08/02/2010
Economistes US : une idéologie nouvelle (et inquiétante) au secours du libéralisme
Cette idéologie emprunte à la biologie et aux neurosciences pour "relégitimer" le système et cibler les comportements :
C'est dans Newsweek du 1er février, sous le titre : « Que la meilleure théorie gagne – Comment les économistes rivalisent pour donner un sens à l'échec de notre système financier. » Sujet : la conférence annuelle de l'AEA (American Economic Association), qui s'est tenue en janvier à Atlanta. Les économistes seraient-ils parvenus à comprendre que le modèle ultralibéral est démentiel ? Certains, oui : Stiglitz, Krugman. Mais pas les autres. Ils sont en train de bâtir de nouvelles théories, de plus en plus ambitieuses et inquiétantes, pour contourner le problème et relancer le modèle – au lieu de le mettre à la casse.
Ainsi la théorie des « marchés adaptatifs » : elle pompe dans les sciences biologiques, comme l'avait fait la consternante « sociobiologie » il y a trente ans. Voici l'idée :
« ...The adaptive-markets hypothesis proposes a new way of looking at the economy, and in particular the financial markets: through the prism of evolutionary biology. The idea is simple enough: adherents view the economy and financial markets as an ecosystem, with different "species" (hedge funds, investment banks) vying for "natural resources" (profits). These species adapt to one another, but also go through periods of sudden mutations (read: crises), which dramatically alter the makeup of the ecosystem. To advocates of this theory, cell biology could hold the key to a new, unifying theory of economics; policymakers like Larry Summers can craft better policy, they suggest, by considering all market players as parts of a living organism. »
(« L'hypothèse des marchés adaptatifs propose de porter un nouveau regard sur l'économie à travers le prisme de la biologie évolutive. L'idée est plutôt simple : l'économie et les marchés financiers sont envisagés comme un écosystème où se côtoient diverses '' espèces '' (fonds spéculatifs, banques d'affaires) qui se disputent les ''ressources naturelles'' (les profits). Ces espèces s'adaptent les unes aux autres, mais elles traversent également des périodies de mutation soudaine (entendez par là les crises) qui bouleversent l'écosystème... »)
Cette théorie est factice, puisque :
a) fonds spéculatifs et banques d'affaires ne sont pas des espèces, mais des machines. Leurs déraillements sont liés à leurs structures de fonctionnement, programmées pour un paroxysme prédateur permanent : donc incapables de la souplesse des stratégies caractérisant le vivant (qui incluent prudence et convivialité) ;
b) les profits ne sont pas des ressources naturelles ! Celles-ci sont données et limitées. Les profits sont fabriqués, et le dogme libéral les croit potentiellement illimités ; d'où le caractère utopique de l'idée de croissance indéfinie dans le cadre de l'économie réelle – et son déplacement vers l'illimité virtuel du casino financier.
c) les crises du monde ultralibéral global, virtualisé-financiarisé, ne sont pas des mutations : ce sont des saccages de l'économie réelle (et des sociétés humaines) par les dysfonctionnements du système ; dysfonctionnements inéluctables puisque le système est programmé pour la surchauffe.
La théorie des adaptative-markets, résurgence de la sociobiologie au secours de l'ultralibéralisme, ne tient donc pas debout : elle est à peu près aussi sérieuse que l'expérience raciste des frères Duke dans le film Un fauteuil pour deux, la vieille bouffonnerie de John Landis avec Eddy Murphy (1983). Le problème est qu'une bouffonnerie a des chances de s'imposer sur la scène officielle (pendant un temps) aux Etats-Unis, ainsi que le montra l'ère Bush... Dans le film de Landis, Eddy Murphy triomphait à Wall Street. Dans la réalité de janvier-février 2010, la théorie des adaptative-markets est invoquée par la Fed...
« ...to explain the behavior of foreign-exchange markets. The idea of introducing Darwin to Adam Smith has captivated many of the professions' best minds »
(« ...pour expliquer le comportement des marchés des changes. L'idée de rapprocher Darwin et Adam Smith a séduit les plus brillants esprits de la profession ») .
Vous avez bien lu : Darwin et Adam Smith. Deux des théoriciens les plus étrangers à une vision équilibrée de la biosphère et de de la condition humaine ; rappelons-nous que Darwin avait trouvé sa philosophie chez Malthus...
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Ce n'est pas tout. A côté de la biologie, voici la neurologie. Les économistes étatsuniens sont en train de mettre sur pied la neuro-économie :
« ...Another hybrid field that's gaining steam is neuroeconomics, which combines brain science and economics: researchers map subjects' brain patterns to confirm how economic decision making takes place. Their work provides a scientific grounding for the more familiar field of behavioral economics... Post-crisis, it's being taken much more seriously by academic economists themselves, even the more conservative ones, and under the Obama administration has started to have a measurable impact on policy. »
(« Une autre discipline prometteuse est la neuroéconomie, qui allie la neurologie à la science économique. Ses promoteurs cartographient le cerveau d'un sujet de manière à confirmer le processus de prise de décision économique. Leurs travaux apportent des bases scientifiques à l'économie comportementale... Depuis la crise, elle est prise bien plus au sérieux par les professeurs d'économie eux-mêmes, y compris les plus conservateurs, et elle commence à influencer la politique du gouvernement Obama »).
Voilà où en est le libéralisme. Acculé par la crise, qu'il a provoquée mais qui détruit ses dogmes (la rationalité des marchés par exemple) et qui carbonise ses promesses, il se jette dans des dévergondages idéologiques susceptibles de mener loin. Cela ne nous étonne pas, mais devrait étonner, voire affliger, les derniers catholiques libéraux. Puisse cet avatar leur ouvrir enfin les yeux.
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Commentaires
PAS SI COOL
> Les libéraux cool sont prêts à se transformer en bon gros fachos, comme chaque fois
que leur système vacille sous les coups de la réalité.
Toute crise amène une bonne guerre, on connaît ça.
Quant aux libéraux cathos, ils savent que le danger ne peut pas être du côté de l'argent puisque l'argent c'est l'Amérique et que l'Amérique c'est sympa puisque c'est religieux.
Non, n'est-ce pas, le danger c'est les trois tondus qui rêvent d'un monde meilleur moins docile au fric et moins dur aux hommes ; c'est contre ceux là qu'il faut une croisade parce qu'ils sont la vraie menace contre l'Occident.
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Écrit par : Chebelfior / | 07/02/2010
OÙ CA MÈNE
> Quand une idéologie de société (économique, politique) emprunte à la biologie, on sait où ça mène.
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Écrit par : Scrooge / | 07/02/2010
TINTIN EN BOUTEILLE
> Cette théorie est tellement absurde qu'on peut s'interroger sur la santé mentale des économistes qui y adhèrent, fussent-ils « les plus brillants esprits de la profession».
Curieux : au XVIIIe s., au XIXe s., je comprendrais. Mais au XXIe ! cette théorie a quelque chose de vieillot, sinon d'intenable d'un point de vue scientifique. Elle relève davantage de l'historiette que d'une réflexion digne de ce nom. Plutôt que de chercher à tout prix à naturaliser l'économie, ils feraient mieux de revenir sur terre. Face à de tels hurluberlus, nous somme hélas un peu comme Sancho Pança tentant de faire revenir à la raison le pauvre Don Quichotte. A moins qu'ils ne soient comme le capitaine Hadock prenant Tintin pour une bouteille.
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Écrit par : Blaise / | 07/02/2010
DARWIN ET HITLER
> N'oublions pas qu'un des principaux inspirateurs d'Hitler a été Darwin. On retrouve le même passage du biologique au politique. Mais comment le contester si on pense que l'homme est arrivé par hasard et un animal comme les autres ?
ld
[ De PP à LD :
- La filiation darwinisme/hitlérisme est flagrante : comment peut-elle être zappée par les "leaders d'opinion" du politically-correct en 2010 ? Car l'adhésion au darwinisme philosophique (en sus de l'hypothèse scientifique) est quasiment de rigueur, dans les salons médiatiques parisiens...
- Les mêmes salons étant désormais négationnistes climatiques, on a envie de dire à tel ou tel chrétien égaré sur les mêmes positions : "ouvrez les yeux et regardez en quelle compagnie vous vous êtes fourvoyé !"
- Le darwinisme est philosophiquement incompatible avec l'écologie raisonnée. Ce n'est pas moi qui le dis : c'est la revue "L'Ecologiste". ]
Cette réponse s'adresse au coimmentaire
Écrit par : ld / | 07/02/2010
JEUX ET CASINO
> Que les économistes libéraux perdent la boule, il y a de quoi. Surtout si ce sont des libéraux pur sucre. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas prendre ce qu'il peut y avoir d'intelligent dans leurs constructions. Les marchés ne sont pas des machines comme croit pouvoir l'affirmer une critique plus haut. Ce sont des êtres vivants, des personnes, qui anticipent un profit ou une perte. Et la théorie des jeux dit comment on peut s'attendre raisonnablement à ce que des personnes réagissent face à un choix de pertes ou profits.
Ce qui est faux, ce n'est pas la théorie des jeux, mais c'est l'absence de tout lien de ces jeux financiers, pour obtenir un profit financier, avec l'économie réelle : c'est à dire les besoins humains, les produits disponibles, l'énergie présente, son coût, la main d'oeuvre disponible sa formation, les machines présentes ou pas.
La crise est venue notamment parce qu'il y avait un profit plus fort dans la finance que dans l'économie réelle. Les investissements vont donc dans la finance, l'emploi gène, on le réduit. On investit pas dans la production, mais dans la spéculation. Et des êtres humains affairés à chercher à optimiser leur profit, réagissent comme des êtres vivants, enfermés dans leur bulle financière, loin de la vie réelle, comme des cellules d'un corps vivant hors du monde réel.
Où est le bien commun, le souci des plus pauvres, la décision prise démocratiquement?
de Préneuf
[ De PP à P. - Vous parlez de "théorie des jeux", mais ce qui se passe dans la réalité actuelle n'est pas théorique : c'est le fonctionnement d'un casino, sous la pression de paniques panurgiques fabriquées par des agences de manipulation de masse. Ce qui survient là n'a rien à voir avec ce à quoi on pouvait "s'attendre raisonnablement" en écoutant les théories des professeurs de Dauphine ou de HEC. A les entendre, la crise où nous sommes était impossible... Pourtant elle est là, et ils sont incapables de l'expliquer ; ce qui limite beaucoup "l'intelligence" de leurs dogmes.
Les économistes américains eux-mêmes constatent que la théorie de la rationalité des marchés (la rationalité des jeux ?) était fausse ; or c'est sur elle que reposaient toutes les promesses du système.
Ce qui est monstrueux dans ce système est la substitution du casino à l'économie réelle. Là est la cause de la crise, ou plus exactement de l'impasse, du capitalisme tardif. Puisque vous êtes d'accord avec ce constat, tenons-nous en à cet accord. ]
Cette réponse s'adresse au commentaire
Écrit par : de Préneuf / | 07/02/2010
ETRANGE COUSINAGE LIBERALISME/NAZISME
> Il n'y a malheureusement rien d'étonnant, et, depuis les techniques de propagande dérivées du freudisme jusqu'à la lutte à mort des espèces comme moteur de l'évolution, le libéralisme et le nazisme sont beaucoup plus proches idéologiquement qu'on ne veut bien le voir. Ce pourrait être un domaine de recherche en histoire: ce que les vainqueurs pillent chez les vaincus, pillage "spirituel" s'entend. Hitler je crois était conscient de ce point de vue d'avoir gagné.
Pour ce qui est de la maitrise des cerveaux, c'est déjà tellement dans les moeurs via les antidépresseurs, et la prescription de ritaline chez nos enfants dits "hyperactifs"(ce qui évite de se poser la seule bonne question: pourquoi autant de souffrances et déséquilibres psychiques dans notre société?), qu'on y est tout préparé: si c'est pour la bonne cause, lobotomisons-nous gaiement!
La résistance est donc avant tout spirituelle.
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Écrit par : Josnin / | 08/02/2010
LEUR SURPRENANTE ARROGANCE
> Ce qui est surprenant, en économie, c'est qu'on passe son temps à refondre les bases mêmes du raisonnement ; il n'y a pas un phénomène d'accroissement continu des connaissances. On est loin de comprendre et de pouvoir anticiper des phénomènes pourtant massifs. Dès lors, on est surpris de voir l'arrogance manifestée même envers ceux qui demandent simplement de la prudence ou de l'attention aux effets sociaux des mesures économiques.
L'expérience est en cours, nous en sommes partie prenante, et les laborantins ne savent pas très bien où ils vont. Mais ce n'est pas grave ! On nous promet qu'à long terme etc... En attendant, le tissu social est en lambeaux, et l'idée même de fraternité, de solidarité humaine est en train de couler doucement. Heureusement qu'il reste des voix prophétiques !
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Écrit par : Flam / | 08/02/2010
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