L'ascèse et la technique : ce que disait Maritain dès 1933

Méditation prophétique pour le carême 2016 :

<< Trois aspects ou moments inséparablement liés peuvent être distingués à ce point de vue dans ce qu'on pourrait appeler la dialectique de la culture moderne.

On peut caractériser le premier comme un renversement de l'ordre des fins. Au lieu que la culture oriente son bien propre, qui est un bien terrestre, vers la vie éternelle, elle cherche sa fin suprême en elle-même, et cette fin c'est la domination de l'homme sur la matière. – Dieu devient le garant de cette domination.

Le second moment est comme un impérialisme démiurgique à l'égard des forces de la matière. Au lieu de respecter la nature, au lieu de tendre avant tout à parfaire la nature de l'homme par un processus lui-même conforme aux profondes exigences de celle-ci, et qualifiant intrinsèquement l'être humain, je veux dire par la perfection intérieure d'une certaine sagesse de connaissance et de vie, la culture se propose avant tout de changer la nature et de régner sur elle par un processus technique bon sans doute en lui-même, mais qui passe au premier rang, et dont on attend qu'il crée, grâce à la science physico-mathématique, un monde matériel où l'homme trouvera, selon les promesses de Descartes, une parfaite félicité. – Dieu devient une idée.

Le troisième moment consiste en un refoulement progressif de l'humain par la matière. Pour régner sur la nature sans tenir compte des lois foncières de sa nature, l'homme, dans son intelligence et dans sa vie, est contraint en réalité de se subordonner de plus en plus à des nécessités non pas humaines mais techniques, et aux énergies d'ordre matériel qu'il met en oeuvre et qui envahissent le monde humain lui-même. – Dieu meurt, l'homme matérialisé pense qu'il ne peut être homme, ou surhomme, que si Dieu n'est pas Dieu.

Quels que soient les gains acquis à d'autres points de vue, les conditions de vie de l'être humain deviennent ainsi de plus en plus inhumaines. Et c'est par des moyens de plus en plus artificiels qu'on essaiera de remédier aux maux engendrés par l'artificialisme. Une certaine pédagogie, une certaine orientation professionnelle, une certaine psychothérapie « scientifique » sont encore des techniques extérieures par où l'humanisme anthropocentrique essaie en vain de réagir contre la recherche fatale, entraînée par son propre principe, de la liberté par la technique et non par l'ascèse.

Nous l'avons signalé ailleurs, ce débat de la liberté par la technique est le grand débat de notre âge :

« Il y a deux façons de concevoir la maîtrise de l'homme sur lui-même. L'homme peut devenir maître de sa nature en imposant à l'univers de ses propres énergies internes la loi de la raison, de la raison aidée par la grâce. Cette oeuvre, qui est une construction de soi dans l'amour, exige que nos rameaux soient taillés pour porter du fruit : ce qui s'appelle mortification. Une telle morale est une morale ascétique... Ce que les héritiers du rationalisme prétendent nous imposer aujourd'hui, c'est une tout autre morale, une morale anti-ascétique, exclusivement technologique. Une technique appropriée doit nous permettre de rationaliser la vie humaine, c'est-à-dire de satisfaire nos désirs avec le moins d'inconvénients possibles, cela sans réforme intérieure de nous-mêmes.* »

J'entends bien qu'il s'agit en définitive de transformer l'homme, et radicalement ; mais par le dehors toujours et par des moyens de technique... Une telle morale ne délivre pas l'homme, elle le tue et le galvanise.  >>

 

Jacques Maritain, Du régime temporel de la liberté / II. Religion et culture

Œuvres complètes vol.V, pp.404 à 406, Editions universitaires 1982 (Fribourg, Suisse)

 

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* J.M., Le songe de Descartes, ibid. pp. 171-172