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22/03/2007

« Heureux les doux » : ce précepte est le pain des forts

Le 16 mars, en présence de Benoît XVI, prédication de carême du P. Cantalamessa. Extraits :




<<  1.  Qui sont les doux

...« Heureux les doux, car ils possèderont la Terre ». Dans un autre passage de ce même évangile de Matthieu, Jésus dit : « Chargez-vous de mon joug, et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Nous en déduisons que les béatitudes ne sont pas seulement les lignes d’un beau programme éthique que le maître aurait minutieusement travaillé pour ses disciples mais un autoportrait de Jésus ! C’est lui le vrai pauvre, le doux, le cœur pur, le persécuté pour la justice. C’est là que l’approche du discours sur la montagne de Gandhi, pourtant très admiratif devant ce texte, révèle ses limites. Pour lui, ce discours aurait pu faire abstraction de la personne historique du Christ. « Peu m’importe  – avait-il affirmé –  si quelqu’un parvient un jour à démontrer que Jésus homme n’a, en réalité, jamais vécu et que tout ce que nous lisons dans les Evangiles n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur. Car, à mes yeux, le Sermon sur la montagne reste à jamais une vérité » (1). Ce sont au contraire la personne et la vie du Christ qui font que ces béatitudes, et tout le discours sur la montagne, sont quelque chose de plus qu’une splendide utopie éthique : elles en font une réalisation historique dans laquelle chacun peut puiser sa force pour atteindre cette communion mystique qui le liera à la personne du Sauveur...
  

 

2.  Jésus, le doux

[…]  C’est dans sa passion que le Christ donne la plus grande preuve de cette douceur. Aucun mouvement de colère, aucune menace : « Lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, souffrant il ne menaçait pas » (1 P 2, 23). Ce trait de la personnalité du Christ était tellement imprimé dans la mémoire des disciples que saint Paul, voulant exhorter les Corinthiens  à quelque chose de précieux et de sacré, leur avait  écrit : « C’est moi en personne qui vous en prie, par la douceur (prautes) et l’indulgence (epi-eikeia) du Christ » (2 Co 10, 1).  Mais Jésus a fait bien plus que nous donner un exemple de douceur et de patience héroïque ; il a fait de la douceur et de la non-violence un signe de la vraie grandeur. Celle-ci ne consistera plus à s’élever, seuls, au-dessus des autres, au-dessus de la masse, mais à s’abaisser pour servir et élever les autres. Sur la croix, dit Augustin, Jésus révèle que la vraie victoire ne consiste pas à faire des victimes, mais à se faire victime, « victor quia victima » (2).

Nietzsche, on le sait, ne partageait pas cette vision : elle était pour lui une « morale d’esclaves » fondée sur le « ressentiment » naturel des faibles par rapport aux plus forts. Le christianisme, en prêchant l’humilité et la douceur, le devoir de se faire petit, de tendre l’autre joue, aurait introduit, pensait-il, comme une sorte de cancer à l’intérieur de l’humanité, brisant et mortifiant du coup son élan et toute sa vie … Voici comment, dans l’introduction du livre Ainsi parla Zarathoustra, la sœur du philosophe résumait la pensée de son frère : « Il suppose que, pour le ressentiment d’un christianisme faible et faussé, tout ce qui était beau, fort, superbe, puissant – comme les vertus provenant de la force – a été proscrit, banni, entraînant du coup un affaiblissement de tant de forces, celles qui encouragent et aident l’homme à s’élever. Mais un nouveau tableau de valeurs doit être placé au-dessus de l’humanité. L’homme fort, puissant, magnifique, doit atteindre son sommet en devenant ce super homme qui nous est maintenant présenté comme un être bouillonnant de passion. Cette passion qui est le but de notre vie, de notre volonté et de notre espérance » (3).

Depuis quelques temps, on relève une certaine tendance à vouloir récuser toutes les accusations dont Nietzsche est l’objet, de vouloir le dédouaner, voire même le christianiser. On entend dire qu’il n’a pas voulu, au fond, s’en prendre au Christ, mais aux chrétiens qui, à une certaine époque, prêchaient le renoncement comme une fin en soi, tout en méprisant la vie et en s’acharnant contre le corps… Tout le monde aurait déformé la vraie pensée du philosophe, à commencer par Hitler… Il aurait été, en réalité, un prophète des temps nouveaux, le précurseur de l’ère postmoderne.

La seule voix, si l’on peut dire, encore à l’opposé de cette tendance, est celle du penseur français René Girard. Selon lui, toutes ces tentatives nuisent avant tout à la personne de Nietzsche. Ce dernier, doté d’une rare perspicacité pour l’époque, avait saisi le vrai nœud du problème : l’alternative irréductible entre le paganisme et le christianisme. Le paganisme exalte le sacrifice du faible au profit du fort et de l’avancement de la vie ; le christianisme exalte le sacrifice du fort au profit du faible. Il est difficile de ne pas voir ce lien objectif entre la proposition de Nietzsche et le programme hitlérien d’exterminer des groupes entiers de personnes pour favoriser l’avancement de la civilisation et la pureté de la race.

Le christianisme n’est donc pas la seule cible du philosophe, mais le Christ aussi. «Dionysos contre le crucifié : la voici bien, l’opposition », s’exclame-t-il dans l’un de ses fragments posthumes (4).

René Girard démontre que ce qui constitue le plus grand mérite de la société moderne – la préoccupation pour les victimes, le fait de prendre parti pour les plus faibles et les opprimés, la défense de la vie menacée – est en réalité un produit direct de la révolution évangélique qui est aujourd’hui, dans un jeu néanmoins paradoxal de rivalités mimétiques, revendiqué par d’autres mouvements, comme une conquête de l'individu, et en opposition au christianisme (5).

[...] Dire que l’Evangile contrarie le désir de faire de grandes choses et d’être le premier, est faux. Jésus dit : « Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9, 35). Il est donc légitime, voire recommandé, de vouloir être le premier ; seul le chemin pour y arriver change : on ne s’élève pas au-dessus des autres, en les écrasant s’ils sont pour vous des entraves, mais en s’abaissant pour les élever et s’élever soi-même en même temps qu’eux.


3.  Douceur et tolérance

Après de nombreux drames, surtout celui du 11 septembre, la béatitude des doux a pris une importance extraordinaire dans les débats sur la religion et la violence. Celle-ci nous rappelle, à nous chrétiens, d’abord, que l’Evangile ne laisse place à aucun doute. Il n’existe pas dans l’Evangile d'exhortations à la non-violence mélangées à des exhortations affirmant le contraire. Il se peut que les chrétiens se soient, à une certaine époque, éloignés de leurs traditions, mais la source est limpide et l’Eglise peut à nouveau s’en inspirer, à n’importe quelle époque, sûre de n’y trouver que perfection morale.

[...] « Si l’on vous pourchasse dans telle ville –dit Jésus – fuyez dans telle autre » (Mt 10, 23) ; il ne dit pas : « mettez-la à feu et à sang ». Un jour, deux de ses disciples, Jacques et Jean, qui n’avaient pas été reçus dans un village samaritain, avaient dit à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions au feu de descendre du ciel et de les consumer ? ». Jésus, est-il écrit, « se retournant, les réprimanda ». Une réprimande dont le contenu est rapporté par bon nombre de manuscrits : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (cf. Lc 9, 53-55).

[…]   Un livre-enquête sur Jésus, qui a beaucoup fait parler de lui ces derniers temps, attribue à Jésus cette phrase : « Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma présence » (Lc 19, 27) et en déduit que « c’est à des phrases comme celles-ci que les partisans de la ‘guerre sainte’ » se réfèrent (8). Or, il faut préciser que ce n’est pas à Jésus que Luc attribue de telles paroles, mais au roi de la parabole. Et l’on sait bien que l’on ne peut transférer d’un bloc, de la parabole à la réalité, tous les détails du récit, et que, dans tous les cas, ceux-ci doivent être transférés du plan matériel au plan spirituel. Le sens métaphorique de ces paroles revient à dire qu’accepter ou refuser Jésus n’est pas sans conséquences ; c’est une question de vie ou de mort. Mais il s’agit de la vie ou de la mort spirituelle, non physique. La guerre sainte n’a rien à voir ici...   


5.  "Mettez-vous à mon école"

[...] Jésus dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux ». On pourrait objecter en disant que Jésus ne s’est pas toujours montré doux lui-même ! Il dit par exemple de ne pas tenir tête au méchant, et dit « quelqu'un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l'autre » (Mt 5, 39). Mais lorsque l’un des gardes le frappa sur la joue, au cours du procès devant le Sanhédrin, il n’est pas écrit qu’il tendit l’autre joue, mais qu’il répondit calmement : « Si j'ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu » (Jn 18, 23).

Cela signifie que le discours sur la montagne ne doit pas être pris entièrement et automatiquement au pied de la lettre ; c’est le style de Jésus d’utiliser des hyperboles et un langage imagé pour que certaines idées restent mieux imprimées dans l’esprit de ses disciples. [...] L’important n’est pas de tendre la joue (ce qui peut même parfois être vu comme provocateur), mais de ne pas répondre à la violence par une autre violence : de vaincre la colère par la sérénité.  En ce sens, sa réponse au garde est l’exemple d’une douceur divine. Pour en mesurer la portée, il suffit de la comparer à la réaction de son apôtre Paul (qui était pourtant un saint) dans une situation analogue. Lorsque, durant le procès devant le Sanhédrin, le grand prêtre Ananie ordonne de frapper Paul sur la bouche, Paul répond : « C’est Dieu qui te frappera, toi, muraille blanchie ! » (Ac 23, 2-3).

Un autre doute demande à être éclairci. Dans ce même discours sur la montagne Jésus dit : «Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s'il dit à son frère : Crétin ! il en répondra au Sanhédrin ; et s'il lui dit : Renégat !, il en répondra dans la géhenne de feu » (Mt 5, 22). Jésus s’adresse plusieurs fois dans l’Evangile aux scribes et aux pharisiens en les appelant « hypocrites, insensés et aveugles » (cf. Mt 23, 17) ; il réprimande les disciples en les appelant « cœurs sans intelligence et lents à croire» (cf. Lc 24, 25).  Ici encore, l’explication est simple. Il faut distinguer entre l’injure et la correction. Jésus condamne les paroles prononcées avec colère et dans l’intention d’offenser son frère, mais pas celles qui visent à faire prendre conscience de son erreur et à la corriger. Un père qui dit à son fils : tu es indiscipliné, désobéissant, n’entend pas l’offenser mais le corriger. Moïse est défini par les Ecritures comme « l'homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3) et pourtant dans le Deutéronome nous l’entendons s’exclamer en s’adressant à Israël : « Est-ce là ce que vous rendez à Yahvé ? Peuple insensé, dénué de sagesse ! » (32, 6).

La différence réside dans le fait de savoir si celui qui parle, parle par amour ou par haine. «Aime et fais ce qui te plaît », disait saint Augustin. Si tu aimes, que tu corriges ou laisse courir, ce sera de l’amour. L’amour ne fait aucun mal au prochain. Des racines de l’amour, comme d’un bon arbre, ne peuvent naître que de bons fruits (10).


6.  Humbles de cœur

[…]  Il n’y a pas que la violence des mains, il y a aussi celle des pensées. En nous se déroulent presque en permanence, si nous y faisons attention, des «procès à huis clos ». Un moine anonyme a écrit des pages très profondes à ce sujet. Il parle en tant que moine mais ce qu’il dit ne vaut pas seulement pour les monastères ; il cite l’exemple des sujets, mais il est évident que le problème se pose d’une autre manière également pour les supérieurs.   « Observe, dit-il, ne serait-ce qu’un seul jour, le cours de tes pensées : tu seras surpris de la fréquence et de la vivacité de tes critiques internes avec des interlocuteurs imaginaires, sinon avec ceux qui t’entourent. D’où viennent-elles en général ? De là : le mécontentement à cause des supérieurs qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas ; ils sont sévères, injustes ou trop mesquins avec nous ou d’autres ‘opprimés’. Nous sommes mécontents de nos frères, ‘peu compréhensifs, entêtés, superficiels, désordonnés ou injurieux… Alors dans notre esprit se crée un tribunal, dans lequel nous sommes procurateur, président, juge et juré ; rarement avocat, sauf en notre faveur. On expose les torts ; on pèse les raisons ; on se défend et on se justifie ; on condamne l’absent. On élabore éventuellement des plans de revanche ou des fourberies vengeresses… » (11).

Ne devant pas lutter contre des ennemis extérieurs, les Pères du désert ont fait de ce combat intérieur contre les pensées (les fameux logismoi) le banc d’essai de tout progrès spirituel. Ils ont également élaboré une méthode de combat. Notre esprit, disaient-ils, a la capacité de devancer le déroulement d’une pensée, de savoir dès le début où elle s’arrêtera : au pardon de son frère ou à sa condamnation, à sa propre gloire ou à celle de Dieu. « La tâche du moine – disait une personne âgée – est de voir arriver de loin ses propres pensées » (12), ceci pour leur barrer la route lorsqu’elles ne sont pas conformes à la charité. La manière la plus simple de le faire est de dire une brève prière ou d’envoyer une bénédiction à la personne que nous sommes tentés de juger. Ensuite, à tête reposée, on pourra décider s’il convient d’agir à son égard, et comment.


7.  Se revêtir de la douceur du Christ

[…]  Il faut rappeler ce que nous disions au début : les béatitudes sont l’autoportrait de Jésus. Il les a toutes vécues en plénitude ; et voilà la bonne nouvelle, il ne les a pas seulement vécues pour lui-même mais pour nous tous. Nous ne sommes pas seulement appelés à imiter les béatitudes mais également à nous les approprier. Dans la foi nous pouvons puiser à la douceur du Christ comme à la pureté de son cœur et à toute autre de ses vertus. Nous pouvons prier pour avoir la douceur, comme saint Augustin priait pour avoir la chasteté : « O Dieu, tu m’ordonnes d’être doux ; donne-moi ce que tu m’ordonnes et ordonne-moi ce qu’il te plaît » (13)... >>

 

Source : Zenit.


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1. Gandhi, Bouddhisme, christianisme, islam.
2. St. Augustin, Confessions, X, 43.
3. Also sprach Zarathustra.
4. F. Nietzsche, Oeuvres complètes, VIII, Fragments posthumes 1888-1889.
5. R. Girard, J'ai vu Satan tomber comme l'éclair.
6. St. Augustin, Epître  93, 5.
7. St Augustin, Epître 173, 10; 208, 7.
8. Corrado Augias – Mauro Pesce, Inchiesta su Gesù. Mondadori, Milano 2006, p.52.
9. St. Ignace d'Antioche, Aux Ephésiens, 10,2-3.
10. St. Augustin, Commentaire sur la première épître de St. Jean .

11. Les portes du silence.
12. Detti e fatti dei Padri del deserto.
13. St. Augustin, Confessions, X, 29.


Commentaires

MAGNIFIQUE

> Cher Patrice, je me suis permis de faire une copie de cette réflexion sur la douceur absolument magnifique. J'ai besoin de la relire et de la méditer encore et encore tant la douceur et la patience me semble souvent inaccessible comme père et comme professeur en zep. Grâce vous soit rendu de nous permettre d'avoir de tels documents.

Écrit par : Vf | 22/03/2007

LA DOUCEUR

> Merci Patrice de nous avoir restitué ce texte. Devant les épreuves il est bon de lire cette parole de Jésus : "Mettez-vous à mon école, car je suis doux". Cette phrase fait tomber l'agressivité, elle apaise et donne soudain l'effet d'une parole de Père. Regard de Jésus qui comprend notre quotidien, et comme le dit le prédicateur "les paroles de Jésus visent à faire prendre conscience de nos erreurs et de les corriger". Oui, les béatitudes ont été vécues en plénitude par Jésus et je ne peux qu'y puiser toute la douceur qui me fait souvent défaut.

Écrit par : palma | 25/03/2007

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