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05/11/2009

''Résister au libéralisme'' : le livre de F. Huguenin [6]

Une enquête sur l'essentiel :


 

Déjà dénoncée par Bernanos, la tentation du catho français est d'aimer les sentiments, censés « nous unir », et de ne pas aimer les débats (censés « nous diviser »). Un lecteur m'enjoint donc de cesser de critiquer le libéralisme – et de ne plus employer de mots en « -isme ». Ah bon : il ne faut pas analyser les forces agissant dans le monde ? Pourtant ces forces sont déterminantes, elles ont des noms, certains de ces noms sont des « -ismes » : j'en suis navré mais il faut bien dire de quoi on parle... Le libéralisme est important, il nous met dans l'impasse (matérielle et morale), et nous devons trouver une issue ; c'est ce que montre l'ouvrage de François Huguenin. J'en achève ici la présentation.

Le chapitre 10 de ce livre pose la question de la liberté. Selon le libéralisme et son idéologie marchande, la liberté n'est que le déploiement sans frein des volontés individuelles mues par les désirs. Ce système est mécaniquement immoral : ce qui compte pour lui, c'est la démultiplication illimitée de tous les désirs et de leur autosatisfaction acheteuse. D'où suppression de tous les repères éthiques, puisqu'ils conseillaient de trier les désirs : ce qui réduisait la gamme des autosatisfactions acheteuses, donc brimait la « liberté »...

Ainsi matérialisme mercantile et libéralisme sont pile et face : une seule et même monnaie. Prétendre les dissocier serait indéfendable [1]. Comme dit Cavanaugh, cité par Huguenin :

« Dans l'idéologie du libre marché, la liberté est conçue comme l'absence d'interférence venant de tiers. Il n'y a pas de fins communes auxquelles nos désirs puissent être ordonnés. En l'absence de telles fins, tout ce qui reste c'est le pur pouvoir arbitraire d'une volonté contre une autre. Ainsi la liberté ouvre la voie à l'agrandissement du pouvoir, à la manipulation de la volonté et du désir par un plus grand pouvoir. La libération du désir de ses fins, d'une part, et la domination d'un pouvoir impersonnel, de l'autre, sont les deux faces d'une même pièce... »



Au chapitre 11, Huguenin étudie la question du multiculturalisme, et prend l'exemple du non-débat sur le statut de l'embryon humain. Ce non-débat est choquant. Mais on s'étonne qu'il choque des chrétiens se voulant par ailleurs libéraux : car l'existence d'un non-débat sur une question cruciale est la marque du libéralisme...

« La posture libérale n'est pas neutre moralement puisqu'elle préjuge que la liberté est la valeur suprême et que le choix d'une décision politique peut se faire indépendamment d'un jugement sur le fond. Le libéralisme est à la fois partial là où il prétend être neutre, et neutre là où il est impossible de l'être, sauf à considérer que les valeurs humaines n'ont aucune consistance. »



Autre exemple : le non-débat sur la famille, à l'abri duquel progressent les « nouvelles moeurs » - progression inexorable parce que propulsée par la turbine libérale et matérialiste mercantile...

« L'armature idéologique de la démocratie libérale », comme dit Huguenin, est-elle à la fois « indépassable et améliorable » (voeu pieux des catho-libéraux) ? Ou bien exclut-elle toute amélioration, en excluant – par nature – tout débat sur le bien et la vie « bonne » ? Question centrale. S'y dérober ne serait pas sérieux ou pas honnête.



Le chapitre 12 s'intitule Retrouver le bien commun : ce qui était, on s'en souvient, le cap de notre survol du livre. « La question est de savoir si le vocable de bien commun désigne une conception de la vie bonne ou une conjonction d'intérêts », dit Huguenin :

« Dans le cas de l'intérêt commun, je peux être réuni avec plusieurs de mes semblables autour d'un projet, peut-être altruiste, mais qui, d'abord, me tient à coeur ; dans le cas du bien commun, je suis engagé dans une aventure commune où chacun considère qu'un certain bien, commun à tous et spécifique au groupe que nous formons, est supérieur aux intérêts et aux biens propres qui auraient pu nous diviser, mais auraient pu tout aussi bien nous rassembler, d'une manière apparemment identique à une véritable union, mais beaucoup moins forte et profonde. Cette conception d'un bien commun commande, contrairement à celle de l'intérêt commun ou convergent, une capacité d'abnégation et d'abandon qui n'est pas une négation sacrificielle de l'individu, mais la conscience que cet individu ne peut se réaliser que dans et par cette communauté dont le bien, supérieur, retombe en pluie fine sur chacun des membres qui la constitue. »



Dans ce chapitre particulièrement fort et subtil, Huguenin pulvérise (via McIntyre) les données classiques qui faisaient des « biens particuliers » le sanctuaire de l'égotisme. En effet, nous dépendons d'autrui pour l'accomplissement, non seulement du bien commun, mais de « la plupart de nos biens individuels » ; la condition humaine réfute donc la vision individualiste libérale, irréaliste et utopique. « De la même manière, la logique du marché, qui est l'aboutissement de l'individualisme libéral, ne peut suffire à prendre la mesure des rapports humains, y compris économiques... » A la très scolaire boutade d'Adam Smith (« ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du soin qu'ils apportent à leur propre intérêt »), McIntyre répond ironiquement :

« Entrant dans le magasin et voyant mon boucher s'effondrer sous le coup d'une crise cardiaque, si je sors sans autre façon me fournir au concurrent du coin, […] j'ai gravement endommagé ma relation avec lui et les siens, y compris ma relation économique. Mais je n'ai pas enfreint les règles du marché. En conséquence, celles-ci ne peuvent exister qu'enchâssées dans un tissu de relations où donner et recevoir échappent à tout calcul... »


 

Ceci débouche sur Caritas in Veritate et sa vision radicalement étrangère au libéralisme : « La cité de l'homme n'est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d'abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. »

 

La conclusion du livre récapitule l'enquête, avec une netteté réaliste agrémentée d'un grand art des nuances. Il y a, constate Huguenin, ceux qui voudraient « amender » le libéralisme et ceux qui « le récusent et désirent rompre avec lui ». Or, parmi les penseurs américains de la communauté, tous les théologiens ont opté pour la rupture :

« McIntyre et le réveil théologique […], en posant la question de la vertu, et donc celle d'un bien objectif qui contribue à définir les normes et les aspirations de la vie communautaire, constituent le pôle de ceux qui vont le plus loin dans l'opposition au modèle de la démocratie libérale occidentale, en terme économique et social (Milbank se qualifie volontiers de socialiste), mais aussi sur des questions d'éthique et plus globalement sur la compréhension de l'homme comme être relationnel. »



Je termine par deux des réflexions finales de Huguenin :

« L'élément de rupture avec le libéralisme réside précisément dans la prétention à atteindre le bien. Si la critique du libéralisme ne débouche pas sur l'idée de la recherche d'un bien commun, qui ne soit pas juste un intérêt sporadiquement ou structurellement partagé, mais la quête d'un bien ancré dans une démarche de vérité, alors cette critique ne va pas jusqu'au bout de sa logique et se condamne au fond à être une rustine sur un pneu usé. Il ne faut pas mépriser les rustines, elles sont utiles. Il faut juste savoir qu'elles ne tiendront jamais lieu de roue. »

« La cité de l'homme flanche [...] Faire vivre la cité de Dieu au sein de la cité des hommes revêt un sens : celui de la préservation d'une conception de la vie en société où l'homme n'est pas réduit à son statut de producteur et de consommateur. Où la liberté se conjugue avec le souci d'un bien commun. Où ce bien n'est pas laissé à l'appréciation matérialiste ou sentimentale de chacun, mais vécu dans un souci de vérité par rapport à la figure de l'homme. »



Ce que l'on a dit de ce livre ici (en six notes) ne rend pas compte de sa richesse et de sa densité. Résister au libéralisme est une enquête sur l'essentiel. J'engage tous les lecteurs de ce blog à se procurer l'ouvrage et à l'étudier, crayon en main : nous n'avons pas fini d'en discuter !

 

 

F. Huguenin :   

Résister au libéralisme – Les penseurs de la communauté  

(CNRS Editions)-

 

__________

[1]  La fameuse lettre de Benoît XVI au sénateur Pera fait comprendre à celui-ci – avec le tact intellectuel de Josef Ratzinger – que le libéralisme serait décent s'il était ce qu'en dit Pera, mais que le libéralisme réalisé est (hélas) autre chose... Par ailleurs, on serait bouffon d'opposer Caritas in Veritate à la pensée sociale de Paul VI, à laquelle l'encyclique rend un hommage appuyé (voire spectaculaire) ! et l'on sait tout le mal que Paul VI pensait du libéralisme.

 

19:24 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : christianisme

Commentaires

EXTRAORDINAIRE DYNAMISME

> Certainement que cela ne rend pas compte de la richesse du livre, mais c'est déjà une étape, et votre résumé donne à penser qu'il règne dans ce livre un extraordinaire dynamisme, propre à nous remettre en chemin.
Depuis quelques temps, je repense souvent à cette phrase de l'Evangile : "quand toutes ces choses arriveront, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche."
Au milieu de cette humanité sans repère qui a perdu le sens de Dieu, nous devons être le sel de la terre. On ne se nourrit pas uniquement de sel, mais il donne du goût aux plats et permet de conserver les aliments. Il est d'ailleurs indispensable à la vie (même si nous avons plutôt tendance à en consommer trop à notre époque).Sur une plaie, il pique mais nettoie (serum physiologique). Tous ces usages domestiques du sel terrestre nous ouvrent des perspectives sur ce que doit être le sel spirituel.

Écrit par : Barbara, | 06/11/2009

TARKOVSKI

> « L’homme moderne (…) a un dilemme à résoudre : soit continuer son existence de consommateur aveugle, soumis aux progrès impitoyables des technologies nouvelles et de l’accumulation de biens matériels, soit trouver la voie vers une responsabilité spirituelle, qui pourrait bien s’avérer à la fin une réalité salvatrice non seulement pour lui-même mais pour la société tout entière. »
Andrei Tarkovski

Écrit par : Michel de Guibert, | 06/11/2009

LIVE

> > Conférence au Centre Saint Paul (IBP à Paris) - Mardi 10 Novembre 2009 à 20 heures - «Résister au libéralisme aujourd’hui, comment faut-il penser la communauté?» - par François HUGUENIN - Participation aux frais: 5 euros, 2 euros pour les étudiants - La conférence est suivie d’un verre de l’amitié.

Écrit par : D. Boisand, | 06/11/2009

Lu chez "Chrétiens dans la cité" :

> (http://www.chretiensdanslacite.com/article-resister-au-liberalisme-37823540.html):
"Où en est la philosophie politique en ce XXIe siècle naissant ? On trouvera une réponse riche et solidement argumentée dans le nouvel essai de François Huguenin. Il montre que le libéralisme dominant est attaqué, après l'échec du marxisme, par trois courants ou plutôt catégories de penseurs:
1) Les philosophes communautariens qui opposent la communauté à l'individualisme libéral représenté par un John Rawls (qui fait l'objet d'une étude rigoureuse) : Sandel, Taylor, Walzer et MacIntyre.
2) Les néo-républicains qui veulent corriger la modernité, tels que Pocock, Quentin Skinner et Pettit.
3) Enfin la nouvelle théologie politique avec Hauerwas, Cavanaugh, Milbank et Pickstock. Plutôt que s'attacher à la pensée de chacun, François Huguenin montre leur apport à partir de grands thèmes: redécouvrir la communauté, revisiter l'histoire, relire la théologie et repenser le politique. Il s'emploie avec talent à déceler les failles ou à révéler la fécondité d'approches qui renouvellent en profondeur notre vision de l'homme dans la Cité. Passionnant!

Écrit par : Mikael, | 06/11/2009

@ D. Boisand

> IBP à Paris, c'est vague comme adresse ?

Écrit par : Michel de Guibert | 06/11/2009

> Pardon : la conférence de F. Huguenin aura lieu au Centre culturel chrétien Saint Paul, 12 rue Saint-Joseph, 75002 PARIS, tél. 01.40.26.41.78

Écrit par : D. Boisand, | 07/11/2009

@ D. Boisand & M. de Guibert :

> L'adresse se trouve en deux clics sur google. ;o)
Merci pour cette information, je pense venir à cette conférence, avant de commencer la lecture du livre.

Écrit par : PMalo, | 07/11/2009

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