous une forme inversée. Il s’agit cette fois-ci de promouvoir l’émergence d’un Homme planétairement unifié, mais sur le mode de « l’hétérogénéité métisse » et de « hybridité culturelle »[13]. Cette élection n’en souligne pas moins l’existence de « races pures », mais cette fois pour les condamner à disparaître, pour le bien de tous. Sous cette vision messianique d’un futur où l’humanité serait enfin réconciliée avec elle-même grâce à l’effacement des différences, se profile à nouveau le redoutable rejet de l’altérité. Cette conception idéologique du métissage présente un point commun avec cet autre versant de la crise identitaire qu’est l’homosexualisme[14] : ils sont sous-tendus par le même fantasme phobique et totalitaire d’Unicité. La raison en est que la problématique inhérente à l’altérité a pour prototype celle de la différence sexuelle[15]. Dans les deux cas, l’idéologie a pour objet d’abolir le Réel de la différence et de lui substituer le fantasme d’un fusionnement où l’UN résorberait l’Autre.
Loin d’instaurer la pacification des conflits identitaires, il est notoire que toute tentative d’effacement des différences contribue au contraire à leur exacerbation[16]. En suscitant l’essor réactionnel du phallocentrisme qui les sous-tend. Les angoisses, rivalités et frustrations liées à la précarité de l’identité phallique génèrent alors une multiplicité de processus de ségrégation et revendications. Ceux-ci créent les conditions de guerres civiles qui ressemblent en tous points aux guerres tribales où la pulsion de mort, la phobie et la haine sont indexées à celles de l’Autre, déterminé comme toujours à l’aune de signes ayant valeur de castration.
Les ressorts archaïques du victimisme identitaire
La problématique phallique sous-jacente à la construction identitaire que nous venons d’examiner permet de comprendre le sens et les enjeux mais aussi le caractère formel des revendications identitaires contemporaines.
Nous pouvons remarquer qu’elles en présentent toutes les caractéristiques et paradoxes : un style impérieux et violent, une formulation victimaire exprimant un sentiment de privation et d’humiliation – c’est-à-dire d’outrage à la « dignité » phallique.
C’est en quoi les revendications identitaires ne peuvent être confondues avec celles de la « lutte des classes ». Car les revendications économiques sont mobilisées par des valeurs égalitaires et motivées par le manque à « avoir » qui peut être solutionné par des gratifications matérielles négociables. Tandis que les revendications identitaires, qui sont mobilisées par le manque à «Être», ne peuvent trouver réponse satisfaisante à leur quête de « dignité » qu’en instaurant en leur faveur des rapports de domination.
Car il en est de la « dignité » de l’Être comme du symbole phallique : rien ne permet mieux de l’attester que de s’en assurer le privilège par la privation de l’Autre.
(à suivre)
18:01 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : identités
Commentaires
OUI, REMARQUABLE
> Car on y comprend en quoi la psychose identitaire ethno "française" est aujourd'hui de même nature que la névrose identitaire gay ou que la paranoïa identitaire islamiste banlieusarde. Tout cela : mécanique des comportements fabriquée par la société du "capitalisme tardif", comme vous disiez.
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Écrit par : Torbenn / | 27/10/2010
Le chiffre contre la lettre
> En exergue de la deuxième partie de "Grande Jonction" (roman barré sur la fin des temps et le règne de l'Antéchrist, à base de Duns Scot et de G. Deleuze), Dantec cite Ratzinger (sans donner la référence !). De mémoire, cela donne quelque chose comme : la logique numérique des camps de concentration s'est étendue aujourd'hui au monde entier, et tout, même l'homme, est désormais chiffré. Or la Bête est un nombre et elle transforme en nombres. Dieu est trois Personnes et Il s'adresse à chaque personne.
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Écrit par : Alex / | 27/10/2010
CE QU'ELLE EST
> La crise identitaire, c'est un "manque à être". OK! Quand François Mitterrand s'est rendu à Madagascar en 1989, il a regardé le pays dans le blanc des yeux et lui a dit: "Madagascar, deviens ce que tu es". Il n'a jamais dit cela à la France. "La France est devenue multiculturelle, multiethnique, multireligieuse", disait Sarkozy, alors ministre de l'intérieur. La France devient-elle ce qu'elle est? Pour saint Vincent de Lérins, "le propre du progrès est que chaque chose s'accroît en devenant elle-même, le propre de l'altération qu'une chose se transforme en une autre." La France devient-elle ce qu'elle est ?
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Écrit par : Ratrema / | 28/10/2010
PHALLUS
> Hum... Soit... Cependant le phallus n'est pas tout... L'analyse fournit certes quelques éclairages pertinents, mais, prenant le parti de se limiter par principe aux "dessous archaïques" de la question, elle s'interdit, à mon sens, d'expliquer l'essentiel des mécanismes qui conduisent aujourd'hui à la crise des identités.
D.
(De PP à D. - Soyons justes : il n'y a pas que le phallus dans son raisonnement ! La dernière partie traite de la société actuelle. D'autre part, la haine des technoïdes contemporains envers la psychanalyse et le "symbolique" est significative.)
cette réponse s'adresse au commentaire
Écrit par : Diagraphès / | 28/10/2010
SANS LES PONCIFS
> Cela serait, à mon avis, encore plus percutant et plus objectif sans les poncifs freudiens.
Il n'y a pas que les technoïdes contemporains qui aient de la haine envers la psychanalyse, il y a aussi les victimes de cette forme de prêt à penser comme les parents d'autistes dont je fais partie.
Dommage que dans le monde francophone, on ait encore tant de mal à penser le psychique en dehors de ce cadre.
Cette importante réserve mise à part, c'est un article très intéressant.
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Écrit par : JMP / | 28/10/2010
REORIENTATION DE LA JOUISSANCE
> Je suis d'accord avec Diagraphès, le recours au concept de phallus, omniprésent, vient parfois fausser, ou amoindrir la portée du raisonnement, par ailleurs passionnant. Dire, par exemple, que la base historique du racisme est la misogynie universelle, c'est aller un peu vite en besogne. Dire aussi que dans la société chrétienne traditionnelle, il y a une dévalorisation radicale de la jouissance, est aussi une erreur. Il y a une réorientation de la jouissance, qui ne s'exprime pas en termes de valeur.
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Écrit par : JG / | 28/10/2010
ANTHROPOLOGIQUE
> La misogynie est la haine et le mépris de la femme en tant que telle. Le racisme qui est la haine et le mépris de l'autre en tant que tel procède de la même structure.
La misogynie universelle est la base non pas "historique" mais anthropologique du racisme universel.
Écrit par : Bigoodit / | 30/10/2010
NUANCES
> Beaucoup d'idées intéressantes en effet, mais à mon sens qui demandent à être nuancées.
Par exemple je ne pense pas que ce soit le langage qui soit à l'origine de la constitution du sujet, il en est davantage le moyen d'expression "privilégié",je pense que c'est par l'expérience du toucher que nous distingons, et peut-être beaucoup plus tôt que ne le disent les psychologues, le soi du non-soi; je pense qu'il s'ébauche dès la naissance, par l'expérience du froid de l'air et par contraste de la chaleur de la peau maternelle qui n'est plus englobante.
Autre point à nuancer: la religion judéo-chrétienne n'est pas celle de l'interdit, même si elle a pu être comprise et vécue ainsi( surtout au XIXè!), mais de la docilité au rythme du temps, lieu du déploiement du projet divin pour l'homme. Ainsi il est primordial de rappeler que le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal n'est pas définitivement interdit, comme si Dieu avait créé un poison pour l'homme!, mais réservé pour plus tard. Le péché originel est un péché d'impatience,conséquence d'un manque de confiance.
Ainsi donc à mon sens il ne faut pas chercher à rétablir l'interdit mais la confiance en la Providence. Et la manifestation première de la Providence, c'est la Nature. Et celle en qui est inscrit le rythme de la Nature, c'est la femme....De ce point de vue, laquelle des sociétés est la plus dégradante pour la femme...?
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Écrit par : Anne Josnin / | 30/10/2010
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