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13/06/2015

"Management désincarné" : l'algorithme chef d'entreprise

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Loin des slogans libéraux de la "disruption créative" (voir nos notes précédentes), le livre de Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail au Cnam-CNRS, décrit l'inhumain en chantier dans les grandes entreprises aujourd'hui :


 

Le Management désincarné, une enquête de Marie-Anne Dujarier (La Découverte) :  

<< Des salariés ont pris une importance inédite dans l’encadrement du travail aujourd’hui. Consultants ou cadres de grandes organisations, Marie-Anne Dujarier les appelle les « planneurs », car ils sont mandatés pour améliorer la performance des entreprises et des services publics au moyen de plans abstraits, élaborés bien loin de ceux et de ce qu’ils encadrent. Spécialisés en méthodes, ressources humaines, contrôle de gestion, stratégie, systèmes d’information, marketing, finances, conduite du changement, ils diffusent et adaptent des dispositifs standardisés qui ordonnent aux autres travailleurs ce qu’ils doivent faire, comment et pourquoi. Management par objectifs, benchmarking, évaluation, lean management, systèmes informatiques, etc. cadrent ainsi l’activité quotidienne des travailleurs. Ces dispositifs instaurent un management désincarné que les salariés opérationnels jugent maladroit, voire « inhumain ». D’après leur expérience, il nuit autant à leur santé qu’à la qualité des produits et à la performance économique. Étonnamment, les planneurs et les dirigeants constatent eux aussi que cet encadrement joint trop souvent l’inutile au désagréable. Comment comprendre alors son succès ? Dans ce livre issu d’une longue recherche empirique, la sociologue Marie-Anne Dujarier analyse en détail le travail des faiseurs et diffuseurs de ces dispositifs, régulièrement accusés par les autres salariés de « planer » loin du travail réel. Elle montre qu’ils doivent accomplir une mission qui peut sembler impossible et dépourvue de sens, et explique comment ils y parviennent malgré tout, et avec zèle... >>  

 

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Cette présentation du livre de Marie-Anne Dujarier (à droite sur la photo)  converge avec l'analyse, dans notre blog et dans Cathos, écolos, mêmes combats*, de la prise du pouvoir par l'algorithme qui détruit le social.  Ce processus vise à évincer de la vie économique – privé et public – tout ce qui n'est pas la stricte logique financière. Autrement dit : "optimiser la performance" et "augmenter la valeur" en réduisant les coûts.  Paramétré ainsi, l'algorithme impose ses "solutions" et l'on aboutit à ce que décrit ce livre : "payés à concevoir le travail sur ordinateur, loin de ce qu'ils encadrent" », les planneurs émettent des "dispositifs" à base de "techniques managériales" qui assujettissent le travail humain à des normes abstraites, toujours plus exigeantes. C'est un engrenage.  

Le job des planneurs, explique** Marie-Anne Dujarier, est de "diffuser" ces "dispositifs" définis sur ordinateur par algorithme : ce qui implique, disent-ils eux-mêmes, un "sale boulot" envers les salariés. 

Quant à ce que produit la grande entreprise (biens ou services), c'est destiné aux masses : et "la massification induit la standardisation. Plus c'est gros, plus on instaure des produits et des services typiques, avec des manières typiques d'y arriver. Cela implique un conflit permanent avec la situation réelle, toujours singulière..."  Faire la guerre aux réalités est un point commun entre ce qui se passe dans l'économie et ce qui se passe dans la politique : les deux processus ont en effet une même origine, le sans-limites, norme fondamentale du libéralisme. 

L'impact de ce "management désincarné" sur le travail humain, c'est de lui faire perdre son sens et de le rendre invivable. Le salarié "ne travaille plus que pour les chiffres". La qualité de son travail en souffre. La satisfaction du client aussi. Les planneurs ont pour compétence l'algorithme et le paramétrage selon les techniques de rentabilisation à la mode : pour ce genre de poste, explique la sociologue, "l'inexpérience des dimensions matérielles, sociales et existentielles du travail devient une compétence". Les planneurs imposent des "dispositifs" ; ce sont des logiciels avec lesquels on ne peut pas négocier. Ils encadrent tout "et vous disent quoi faire, comment faire... Vous êtes alors dans un rapport social sans relation, caractéristique du management par les dispositifs".

Autre remarque intéressante de la sociologue : l'esprit de ce système est le TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher. Même si un planneur constate les nuisances sociales ou environnementales de ce qu'il contribue à faire produire, la structure est plus forte que lui et il fera son métier. Pire : il le fera avec zèle. "Les planneurs sont fiers de travailler beaucoup : il s'agit d'une norme professionnelle revendiquée. Ils s'en expliquent en disant qu'ils sont 'pris au jeu'. Ils suggèrent alors qu'ils ont un rapport ludique à leur travail... Modéliser des flux, écrire des procédures logiques, dessiner des démarches exhaustives ou combiner des concepts sur fond d'urgence, s'apparente aux jeux de logique (échecs, dames, Rubik's Cube, citent-ils par exemple)..." Ils vivent leur job, non comme un tout ayant un sens, mais comme "une succession de parties" réussies ou ratées. Vivant ainsi dans le technique et le discontinu, ils ne se posent pas la question du sens.

Et l'idée ne les effleure pas de voir l'entreprise comme une communauté de travail. Au contraire (et je suggère à mon ami Koz d'examiner cet aspect du problème, en relation avec l'uberisation) : "les planneurs vivent dans une logique concurrentielle : il faut 'battre' des scores contre soi-même et contre les autres, compétition vécue comme un jeu au sein d'un espace social restreint." Et "qu'ils perdent ou qu'ils gagnent, les conséquences sont minimes sur leur carrière et leur existence" : ce sont des nomades professionnels, attachés à aucune entreprise en particulier. Et l'entreprise uberisée ne veut surtout s'attacher personne, puisque l'externalisation, le turn-over et l'éphémère sont la norme du capitalisme tardif.*** 

Ici je m'adresse aux catholiques français soucieux des "problèmes de société". Nous devons impérativement ouvrir les yeux sur ce que devient la vie économique réelle, et cesser de nous bercer de la rengaine de "l'éthique en entreprise" : car la notion d'entreprise est vouée à se dissoudre, sous l'impact des nouvelles normes managériales (produites par la financiarisation de l'économie) ; et les fameuses relations humaines (à quoi se réduit le devoir chrétien selon les catholiques libéraux) se dissolvent, sous l'effet des "rapports sociaux sans relation" installés par les dispositifs que décrit Marie-Anne Dujarier. Cette double dissolution nous oblige à faire face à un système déshumanisant, à l'analyser, et à constater qu'il est le stade suprême du libéralisme économique que la bourgeoisie catholique prenait pour l'ordre naturel. Il va falloir lire avec attention Laudato si, et Evangelii Gaudium, et Caritas in Veritate, et Centesimus Annus : tous les papes nous ont avertis et mis en garde, tous nous ont appelés à ouvrir les yeux sur ce système et sa "culture de mort" déshumanisante. Pourquoi sommes-nous restés sourds si longtemps ?

 

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* éd. Peuple libre, 2015).  

** Libération, 13/06.

*** C'est ce que la nouvelle idéologie sociétale appelle "la valeur mobilité" : et elle s'applique non seulement au job, mais à la vie intime de l'individu. Les "réformes sociétales" libérales-libertaires sont, elles aussi, des produits du capitalisme tardif ! Y voir du "socialisme" serait une naïveté. 

 

 

 

management

  

 

Commentaires

AUDIT

> Ce dont vous parlez à un nom: ça s'appelle l'audit. Il y a bien un ouvrage qui semble s'attaquer au problème. Il est intitulé "la société de l'audit" par Michael Power aux éditions de la découverte. Je ne l'ai pas lu, je ne sais pas ce qu'il vaut, mais l'auteur a l'air assez critique. Qui plus est c'est un expert comptable, ce qui doit rendre l'ouvrage assez pertinent.
Je disais qu'il ne se passerait rien du tout. Effectivement, il ne se passe pas grand chose. Mais aux États-Unis, il s'est quand même passé quelque chose. C'est si rare que cela vaut le coup d'être mentionné; ce n'est pas tous les jours qu'il y a des bonnes nouvelles:
https://fr.news.yahoo.com/jour-vérité-obama-au-congrès-libre-échange-135301260--finance.html
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Écrit par : ND / | 13/06/2015

LES MODES

> "Les planneurs ont pour compétence l'algorithme et le paramétrage selon les techniques de rentabilisation à la mode" : la notion de mode n'est pas à négliger. Il existe des "méthodes de management" que tel ou tel responsable voudra absolument appliquer parce qu'il en aura lu l'éloge dans quelque manuel en vogue parce qu'il aura entendu dire que tel ou tel grand groupe l'applique.
Ce mécanisme peut paraître futile, mais on peut l'observer de temps à autre, avec souvent des résultats nuls, quand ils ne sont pas désastreux, les effets étant moins futiles que les causes.
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Écrit par : Sven Laval / | 13/06/2015

CY

> Ce serait mieux que ce gens globbishomanes parlent de disruptcy: on comprendrait mieux pourquoi ils nous conduisent à la bankruptcy dont une syllabe seulement nous sépare.
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Écrit par : Pierre Huet / | 13/06/2015

CERTIFICATION

> J'ai connu le management par la qualité dans un grand ministère (défense de me demander) puisque j'y ai collaboré en tant qu'animateur qualité, au départ affecté sur des questions environnementales avec l'ISO 14001 (démarche plus concrète qui m'a passionné), puis la certification ayant été obtenue j'ai migré sur l'animation de la norme ISO 9001 : résultat dépression en 2012 puis démission en 2014 !
Sur le papier il ne s'agit que de mettre en place une organisation pour engager une dynamique d'amélioration continue, itérative (difficile à expliquer clairement : mon grand-père menuisier m'a rétorqué "oui tu fous rien quoi !" quand je lui ai expliqué ce que je faisais !!).
Pour mémoire j'ai lu que l'embryon de cette démarche avait été déployé par les Américains pour la reconstruction du Japon.
Ce système permet à des cabinets d'audits (L RQA en ce qui nous concernait) de percevoir des dizaines de milliers d'euros à chaque audit (2 par an).
A part la direction et les grands cadres, personne n'y croit, les petits cadres (chefs de bureau et autres) doivent se soumettre et se mettre au service du bazar : indicateurs, audits internes, audits par le cabinet L RQA, revue de processus, revue de direction, pression permanente car les audits de suivi ont lieu tous les 6 mois, la moindre suggestion d'un auditeur même non contraignante est suivie par volonté de plaire à l'auditeur (ou à la direction qui veut plaire à L R QA).
Mon ex-établissement a été certifié pour concurrencer un établissement similaire et ainsi espérer survivre.
Cette démarche ne fait pas confiance à l'implication des gens, met en place un contrôle permanent, épuise les collaborateurs à rédiger des procédures car l'administration aime écrire ! Quand je suis parti il y avait environ 800 documents rédigés (formulaires, procédures, modes opératoires - la différence entre procédures et modes opératoires n'étant pas claire, un document était baptisé tantôt l'un tantôt l'autre !).
L'établissement a même décidé de contracter avec les services qu'il doit soutenir, comme si nos clients (terme obligatoire) pouvaient décider d'être soutenus par d'autres ou par un concurrent du privé ! Un de nos grands clients s'est même mis à exiger de notre part un contrat avec rapport annuel de performance (avec les indicateurs qui vont bien : ça a été un échec d'ailleurs hi hi hi !!!)
Quand vous parlez de ces grands "planneurs" ("plan ! do ! check ! act! est l'axiome de la démarche 9001"), ce joujou les excite, le seul fait d'être certifié est une fin en soi et fait de l'établissement une élite. Nous sommes cer-ti-fiés, un établissement cer-ti-fié, fini l'administration de grand-papy ! Oust ! Place aux jeunes ! Dans l'affaire un grand cadre a pris du galon d'ailleurs.
En coût salarial, ce sont des dizaines de milliers d'euros par an quand on considère le personnel dédié à la certification elle-même (une dizaine de personnes) et le temps mobilisé auprès de tous les collaborateurs (cadres surtout). A cela il faut additionner les contrats passés, au lancement de la démarche, avec des cabinets de conseil.
A cela vous ajoutez les joujoux informatiques développés (re-passage à la caisse !) dont l'un va permettre de gérer : les audits, les actions décidées suite aux audits, l'avancement de ces actions, l'enregistrement de la documentation, les actions d'amélioration à apporter à votre activité ...
Ce Super Logiciel Qualité va soumettre tout récalcitrant, des rappels mails vous seront fait si vous avez une action à conduire, la moindre idée d'amélioration vous êtes invité à en nourrir le Grand Ordinateur.
On parle de remplacer les professions de notaire ou juriste par des ordinateurs mais peut-être rêve-t-on de remplacer aussi les chefs de bureau par des machines ?
D'autres de ces joujous gèrent aussi : congés, missions, besoin divers (réparation locaux, fournitures, transport par exemple) - adressez-vous à l'ordinateur, tout doit être tra-cé ma petite dame.
Tout ça pour quoi je me le demande puisque cet établissement n'est pas pérenne : une fois que la plupart des directions centrales de ce grand ministère sera regroupé sur un grand site géré par bwig (contrat partenariat public privé : le nec plus ultra, la pointe de la pointe de l'avenir ! Sûrement pas pour nos finances en tout cas), tout ce que mon établissement faisait faire sera fait par le privé (on m'a dit à l'époque que nous sommes passés du "faire faire" au "faire faire faire") : informatique, copieurs, restauration. Ne resteront que quelques micro sites en région parisienne et quelques activités encore en interne (impression, voitures et chauffeurs).
Des centaines de milliers d'euro pour épater la galerie au final.
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Écrit par : DV / | 14/06/2015

VIOLENCE ?

> « Disruption » ou dérégulation en tous genres, la pensée algorithmique ou computative aux ordres de Mammon nous menace de partout. Je dis « menace » et je devrais d’ailleurs parler de violence : la « violence computative » au nom du fric et de la finance mondialisée nous menace de partout.
Un exemple personnel : vous pensez que tel père de famille de votre paroisse, que vous croisez dans le train, ce matin-là, et dont vous admirez la ferveur eucharistique, comprendra le combat dans lequel vous êtes engagé dans votre entreprise (en l’occurrence, reflété dans ce communiqué du SNJ : http://snj-paris-idf.org/2015/06/08/groupe-moniteur-80-journalistes-assignent-leur-employeur-devant-le-tgi/ ) : et vous découvrez que ce concitoyen très sympathique de la ligne L, a signé l’audit de votre entreprise et a conseillé à ce titre le nouveau patron (celui dont parle le communiqué susindiqué)… oui ce même patron dont vous combattez les « algorithmes » (pour parler gentiment de sa pratique du licenciement, clairement « terroriste »)…
Angoisse : jusqu’où est allé le conseil de l’ami paroissien ? (certainement pas jusqu’au terrorisme !)…
Bref, vous l’avez quitté l’œil rond et le souffle court à La Défense… et vous reviendrez avec lui sur le sujet, si Dieu le veut, dans une autre rame. Ou un prochain dimanche, sur le parvis (vous y reviendrez !).
Votre ami en Christ a déjà eu le temps de comprendre ce que vous pensiez des ex-traders auxquels vous êtes confronté, si fiers de se frotter au monde de l’entreprise, mais qui gèrent les salariés comme des titres de Bourse…
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Écrit par : Denis / | 14/06/2015

MÉCANISMES

> Et il est quasi impossible d'éviter les mécanismes fort bien décrits par DV: dans chaque secteur de l'économie, il y a un très petit nombre d'intervenants qui imposent leur méthodologie et qui se comptent sur les doigts d'une ou deux mains: géants de la distribution, pétroliers, constructeurs d'automobiles. Si l'un d'eux adopte une telle procédure de certification qui est d'un coût acceptable pour sa taille, il va l'imposer à ses fournisseurs directs (qui ne peuvent pas prendre le risque de perdre un gros client), ce qui les entrainera à les exiger de ses propres fournisseurs et tout la filière y sera soumise.
Sauf le margoulin low cost du Deconnostan Extérieur qui a depuis longtemps compris que ça coutait moins cher d'acheter un dossier bidon à l'inspecteur corrompu de l'agence ISO locale.
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Écrit par : Pierre Huet / | 14/06/2015

LE PROBLEME

> Dire qu'il fut énoncé un jour que le management était entre autres l'art de motiver et faire en sorte que tous exercent leurs talents particuliers au mieux.
Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a dans ces démarches une dimension touchant à la conception même de l'homme en sus de la simple recherche du profit. A penser que celui-ci n'est qu'une machine organique plus ou moins réussie (suivant son seul acquis bien entendu), ne soyons pas étonnés que certains cherchent à le refaçonner à force de procédures, de normes, d'algorithmes et de propagande pour le faire "penser" correctement, par idéologie ou simple jeu pour les plus irresponsables.
Comment croire et adhérer? Croire le week-end et adhérer la semaine?

JClaude


[ Pp à JClaude - Vous posez un problème que le pape aussi pose dans l'encyclique... ]

réponse au commentaire

Écrit par : JClaude / | 16/06/2015

"Puisque la discussion a glissé sur les fameuses certifications, un palmarès que je trouve savoureux tant il montre ce qu'on peut faire en choisissant les indicateurs. La région en tête au palmarès de l'écologie, c'est la Bretagne, son tourisme de masse avec bétonnage des commune littorales, ses méthodes d'élevage industriel génératrices d'algues vertes et d'enfermement animal. Ce classement est une prime aux éoliennse et au photovoltaïque et aussi une récompense de l'application des procédures bureaucratiques de l'Agenda 21. http://www.lavie.fr/actualite/ecologie/palmares-ecologie-2014/le-palmares-2014-de-l-ecologie-en-france-05-11-2014-57612_651.php"
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Écrit par : Pierre Huet / | 19/06/2015

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