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25/10/2014

Le mot "croissance" n'est que le camouflage du système économique et financier actuel

économie 

...avec toutes ses implications "sociétales" !

Décortiquage d'un entretien révélateur :


 

 

Pourquoi les Français se sentent-ils malheureux ? Parce qu'ils ont peur de l'avenir sur le plan matériel, et parce qu'il leur manque quelque chose d'immatériel : une raison de vivre ensemble.

Cet état d'esprit déplaît aux experts du système économico-financier contemporain. Les Français, disent-ils, ont le même niveau de vie que les Scandinaves, les Anglais, les Belges, les Néerlandais et les Américains ; ils devraient donc éprouver le même « bonheur » (mesuré par les enquêtes de satisfaction globale auprès des consommateurs). Or ce n'est pas le cas. Et si les Français n'éprouvent pas le bonheur que leur apporte leur niveau de vie, c'est à cause de leur mauvaise culture. La preuve : « Les Français expatriés sont en moyenne moins heureux que d'autre expatriés européens. Ce qui prouve que c'est quelque chose qu'on emporte avec soi : c'est dans la tête », dit l'une de ces expert(e)s : Mme Claudia Senik, interviewée à répétition par la presse commerciale parisienne.

Professeur à la Paris School of Economics, Mme Senik est investie dans la dénonciation du « malheur français » : le « French unhappiness puzzle ». Comment se fait-il, dit-elle, que « quand on est en France, on a 20 % (sic) de chances en moins d'être heureux » ? Ou plus exactement : d'être moins heureux que dans les autres pays riches, le bonheur se confondant avec la jouissance d'un niveau de vie supérieur ?

Cette conception du « bonheur » est grossièrement économétrique – et fait l'objet d'un démontage de la part de Jean Gadrey, article dont je conseille la lecture : ici

Mais Mme Senik est au dessus. Elle a sa vision. Dans un entretien à L'Obs (3/04/2013), elle expliquait que l'une des sources du malheur d'être français était l'école, qui donnait aux enfants l'idée fausse d'une France « grand pays » ! Même si le malheur n'est pas « purement dû à la langue » (française), disait-elle, la première chose à faire serait d'orienter l'enseignement vers l'anglais, « outil de communication de ce monde ». Mais elle ajoutait : « Ceci dit, j’ai adoré l’école, je suis un pur produit de l’école française, j’étais super-compétitive, j’adore être au sommet, mais ce n’est pas généralisable. On ne peut pas exiger de tout le monde de se concentrer, de rester toute la journée assis sur une chaise quand on est un enfant ! »  Confondante arrogance...

L'arrogance en question n'est pas propre à Mme Senik. C'est une posture de classe : celle des opérateurs et des communicants du système économique et financier actuel.

Dans Libération de ce matin, Mme Senik va plus loin. Le quotidien bobo lui demande de pourfendre « les théories décroissantes ». Elle répond de nouveau par « les enquêtes de satisfaction auprès de la population » : faites par des instituts consuméristes, ces enquêtes ne mesurent que ce que le marketing peut (et veut) établir. Autrement dit : que « la croissance et le revenu contribuent au bonheur ». Ça a l'air d'un truisme mais c'est plutôt une affirmation creuse, on va voir pourquoi.

Interrogée plus avant, Mme Senik déclare constater « qu'au fur et à mesure que les pays se développent, le bonheur de leurs habitants s'homogénéise ».

Ça c'est intéressant ! Le bonheur « s'homogénéise » au pro-rata du développement du consumérisme ! Autrement dit : le consumérisme substitue partout sa norme unique (achat pulsionnel + accumulation d'objets) aux anciens repères du « bonheur » qui variaient beaucoup selon les cultures...

Mme Senik commente : « Le plus grand nombre affirme un degré de satisfaction autour de 7-8. Moins de personnes se retrouvent aux échelons les plus bas, et aussi au plus élevé... Comme si la croissance créait un bien commun à tous. » Ça aussi c'est intéressant. Pour deux raisons : 1. Mme Senik parle de « plus grand nombre satisfait » comme s'il n'y avait ni crise ni casse sociale galopante ; 2. elle détourne de son sens le terme « bien commun » en lui faisant désigner les produits des groupes commerciaux en concurrence sur le marché... (alors qu'en philosophie politique le « bien commun » est la finalité propre à toute communauté sociale : finalité qui ne saurait se réduire aux activités marchandes, qu'elle transcende et surplombe. C'est ce que dit la doctrine sociale de l'Eglise. C'était aussi la belle étymologie – avant les dérives – du mot « socialisme »).

Mais attendez, voici le plus instructif !

Mme Senik apporte de l'eau à mon moulin  – prouver que l'enfumage « sociétal » est à la fois le produit et le camouflage du système économique actuel.

Je la cite :

« La croissance moderne produit toute une série de biens publics immatériels : les libertés civiles, les droits individuels, l'égalité hommes-femmes, le pluralisme politique, par exemple. L'extension de ce domaine des biens partagés tend à égaliser le niveau de bonheur des citoyens. »

Il faut décortiquer ces phrases.

1. « La croissance moderne produit toute une série de biens publics immatériels » ? Mme Senik paraît donc remplacer le politique par l'économique (consumériste) dans le domaine des biens publics...

2. Mais qu'appelle-t-elle désormais « biens publics » ? Un patchwork de faux-semblants :

Les « libertés civiles » peuvent ou non accompagner la croissance ; déclarer que les pays moins riches sont nécessairement privés de « libertés civiles » est une stupidité arrogante. D'autant que le concept de « libertés civiles » s'applique différemment selon les cultures, au moins tant que le Global les laisse survivre.

Les « droits individuels » ? L'hyper-individualisme produit par le consumérisme exerce une pression sur le droit civil et pénal, au point de réduire le législateur à un rôle d'enregistrement. Y voir un progrès est hasardeux.

« L'égalité hommes-femmes » ? Depuis vingt ans dans les entreprises, le nouvel esprit du capitalisme** (mis en oeuvre au nom du culte de la « croissance ») exige de l'individu jetable des performances aussi difficiles pour la femme que pour l'homme. Quand la salariée est mère, le difficile devient exténuant... D'autre part, on sait ce que le consumérisme sexuel diffuse sous prétexte d'égalité entre les genres.

Le « pluralisme politique »... Peut-on qualifier de « pluralisme » la postdémocratie contemporaine, qui « homogénéise » (mot de Mme Senik) l'orientation de tous les partis  en les assujettissant tous aux « prérequis » du néocapitalisme ?

« L'extension de ce domaine des biens partagés tend à égaliser le niveau de bonheur des citoyens », conclut-elle. C'est bien le problème : « l'extension » permanente du domaine d'autorité du néocapitalisme sur la société, jusque dans l'intime des individus ! Et quant à « égaliser le niveau de bonheur », cette formule a une résonance orwellienne.

 

Mme Senik attribue à la « croissance » le mérite des nouvelles lois sociétales. Mais quand ces lois ont été votées en France, la croissance n'existait plus dans ce pays ni dans le reste de l'Europe... Lorsque Mme Senik dit « la croissance », elle veut donc dire : le système économique actuel qui, lui, persévère dans l'existence (c'est le moins qu'on puisse dire). Ce système produit l'hyper-individualisme et l'impose à l'Etat. It's good business, nous dit M. Blankfein.

 

 

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* Titre de l'irremplaçable livre de Boltanski et Chiapello, Gallimard 1998.

 

Commentaires

SORBONNE

> Ce qui montre, s'il le fallait encore que les universités, même les plus prestigieuses, peuvent aussi abriter le pire quand elle ne se défendent pas contre l'air du temps.
Il fut un temps ou la Sorbonne produisait les futurs Khmers rouges, un autre ou c'était une tanière de laïcards positivistes dont cette dame est une rejetonne (puisqu'il faut féminiser) et un, plus lointain, un repaire de juges de Jeanne d'Arc.
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Écrit par : Pierre Huet / | 25/10/2014

PAS TANT QUE ÇA

> Bonjour
Si j'ai bien compris ce que m'a indiqué un ami qui connait les techniques de sondage, que les gens situent leur "degré de satisfaction" vers 7 ou 8 sur une échelle de 10 ne signifient pas qu'ils soient si contents que ça.
Si à une question (par ex êtes vous satisfait de l'offre culturelle ou sportive dans votre ville) vous répondez 6/10, on pourrait penser que vous êtes satisfait : en fait, non. Parce que vous ne répondrez pas 4 ou 5 au sondeur pour ne pas être désagréable à son égard.
Il faut corriger en conséquence le 7 ou 8.
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Écrit par : Françoise / | 25/10/2014

EXCEPTION FRANÇAISE

> Il est normal que l'on retrouve dans le discours des consommateurs ce qu'on leur implante quotidiennement dans le cerveau, par le neuro-marketing subtil et l'artillerie lourde des "experts", comme du temps de la propagande on usait de la psychologie des foules pour envoyer les peuples à la mort.
Le mystère est que cela marche moins bien en France qu'ailleurs.
D'où vient ce gène rebelle qui nous empêche plus que les autres de jouir béatement dans le meilleur des mondes?
"L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn"
Il y a en nous un sentiment exacerbé de culpabilité qui nous maintient en éveil douloureux, avec lequel nous ne cessons de nous battre, dont nous avons essayé de nous libérer maintes fois, en 68 par exemple, mais cela remonte toujours, et ce n'est qu'en nous mettant au service des oubliés de l'Histoire, par le combat des idées dominantes notamment, que nous arrivons à soulager cette conscience douloureuse.
C'est pourquoi notre unité ne vient pas du consensus, mais d'une même exigence morale du débat, de la disputatio, du duel: nous avons besoin de nous distinguer, de nous opposer, pour nous respecter et nous sentir liés.
Peut-être qu'au fond nous ne cherchons pas un succédané de bonheur à la vertu dormitive euthanasiante, mais réponse aux appels secrets, venus d'on ne sait plus où, à devenir, à travers-même nos souffrances secrètes,(oh ce deuil sans fin d'un Paradis perdu qui pour nous a pour nom douce France, -"Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle, Je remplis de ton nom les antres et les bois"-!), à être frères de tous les orphelins et exilés du monde.
Ainsi je ne vois pas dans la haine de l'Arabe et de l'Islam qui se répand comme vent de colère parmi nous la marque d'une idéologie, mais au contraire le rejet de ce qui apparait comme voulant dominer et nous imposer ses lois. (je ne cherche pas à justifier mais à expliquer). On peut ainsi être pro-palestinien et anti-arabe. Comme hier on combattait le catholicisme de France et louait l'Eglise d'Irlande.
Là où est notre blessure intime, là aussi notre vocation. Et je crois qu'au fond l'universalité de notre culture vient de ce qu'aucune souffrance morale ne nous est étrangère. Ce pourquoi aujourd'hui encore tant d'hommes et de femmes dans le monde espèrent dans notre pays, quand nous-mêmes en désespérons, tant nous manquons à leur répondre, tant nous nous manquons à nous-mêmes.
Je crois enfin que ce sont eux qui nous feront retrouver le chemin du bonheur, quand nous accepterons de descendre de notre cheval d'orgueil (ou en tomberons lourdement!) pour partager avec eux la chlamyde, avant de quitter les troupes de l'Empire libéral-individualiste.
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Écrit par : Anne Josnin / | 26/10/2014

@ Anne Josnin

> Votre réflexion est très pertinente dans l'ensemble, peut être faut-il y apporter une nuance ou au moins une précaution: "exigence morale du débat, réponse aux appels secrets, éveil douloureux, blessure intime" oui, cet appel, cette vocation donc est bien réel.

Culpabilité ? attention car de nos jours, l'emploi de la "culpabilité" pour nous culpabiliser, c'est la forge de nos chaînes. Etre Français et fier de l'être, c'est "l'idéologie française" dénoncée par BHL et ses semblables, vous êtes Français? allez hop, vous êtes raciste, buveur de vin, islamophobe, et bien entendu anti-sémite. Alors on nous serine avec toutes les pages noires de notre passé pourtant corrigées.
Exemple: on n'a pas commémoré Austerlitz parce que Napoleon 1er avait rétabli l'esclavage... mais on a envoyé une délégation officielle à celle de Trafalgar alors que nos "amis" Anglais le pratiquaient, ils ne l'aboliront qu'en 1833 .
Autre: on a célébré l'election d'Obama comme symbole de l'émancipation des Noirs américains en nous montrant les US en exemple, sauf que...Obama est descendant d'une dominatrice du Kenya et oubliant la promotion bien plus ancienne d'un Félix Eboué, d'un Gaston Monnerville, d'un Houphouët-Boigny etc à des époque ou le Sud américain pratiquait apartheid aussi rigoureux que le sud-africain.

C'est la face négative de notre universalisme: l'admiration excessive de l'étranger, l'autodénigrement, aboutissant la justification de la trahison des élites, dont cette Mme Selnik est l'illustration.
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Écrit par : Pierre Huet / | 26/10/2014

DÉCRYPTAGE CRITIQUE

> Je suis en train de visionner la série documentaire d'Arte "Le Capitalisme", passionnant décryptage critique, j'invite les lecteurs du blog à se plonger dedans.
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Écrit par : Tangui / | 29/10/2014

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