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09/08/2016

Ankara joue avec "les valeurs occidentales"

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Retour sur l'interview de M. Erdogan dans Le Monde :


 

Entretien du président turc avec les envoyés spéciaux du Monde (9/08) : il retourne contre "l'Occident" le verbiage qui tient lieu de politique étrangère à nos post-démocraties. Extraits :

<<  Le monde entier avait réagi à l'attaque contre Charlie Hebdo. Notre premier ministre s'était joint à la marche dans les rues de Paris. J'aurais souhaité que les leaders du monde occidental réagissent également à ce qui s'est passé en Turquie et ne se contentent pas de quelques clichés pour condamner [la tentative de putsch du 15 juillet]... Le monde occidental est en contradiction avec les valeurs qu'il défend. Il doit être solidaire de la Turquie, qui s'est appropriée ses valeurs démocratiques. Malheureusement, il a préféré laisser les Turcs seuls... >>

M. Erdogan nous avait coincés sur le terrain avec la question des migrants. Il nous coince maintenant sur le plan de la post-politique : la gesticulation remplaçant la politique dans nos post-démocraties, qui lui substituent l'émotionnel. On l'a vu lors du show international parisien du 11 janvier 2015 (rallye de peoples que l'on fit marcher sur trois cents mètres devant les caméras) : M. Erdogan y avait délégué son Premier ministre d'alors, M. Davutoglu, mais sans cesser de soutenir les djihadistes en Syrie. Participer au show de Paris n'avait qu'un but dans l'esprit d'Ankara : obliger en échange "les Occidentaux" à soutenir M. Erdogan face à ce qu'il nomme, lui, "terroristes" : les adversaires de son régime, qu'ils soient kurdes ou islamistes rivaux (l'ex-allié Gülen, devenu l'ennemi de M. Erdogan).

Le président turc fait donc simplement de la realpolitik. Ça consiste : 1. à ne servir que les intérêts nationaux de la Turquie, 2. en jouant (à l'occasion), soit sur les nerfs, soit sur l'idéologie post-nationale et post-politique des Occidentaux. Lorsqu'il nous parle de nos "valeurs", il joue sur notre idéologie pour nous donner des leçons d'idéal "occidental". En revanche, lorsqu'il démasque ses batteries de nationaliste, il fait un bras d'honneur à l'idéologie de l'UE (tout en arrachant à Bruxelles toujours plus de concessions) : ce qui est jouer avec nos nerfs. Exemple, dans l'entretien du Monde  : 

<< Les Occidentaux ne devraient pas se soucier du nombre de personnes arrêtées [26 000 !] ou limogées... La Turquie n'a jamais posé ce type de question à ses partenaires occidentaux. C'est à nous de savoir qui nous gardons, qui nous limogeons. Chacun doit savoir quelle est sa place. >>

En parlant comme si ses "partenaires occidentaux" pouvaient (eux aussi) emprisonner sans jugement 26 000 personnes, M. Erdogan ironise.

En ajoutant un "chacun à sa place" provocateur, il affiche un nationalisme incompatible avec le moralisme sans frontières de l'UE.

M. Erdogan sait que pour les Européens, officiellement, la politique internationale ne consiste plus à concilier des intérêts mais à "se soucier" de la nature des régimes [*]  étrangers - pour combattre certains d'entre eux, désignés comme incompatibles avec nos normes sociétales ; régimes ayant aussi pour caractéristique de contrarier des intérêts américains... C'est en vertu de ce critère que les Occidentaux ont soutenu le djihad en Afghanistan, contre un régime afghan aidé par l'armée russe ; qu'ils ont soutenu le djihad en Syrie, alliée de la Russie ; et que l'OTAN tient  en 2016 un délirant discours de guerre nucléaire, toujours contre la Russie [**]. Pour embrediner Washington et sa vassale l'UE, M. Erdogan affiche aujourd'hui un rapprochement subit avec - devinez qui ? -  la Russie...

D'où son voyage de Saint-Pétersbourg, accompagné de sarcasmes à notre intention :

<< Quand M. Poutine m'a appelé pour me présenter ses condoléances [pour les "martyrs" de la police turque tombés face aux putschistes], il ne m'a pas critiqué sur le nombre de militaires ou de fonctionnaires limogés. Alors que tous les Européens m'ont demandé : pourquoi tant de militaires sont en détention, pourquoi tant de fonctionnaires ont été démis ? [***] >>

Outrés sans doute par cette franchise, les envoyés spéciaux du Monde interrogent M. Erdogan :

<< Le 9 août, vous allez rencontrer Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg. Vous sentez-vous plus proche de lui que des Occidentaux ? >>

Réponse du sultan  - et le pire est qu'il n'a pas tort :

<< A vos yeux, M. Poutine est oriental ? La Fédération de Russie est un pays à la fois européen et asiatique, c'est ainsi qu'il faut voir les choses.  Le monde occidental a essayé de l'exclure. Pas nous... >>

Ainsi l'initiative a échappé aux Européens  - peut-être définitivement - à cause du système où ils s'enferment depuis la prise du pouvoir par les libéraux atlantistes.

M. Poutine le leur a fait sentir.  Puis M. Erdogan.

D'autant que le Turc a une arme que n'a pas le Russe :  les migrants, qui lui servent à mettre l'UE à genoux sur tous les plans. Si l'obligation du visa n'est pas supprimée pour les 75 millions de Turcs, M. Erdogan rouvrira les vannes des migrants. Si les pourparlers d'adhésion de la Turquie à l'UE ne progressent pas, M. Erdogan rouvrira les vannes des migrants... Etc. Le propre d'un chantage est de ne jamais s'arrêter ; le propre de la realpolitik est d'inclure le chantage. L'UE est incapable de s'en libérer. Ankara le sait. Voilà la véritable "guerre asymétrique".

 

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[*]  L'UE n'a de complaisance qu'envers deux systèmes non démocratiques (parce qu'ils la dominent économiquement) : les pétro-monarchies et l'impérial-capitalisme chinois.

[**]  non sans avoir aussi disloqué l'Irak et la Libye, avec les effets que l'on sait.

[***]  En bon français, la tournure devrait être : "ont-ils". Les journalistes du Quotidien de Référence écrivent désormais comme les journalistes de télé parlent. La tournure interrogative est en voie de disparition partout. C'est le parler ado : toujours l'émotionnel.

 

 

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Commentaires

DÉMOCRATURE

> En fait de « valeurs démocratiques » turques, j’entendais l’autre jour un opposant à Erdogan parler de « démocrature », condensé de démocratie et de dictature (mot inventé par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, selon Wikipedia).
M’est avis que toutes les démocraties confisquent aujourd’hui la voix du peuple souverain… au nom de la « loi du marché » ou du terrorisme… Bref, à Paris comme à Ankara, actuellement, on démocrastine, on ne sait plus de quoi on parle. En 2016, « δῆμος » a besoin d’une « démo »…
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Écrit par : Denis / | 10/08/2016

BAH

> Bah, il y a de quoi jouer avec. La classe politique, ne se rend pas compte qu'elle ressemble à l'hôpital qui se fout de la charité comme on dit en se moquant du caractère peu démocratique des régimes de Poutine et Erdogan. C'était quoi le résultat des référendums néerlandais et français de 2005, juste par exemple et par hasard ?
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Écrit par : ND / | 18/08/2016

Les commentaires sont fermés.