18/03/2008
L'Occident et son business du corps narcissique
Intéressant article du Monde diplomatique :
D’un correspondant :
<< Sous le titre « Votre capital santé m’intéresse », François Cusset livre, dans le Monde diplomatique, une analyse très intéressante de la « main-mise sur le corps » qu’effectuent les pouvoirs politiques et économiques au nom de l’impératif de bonne santé. Cusset ne peut s’empêcher de citer Foucault (c’est sa manie), mais son propos éclaire de façon pertinente l’arrière-plan des débats en cours - et à venir - sur l’euthanasie ou la bioéthique: « …Ce corps qu’on nous attribue cesse définitivement d’être le nôtre. Ce corps utopique qu’affichent toutes les publicités, ce corps omniprésent toujours affublé de son possessif triomphal (mon corps) se fait le site, bien au contraire, de la plus insidieuse des expropriations : il n’est plus du tout mon corps, s’il l’a jamais été, moins encore qu’à l’époque où des interdits multiples le contraignaient et où un souverain avait sur lui droit de vie et de mort. Moins encore qu’à une époque aujourd’hui oubliée où ce corps, jouisseur et mortel, malade et impromptu, n’avait pas encore été investi en ses creux les plus intimes par tous les pouvoirs du moment. » >>
10:38 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : occident, corps
Commentaires
TERMINOLOGIE
> L'article que vous citez est très intéressant...Cela m'évoque toute la terminologie guerrière "vaincre le cancer", "se battre contre la maladie" largement employée aujourd'hui...oui, c'est un combat, mais ceux qui le perdent ne sont pas forcément des faibles qui, sans doute, sont un peu responsables de leur échec...
cristiana
[ De PP à C. - Vous avez raison. Et il y a quelque chose de pervers (ou de formidablement niais) derrière la "philosophie du risque" propagée par les cercles de pouvoir depuis dix ans : une idéologie qui tend à jeter au rebut les "losers", qu'il s'agisse de malades ou de licenciés économiques ! La grande arnaque du coaching en est le plus grossier exemple. ]
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Écrit par : cristiana | 18/03/2008
ARNAQUE
> Impossible de ne pas songer, en lisant les lignes que vous citez, à la formidable arnaque qui s'est effectuée, depuis les années 70, au cri de "Mon corps m'appartient!" La propriété ainsi revendiquée a été aussitôt transférée, et c'était sans doute sa logique profonde, au profit des techniciens et des marchands en tous genre.
Dans la longue durée, ce phénomène doit peut-être s'inscrire dans la volonté moderne de "maîtriser la nature" (s'en rendre "maître et possesseur", selon l'expression fameuse de Descartes), dont la vérité a été bien notée par C.S. Lewis: tout pouvoir acquis par l'homme sur la nature est en fait un pouvoir acquis par l'homme sur d'autres hommes.
Peut-on aller jusqu'à dire (horresco referens) que l'émancipation n'est pas le contraire de l'exploitation, mais sa condition première et son masque ?
Philarète
[ De PP à P. - "Tout pouvoir acquis par l'homme sur la nature est en fait un pouvoir acquis par l'homme sur d'autres hommes" : la formule est un peu systématique mais elle est forte. Et c'est une des clés de l'écologie chrétienne ! Mon prochain livre est centré sur cette idée. ]
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Écrit par : Philarete | 18/03/2008
CAVANAUGH
> Une anecdote que Cavanaugh rapporte au début du Chapitre III d' "Etre consommé", est ici particulièrement révélatrice de la façon dont l'homme contemporain vit son corps :
« En janvier 2005, un étudiant du Nebraska, âgé de vingt ans, mit aux enchères l'espace publicitaire de son front. Le dernier enchérisseur l'emporté pour plus de 37 000 dollars. En échange de cette somme princière, le jeune homme passa trente jours avec une décalcomanie appliquée sur son front vantant les mérites d'un remède contre le ronflement. Bien que ce front n'ait pu être vraiment vu que par un nombre limité de gens, l'industriel espérait profiter de la campagne publicitaire internationale générée par ce support humain. Ce support humain lui-même a déclaré : "Voilà comment je vois les choses : je vends une chose que je possède déjà et dans trente jours je la récupérerai". [...] Ce qui est intéressant pour notre propos dans cette histoire, c'est la manière dont elle illustre quelque chose de plus fondamental dans la culture de consommation : sa capacité de virtuellement tout transformer en produit, c'est-à-dire en quelque chose qui se peut acheter ou vendre. »
Je rejoins à 100% Philarète : a partir du moment où quelqu'un s'exclame « Mon corps m'appartient » nous tombons inévitablement dans la logique utilitariste. Qu'on le veuille ou non, qu'on soit gauchiste (comme nos soixante-huitards) ou libéral, la logique à l'œuvre est identique : la réduction de son corps -et de celui des autres -à un simple objet de consommation.
Écrit par : Blaise | 18/03/2008
LEWIS
> Réponse à la réponse au commentaire:
J'avais cité Lewis de mémoire, mais je viens de retrouver le passage auquel je pensais, dans The Abolition of Man:
« Man's conquest of Nature, if the dreams of some scientific planners are realized, means the rule of a few hundred of men over billions upon billions of men. There neither is nor can be any simple increase of power on Man's side. Each new power won by man is a power over man as well. Each advance leaves him weaker as well as stronger. In every victory, besides being the general who triumphs, he is also the prisoner who follows the triumphal car. »
Ces phrases concluent un beau développement, qu'on peut trouver prophétique (le livre est de 1947) où Lewis explique que les effets du progrès scientifique doivent être considérés, non dans l'instant (triomphal) où il se produit, mais dans la succession des générations humaines qui suivent. « En réalité, dit Lewis, si une époque atteint réellement, par l'eugénisme et l'éducation scientifique, le pouvoir de faire de sa descendance ce qui lui plait, tous les hommes qui viennent après sont les sujets de ce pouvoir. Ils sont plus faibles, et non plus forts… »
J'attends avec impatience votre livre!
Philarète
[ De PP à Ph. - Le livre paraît le 22 mai. Titre : "L'écologie de la Bible à nos jours (pour en finir avec les idées reçues)". Aux éditions de L'Oeuvre. ]
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Écrit par : Philarete | 18/03/2008
DUBITATIF
Je ressors de la lecture de l'article de M. Clusset avec une moue dubitative.
Mouais…
Je ne connais pas l'homme et je ne veux pas lui faire de procès d'intention mais il me semble que cet article crée trop d'amalgames entre excès et bienfaits d'une plus grande responsabilisation des individus en matière de santé et de maîtrise de leurs corps.
Je sens du pessimisme dans son propos (Foucault ?) qui pointe l'entente peut-être complice entre acteurs politiques et économiques, au nom d'intérêts convergents.
Que des néolibéraux s'engouffrent jusque dans nos "creux les plus intimes" en profitant des brèches que nous ouvrons parce que nous regardons notre "nombril d'un peu plus près", soit, je prends note du risque, mais personnellement je continuerai cette conduite à risque que je considère comme émancipatrice.
Qu'on nous pousse à l'endoflicage c'est possible et si c'est vrai, c'est triste mais parlera-t-il alors d'endoflicage lorsqu'il s'agira de s'autocontrôler en matière d'énergie et d'environnement ?
N'y a t-il pas de l'endobêtise à voir l'être humain en éternel mineur, ou plutôt en incapable majeur dénué d'esprit critique ?
N'y a-t-il pas un peu de condescendance dans les propos de M. Clusset ?
Serions-nous un vaste troupeau à paître ?
Nos corps ne nous appartiennent pas totalement, j'en conviens comme ce fut toujours le cas. Je prends le pari qu'ils ne nous appartiendront jamais complètement mais je pars du principe qu'en essayant cette prise de contrôle nouvelle, nous gagnons en marge de manœuvre.
Seulement, plus nos marges de manœuvres s'élargissent, plus le champ d'action des requins s'étend, il faut le savoir.
Pour reprendre la citation de C.S. Lewis donnée par Philarète, je dirai qu'en matière de santé, tout pouvoir acquis par l'homme sur son corps 'peut créer' un pouvoir acquis par l'homme sur d'autres hommes.
C'est ainsi en tout domaine : le monde rétrécit, et si certains liens semblent se distendre entre nous, d'autres se créent qui nous lient plus étroitement les uns aux autres en même temps qu'ils sont plus subtils.
De grâce, pas de bouffées de nostalgie qui nous feraient regretter des "corps jouisseurs et mortels, malades et impromptus", mais aussi bouffis, morbides, empêchés, notamment pour les femmes, et sujets à quolibets !
De grâce, un peu de confiance dans la nature humaine qui est capable d'apprentissages.
En tant que chrétien, j'enseignerai la mesure mais pas le regret.
Écrit par : Sombre héros | 19/03/2008
@ SOMBRE HEROS
> Il me semble que l'article de Cusset n'a pas pour but de vanter les "conduites à risque" ou de dénigrer les progrès accomplis en matière de santé publique. Il pointe plutôt — c'est ce que j'ai trouvé intéressant — vers une certaine "logique" qu'il désigne bien en disant que la santé tend à être redéfinie en « obligation personnelle de prévention ». La conséquence de ce phénomène est que tout citoyen qui manque à cette « obligation personnelle » est, de ce fait, en position de débiteur, sinon d'accusé. Il ne s'agit pas de dire aux gens de se soigner — qui pourrait se plaindre de cela? — mais de traiter en justiciables ceux qui manquent au sacro-saint « principe de précaution ».
Selon cette logique, je ne vois ce qui retiendra, dans un futur plus ou moins proche, les compagnies d'assurance (ou la Sécu) de faire payer plus cher ceux qui s'obstinent à fumer, à marcher dans la rue sans casque, à ne pas pratiquer deux heures de sport hebdomadaire, à ne pas se faire vacciner contre la grippe, à refuser le port d'un masque contre la pollution ou à serrer la main des gens qui ne sont pas passés au bain de bactéricide…
OK, j'exagère un peu. Mais certaines entreprises sont d'ores et déjà réticentes à embaucher des femmes qui courent le "risque" de tomber enceintes, pour ne prendre qu'un exemple actuel et évident. On pourrait sans doute en trouver d'autres.
Le fardeau des obligations individuelles ne cesse de s'accroître. C'est peut-être la contrepartie de l'émancipation. Mais il y a quelque chose de profondément angoissant, pour l'homme d'aujourd'hui, à se voir de plus en plus écrasé sous une prolifération d'impératifs qui, à la différence de ceux qui accablaient peut-être nos grands-parents, ne disent jamais leur nom et n'émanent d'aucune autorité clairement identifiable.
Aujourd'hui, nous voilà "obligés" de réussir, d'être performants, d'être en bonne santé, d'être compétitif, d'être ceci ou cela. Grandiose. Nous voilà donc en position d'hyper-responsables. Mais qui donc nous oblige? Au nom de quoi? En vue de quoi? L'obligation, l'impératif, l'interdit, font partie de la dignité morale de l'homme. Mais une obligation, un interdit, qui ne dit pas son titre à contraindre les consciences est source d'angoisse et de malaise. Nous y sommes, avec une société dépressive et bouffée par le stress.
Écrit par : Philarete | 19/03/2008
UN EQUILIBRE A TROUVER
@ Philarète
Oui, j'ai bien noté l'articulation du discours de M. Cusset entre bienfaits et risques de ces nouveaux principes de vie qui peuvent devenir des injonctions. Je dis dans ma réponse que je suis bien conscient de la récupération possible de ces nouveaux principes par des requins toujours à l'affût mais que cette récupération n'est pas encore là qui nous lierait pieds et poings.
J'ai réagi au premier commentaire (le vôtre) qui considère la philosophie des années 70 comme déjà grosse de tous ses excès futurs. (Me trompè-je ?)
Après l'envoi de mon commentaire DUBITATIF, je découvre celui de Blaise qui tient le même discours très sceptique par rapport au slogan "Mon corps m'appartient", me donnant raison dans mes craintes.
Au delà d'une simple vision critique que je partage, n'y a-t-il pas, au fond, un rejet dans vos propos, autorisé par une lecture de l'article de M Cusset qui serait porteur de ce pessimisme ?
Tous les matins, je pourrais pester contre la Mairie de Toulouse qui m'oblige à rouler à 90 sur une rocade limitée à 110, pour cause de prévention de pollution et d'économie d'énergie. Mais je ne le fais pas, je l'accepte, et pour moi il s'agit d'une totale liberté là où certains me disent que j'ai déjà placé mon curseur dans la zone "endoflicage".
Je suis content de rentrer dans des bars où la fumée de cigarette n'est plus qu'un souvenir. Mes amis fumeurs acceptent de sortir s'en griller une en se les gelant l'hiver.
Ils acceptent, est-ce déjà de l'endoflicage ?
Comme dirait un relativiste absolu de mes amis : Tout dépend de l'idée que l'on s'en fait par rapport à l'endroit où l'on se trouve !
Que de contraintes acceptées depuis les années 1970 par l'automobiliste que je suis ! Mais je ne m'en sens pas moins libre pour autant et j'apprécie tous les mois la décrue opérée par le nombre de morts !
Alors que nos conduites en tant qu'automobilistes sont devenues toujours plus contrôlées en 30 ans, a-t-on vu les assurances pratiquer une individualisation massive de la tarification de leurs primes ?
Non, en tout cas pas la mienne ni celles des gens que je connais.
Pourquoi en irait-il forcément autrement pour les assurances santé, privées ou publiques ?
Oui, les temps ont changé en 30 ans et certes le néolibéralisme… mais il y a encore des capacités de réaction dans nos rangs, surtout si vous comme moi restons mobilisés.
Alors, je ne dis pas que du coup, il ne faut rien dénoncer et se taire en attendant la bouche en cœur qu'on nous dessine un bonheur factice, mais il faut éviter les propos trop pessimistes qui angoissent.
Comme vous le dites, nous n'avons pas besoin de ça, car nos "obligations humaines" ne cessent de croître et ne cesseront de croître (Pensons à la traçabilité des individus).
Étrangement, ces contraintes nous libèrent et continueront de (à) nous libérer si nous faisons preuve de mesure.
Un jour, à la question "Le christianisme n'est-il pas dépassé ?", je ne sais plus quel clerc a répondu : "Le monde moderne a besoin de toujours plus de christianisme."
Dernier exemple si je n'abuse pas de votre temps car je sais être bavard : Vous devez avoir en mémoire la campagne d'affichage pour la lingerie Lise Charmel parue autour de la St Valentin. J'habite dans un quartier de Toulouse connu pour sa forte présence de "gens issus de l'immigration". Un jour, passant à côté d'un abribus, je vois une femme voilée de pied en cap assise au bout du banc, côté vitre d'affichage où trônait la photo du mannequin Charmel.
Image choc.
D'un côté une femme obéissant aux injonctions de sa religion, certainement sans doutes existentiels, de l'autre l'icône d'une société qui se cherche en tâtonnant.
Je vous assure qu'entre ces deux icônes que je vois comme les bornes de deux extrêmes, et bien que notre démarche hasardeuse soit angoissante, je ne choisis même pas !
Un jour, il faudra que je monte un site qui aura pour titre "Les français de bonne humeur.fr" ☺
Écrit par : Sombre héros | 19/03/2008
@ SOMBRE HEROS
> Rien à objecter à vos remarques pleines de bon sens et d'optimisme!
À vrai dire, je ne me sens moi-même guère entravé par l'"endoflicage", comme vous dites. Je continue à fumer, j'accepte de me tenir comme un chien à la porte des cafés, y découvrant même une nouvelle forme de sociabilité qui n'est pas antipathique…
Cependant… si pessimisme il y a de ma part, il ne tient pas à mes propres capacités de résistance ou de "liberté intérieure", mais plutôt au constat de l'angoisse diffuse que je remarque sans cesse chez les jeunes qui m'entourent. C'est pour eux, plus que pour moi, que je "râle" si volontiers contre la tendance à accroître sans cesse le poids de nos obligations, contrepartie de notre émancipation. N'oublions pas que, dans notre beau pays émancipé, le suicide est la seconde cause de mortalité chez les jeunes de 15-24 ans, et la première chez ceux de 25-34 ans… Difficile, depuis le grand livre de Durkheim sur le suicide, d'ignorer le rapport entre ces données et la situation de l'homme moderne…
Écrit par : Philarete | 21/03/2008
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