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07/05/2008

À ND du Laus : la réconciliation avec Dieu

648928798.jpgTexte de la communication du philosophe         Fabrice Hadjadj, au débat du 3 mai :



<<  Si nous sommes ici réunis ce soir, c’est parce qu’en mai 1664, il y a 344 ans, une juive, la Fille de Sion, a commencé d’apparaître à une petite bergère de France âgée de seize printemps. Or, en ces mêmes jours de mai 1664, le jeune Louis XIV organisait une grande fête : Les Plaisirs de l’île enchantée, et, chose remarquable, Molière y donna la première représentation de Tartuffe. À Versailles, on dénonçait avec raison les faux dévots, ceux qui faisaient de Dieu l’auxiliaire de leur volonté de puissance ; mais c’est au Laus qu’avec foi se jouait la pièce majeure, celle qui ne se contente pas de dénoncer les faux dévots, mais qui appelle à la vraie dévotion, loin des fastes de la cour et des grands de ce monde : le Ciel descendait visiter la petite Benoîte. C’est bien le genre de Dieu, ces rencontres incroyables. Et puis c’est dans le style de la Sainte Vierge : n’était-elle pas cette jeune fille de Nazareth lorsque l’ange Gabriel lui apparut tout d’un coup dans un coin de sa chambre ? On peut la comprendre : après l’Annonciation, elle aime apparaître à d’autres jeunes filles, elle leur fait le coup de l’ange qui les surprend, elle leur communique à son tour la grâce reçue. Et nous voici déjà avec cette apparition dans la réconciliation soudaine : les richesses des Cieux s’ouvrent à la pauvreté quotidienne, le Très-Haut rejoint une toute petite, la Fille de David apparaît à la fille Rencurel, et même elle se met à parler gavot, comme si c’était son hébreu maternel. Ce qui paraissait le plus éloigné se rassemble dans l’éclair de la grâce. Marie demande bientôt à Benoîte qu’on construise une église en l’honneur de son Fils, « car, dit-elle, beaucoup de pécheurs et de pécheresses s’y convertiront ». La chose est pour le moins surprenante : Celle qui est sans tache n’a pas d’autre souci que ceux qui sont pleins de taches comme nous, – les maculés, les point vierges, les pas-saints. Celle qui est sans péché n’a pas de plus cher désir que presser le plus souillé de ses enfants contre son cœur, elle ne veut rien d’autre à travers cette bergère du Laus que de rechercher le fils prodigue comme la brebis perdue. De sorte que si vous êtes pécheurs, si vous avez commis l’irréparable, si vous pensez que vous êtes sans excuse, sans remède, sans issue, qu’il est vraiment trop tard pour vous, – venez : ici pour vous tout commence. Votre péché est la matière première du Royaume. Votre misère est le trône de la miséricorde.

Mais, auparavant, bien sûr, il faut la reconnaître, cette misère au fond de soi-même, et c’est peut-être cela le plus difficile : ce premier pas au-dessus de son gouffre. Cette histoire nous éclaire sur notre sujet. Avec sa brusque effraction de la miséricorde, elle nous apprend que l’homme n’a pas le dernier mot, ne doit pas avoir le dernier mot pour ce qui est de la réconciliation. Que furent les grands totalitarismes du XXe siècle ? De grandes tentatives de réconciliation humaine, par les seules forces de l’homme, par une planification conforme à ses théories sur le progrès et la société parfaite. Le nazisme voulait produire, à travers le Reich millénaire, une Europe enfin saine et unie. Le communisme voulait nous sortir pour toujours de la lutte des classes. Un tueur du Rwanda expliquait ainsi ce qui motivait le génocide : « se débarrasser d’un danger à jamais », « gagner la partie absolument ». Effrayant paradoxe : le « plus jamais ça » devient le prétexte pour que ça se répète, avec un raffinement plus grand dans le crime. La parabole du bon grain et de l’ivraie nous avait pourtant avertis de cette tentation : en voulant arracher tout ce qui nous semble mauvaise herbe, en voulant éliminer toute la réelle zizanie, on élimine aussi le bon grain. Et les grands projets de réconciliation par les seules forces de l’homme tournent ainsi à la destruction organisée. Aujourd’hui encore, avec les meilleures intentions possibles, le grand projet de fabriquer un homme nouveau pacifié et perfectionné par la technique finira par nous mettre au rebut comme des machines obsolètes. Et si l’on envisage l’erreur contraire, non plus le surhumanisme technocratique mais le théocratisme inhumain, c’est la même prétention contradictoire d’en finir avec le Mal au moyen de son orgueil : le grand projet de soumettre le monde à Dieu grâce au terrorisme ne peut que livrer le monde au Diable.

L’homme ne doit pas avoir le dernier mot, ni pour condamner, ni pour absoudre. S’il condamne par lui-même, il risque l’erreur et tombe dans la superficialité. S’il absout par lui-même, il risque le laxisme et glisse aisément dans une forme sourde de chantage : je t’ai pardonné, moi, l’innocent, la victime, tu m’es donc encore plus redevable. On sait que c’est cette manière de se poser en victime absolue, revendiquant la justice ou se targuant de son pardon, qui est l’origine de toutes les revanches et de toutes les guerres que l’on fait avec d’autant plus de cruauté qu’on se croit justifié devant sa conscience. La vraie réconciliation exige de se laisser réconcilier d’abord avec le Père des miséricordes, qui seul peut changer en frères les fratricides que nous sommes, fratricides dès l’origine.

Pour essayer d’approcher cette vérité, il faudrait relire la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18, 23-35). On connaît cette histoire d’un serviteur insolvable qui doit cent mille talents, autant dire une somme infinie. Il se jette donc aux pieds de son maître, le supplie, et le maître touché de pitié lui remet toute sa dette. Or voici qu’en sortant tout léger de cette grâce, le serviteur croise un compagnon qui lui doit cent deniers, autant dire pas grand’chose en comparaison de sa dette remise, mais il ne se sert de sa gracieuse légèreté que pour lui tomber plus lourdement dessus. Le texte dit qu’il le prend à la gorge, l’étrangle, et, rejetant sa supplique, le fait jeter en prison. Que s’est-il passé ? Le serviteur ne se voit plus qu’en créancier. Il se pose en pure victime innocente. Il exige pour lui justice et, sans clémence, fait appliquer la loi. « Le méchant, se dit le lecteur qui connaît sa leçon, il aurait fallu qu’il pardonne. Moi, j’aurais pardonné. » C’est à ce tournant que l’interprétation dérape. Il convient donc de s’y engager avec plus de douceur en s’interrogeant de la manière suivante : est-ce que ça n’aurait été la même chose s’il lui avait pardonné, s’il lui avait remis sa dette en tant que pure victime ? Il aurait pu regarder son obligé de haut, comme s’il était la source du pardon. Il aurait dit : « Regarde ce que tu me dois, puisque je t’ai épargné la prison », et il aurait insisté sur une autre dette, plus spirituelle, il l’aurait jeté dans une autre prison, plus psychologique, et certainement plus insidieuse que la prison de pierre. Cette inégalité de la pure victime face au pur bourreau ne permet pas de réconciliation véritable. Elle ne fait pas entrer dans une fraternité. Pour pardonner en vérité et en profondeur, sans usurper une position divine, il me faut reconnaître que je suis moi-même pécheur, et un pécheur bien pire que celui à qui je pardonne, soit que j’aie péché puis reçu le pardon de Dieu, soit que par sa grâce j’aie été préservé. Mais je sais que sans cette grâce d’en haut je n’aurais pu qu’être un bourreau plus infâme que tous les autres.

C’est alors que la vraie réconciliation s’opère. Non plus à partir de mon propre point de vue, mais depuis un regard qui me transcende et m’embrasse avec l’autre. Non plus par la seule force de l’homme, mais d’abord par sa faiblesse, – par sa propre misère avouée, qui accueille l’autre misérable dans la Lumière d’une Miséricorde infinie. On peut approcher de cette façon la parole de saint Paul : C’est lorsque je suis faible que je suis fort. Le chrétien croit que la prophétie de Zacharie s’est réalisée : Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé, et que seulement dans cette plaie ouverte la réconciliation peut avoir lieu. Le chrétien sait qu’il a mis à mort le Christ, et il sait que le Christ l’a rejoint au fond de sa misère pour lui faire miséricorde, et que c’est ainsi, par dérivation, qu’il peut vraiment faire miséricorde à son tour. François d’Assise voyant un condamné à mort reconnaît devant lui que sans la Miséricorde divine il eût été plus grand criminel, et le condamné, découvrant cette solidarité ni complaisante ni complice, trouve la voie du repentir. Il en va de même pour Marie, la Vierge Immaculée. Elle sait en son cœur que sans cette grâce préventrice venue de la Croix de son Fils, elle aurait été, non plus la Fille de Sion, mais la Grande Prostituée de Babylone. Et c’est parce qu’elle sait cela, l’humble servante, que dans son extrême pureté elle peut être le « Refuge des Pécheurs ».

J’ai beaucoup employé le mot  miséricorde. En hébreu, il se dit  rahamîm, et provient du mot  rehem : la matrice, l’utérus. Le mystère de la miséricorde du Père rejoint celui de la maternité divine. Le philosophe juif Emmanuel Lévinas disait que la maternité, et plus précisément la gestation, était la figure la plus haute de la responsabilité, car il s’agit de porter l’autre, comme son enfant, de le porter jusqu’au bout, jusqu’à l’engendrer à la vie divine. Bien sûr, si ce pouvoir ne venait que de nous, il serait pour l’autre infantilisant. Mais il vient de Dieu et veut passer par nous, passant d’abord, selon la foi catholique, par les entrailles de Marie.

1664 n’est donc pas seulement une marque de petite bière. C’est la marque de la grâce qui veut nous réconcilier, c’est le sein de Dieu qui s’ouvre à tous et qui depuis la Croix nous dit à nous autres, larrons et tartuffes : Voici que je vous enfante à la Joie d’une communion profonde, parce que vous ne communiez pas que par le bout de vos lèvres, mais aussi par la blessure de vos cœurs. >>

Fabrice Hadjadj

Commentaires

PÔLE ET BOUSSOLE

> Superbe et profond. J'aime particulièrement la notion de "dérapage de l'interprétation". Nous sommes dans une époque où l'on "interprète" énormément, mais où les seuls "dérapages" dénoncés comme tels (par les médias) sont des dérapages par rapport aux banalités... médiatiques. Autrement dit : des originalités. La plus originale de toutes étant l'orthodoxie catholique, ainsi que Chesterton l'avait pressenti au siècle dernier. Mais cette orthodoxie n'est pas une idéologie, un culte des théorèmes et du groupe qui les professe : c'est au contraire une mise en question du groupe par lui-même, en fonction de cette boussole objective qu'est l'évangile, et de ce pôle objectif qu'est la Personne du Christ. Il y a une façon dérapante de se croire orthodoxe. Merci à F. Hadjajdj de nous aider à la discerner.

Écrit par : Girolamo | 07/05/2008

UN SEUL

> A qui dire le plus grand et le plus vrai merci ?
Un Seul nous conduit dans l'humble miséricorde en pensées, en paroles, en actions, en non-retours...
Un Seul à le 'souci'de son oeuvre et de ses créatures...
Tu Solus Sanctus, ...
L'Esprit et l'Epouse disent : "Marana tha!"

Écrit par : Gérald | 07/05/2008

BIÈRE

> Ce texte est remarquable, bravo, mais la référence à la petite bière est une concession au monde qui n'en n'a guère besoin, en l'espèce, ou une forme d'humour bien triviale, même si elle est à la remorque d'un antécédent aussi illustre que facheux!

Écrit par : Nicolas Journé | 07/05/2008

CULS DE PLOMB

> Pas d'accord avec Nicolas Journé. La plaisanterie n'est pas déconseillée au philosophe. Elle est même recommandée, sauf aux culs-de-plomb post-heideggériens sans doute (ceux qui rient quand ils se brûlent).

Écrit par : Tapak | 07/05/2008

HUMOUR MNEMOTECHNIQUE

> Je considère l'allusion à la bière comme un excellent moyen mnémotechnique. Voilà une date qu'il me sera impossible d'oublier. Et pourquoi l'humour serait-il interdit ?

Écrit par : Barbara | 08/05/2008

SUPERBE TEXTE

> Merci, cher Patrice de Plunkett, de nous avoir communiqué ce superbe texte de Fabrice Hadjadj. Il mérite d’être lu, relu, médité, si possible, appliqué dans notre vie quotidienne.
En grec, la pitié et la miséricorde se disent ελεος. C’est à ce vocable que nous recourons lorsque, dans nos prières, à la suite de la Cananéenne (Mt 15, 22) ou des deux aveugles de l’Evangile (Mt 20, 30), nous susurrons, ou nous chantons : « Κυριε ελεησον », « Kyrie eleison».
Jésus est bien le « Grand Prêtre miséricordieux », « ελεημων αρχιερευς » (He 2, 17). La surabondance de la miséricorde est destinée à combler notre misère.

Écrit par : Sophrone | 08/05/2008

TOUT EST CLAIR

> Merci pour cette lecture intelligente. En ces temps sécularisés post-modernes, nous ne pouvons plus nous contenter de la foi du charbonnier, il nous faut la nourrir. Il nous faut lire et comprendre davantage, notre seul arme : c'est le Verbe. Tout est clair dans ce texte, toutes les erreurs balayées et chaque créature remise à sa place. Tout simplement parce que le créateur n'est pas au même calibre que sa créature.
Je retiens aussi cette phrase d'une grande synthèse et d'une certaine utilité politique : "le grand projet de soumettre le monde à Dieu grâce au terrorisme ne peut que livrer le monde au Diable."
Merci encore de nous faire partager les textes de Fabrice Hadjadj.

Écrit par : Maximilien Friche | 08/05/2008

À F. J. des O.

> Puis-je vous demander d'expliquer votre pensée ? Dire que vous "n'aimez pas" un segment de phrase ne permet pas d'en discuter.

Écrit par : PP | 08/05/2008

FOLGOET

> En voyant [1664], en mode Pavlov, je soupire "Ave Maria" comme le 'ravi' du Folgoët (le fou du bois en breton et merci à une aïeule d'un peu plus au sud)...

Écrit par : Gérald | 09/05/2008

MAREK ET LES OGM

> J'étais au débat de ND du Laus et j'ai beaucoup apprécié ce qu'a dit F. Hadjadj. En revanche je n'ai pas compris pourquoi Marek Halter l'a attaqué sur l'écologie, dont il n'avait pas parlé. Cette sortie véhémente de Halter en faveur des OGM était d'ailleurs honteuse :
il a fait applaudir les OGM en faisant croire au public que Monsanto travaillait pour nourrir les pauvres du Sud ! Idée scandaleuse pour qui a vu le documentaire de Marie-Monique Robin. Ce boniment pro-multinationales déguisé en humanitaire, c'était nauséabond.
J'ai admiré F. Hadjadj de répondre avec bienveillance à cette agression hors sujet.

Écrit par : Ghislaine | 09/05/2008

EXEMPLE

> Un exemple admirable de compassion et de refus de la vengeance par une mère dont le fils de 15 ans vient d'être assassiné:
http://www.telegraph.co.uk/opinion/main.jhtml?xml=/opinion/2008/05/13/do1302.xml&DCMP=EMC-new_13052008

Écrit par : xb | 13/05/2008

EN RETARD

> J'ai assisté à cette soirée et je vous ai plaint. S'il n'y avait pas eu F. Hadjadj (remarquable), ç'aurait été une soirée nulle : les deux autres orateurs étaient deux cheveux sur la soupe et vous avez eu du mérite à sembler trouver de l'intérêt à leur concert de platitudes. Pourquoi le diocèse avait-il invité ces cabotins usagés, complètement hors du coup ? Quel rapport avec Benoite Rencurel ? C'était ringard. Notre pauvre diocèse est bien en retard par rapport à l'Eglise en France.

Écrit par : Jean-Pierre | 06/08/2008

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