10/07/2014
Courtoise suggestion à Pierre-Olivier Arduin
...à propos de son article sur La folie des biotechnologies :
Cher monsieur,
Dans La Nef de juillet-août, sous le titre La folie des biotechnologies, vous publiez un article qui gomme un aspect décisif de la question : l'engrenage du pouvoir technoscientifique dans la sphère financière, maîtresse du monde occidental.
Là est pourtant la cause (seconde) des effets que vous déplorez par ailleurs dans le domaine bioéthique, dont vous êtes l'un des analystes.
Constatant la montée d'une « réprobation » envers ce pouvoir, vous disqualifiez à demi-mot cette réprobation en lui opposant « le discernement moral du Magistère catholique ». Celui-ci, dites-vous, est « beaucoup plus nuancé et complexe ».
Plus nuancé que quoi ? Que l'attitude qui consisterait à considérer la biosphère comme « une réalité divine intouchable et sacrée » ? Mais cette attitude n'existe ni chez José Bové (qui rejette la technique mais ne croit pas au « divin »), ni chez les écologistes chrétiens [*], qui savent que la biosphère, confiée par Dieu à l'homme depuis la Genèse pour qu'il la « travaille » et la « garde » comme le paysan sa terre, n'est donc pas sa propriété mais n'est pas pour autant « intouchable ».
Ne nous faites pas dire ce qu'aucun d'entre nous ne dit, cher monsieur. Laissez ce procédé aux porte-parole de l'industrie agro-alimentaire, dont vous ne faites pas partie.
Ce que nous disons, c'est qu'entre : 1. prétendre que la biosphère serait sacrée-intouchable, et 2. la ravager pour maximiser les profits de l'industrie et de la spéculation sur les matières premières, il y a justement toute la gamme des nuances dans laquelle se situent les catholiques écologistes – fils et filles de l'Eglise attentifs au Magistère.
Et c'est notre attention au Magistère qui nous fait dire ceci, que nous vous suggérons courtoisement de bien vouloir prendre en considération :
> les §§ 474-480 du Compendium de la DSE indiquent (vous le rappelez vous-même) qu'en matière de nouvelles biotechnologies il faut « s'abstenir d'agir tant qu'existe la possibilité d'un impact imprévisible sur l'environnement, tout en continuant à évaluer les potentialités, les avantages et les risques liés à leur utilisation ». Or cet « objectif général prudentiel clair » est précisément l'obstacle qu'écrasent Monsanto et les autre géants de l'industrie biotechnologique, agents déterminants de la situation actuelle, puissance financière immense et dictant sa volonté aux Etats et à la Commission européenne. Pour écraser le « prudentiel », l'industrie biotechnologique entretient des agents dans les conseils scientifiques de l'UE qui inspirent les directives communautaires : directives allant à l'encontre du voeu des populations et des velléités des gouvernements...
Je m'inquiète de ne pas trouver dans votre article la moindre allusion à cette situation, qui est la réalité concrète d'aujourd'hui.
Et je me permets de vous rappeler que l'évêque du Kerala, par exemple, a demandé l'interdiction des OGM dans toute l'Inde parce que la tyrannie commerciale de Monsanto (et les déceptions de productivité du coton transgénique Bt) provoquent le suicide de milliers de petits paysans. L'ignoriez-vous ? Les catholiques écologistes le disent pourtant dans leurs publications, leurs conférences et leurs blogs, et l'exemple du Kerala fut abordé récemment avec un cardinal français lors d'un colloque à Paray-le-Monial, devant trois cents personnes catholiques...
Escamoter les problèmes économiques en déclarant qu'ils ne sont pas dans le Credo, c'est le trucage – légèrement abusif – des amis de l'agro-alimentaire. Vous n'en faites évidemment pas partie, et vous n'utilisez évidemment pas ce trucage.
Cependant j'éprouve un certain malaise en lisant dans votre article que la « principale cause des dérives biotechniques contemporaines » est à rechercher « avant tout » dans « une fermeture idéologique à la transcendance », et dans « le refus foncier de l'homme de dépendre de Dieu ».
C'est exact au fond. L'oubli du Créateur est la cause première de la crise de civilisation.
Mais la pensée catholique n'est jamais tombée dans l'erreur d'effacer les causes secondes, matérielles, qui sont précisément celles sur lesquelles la DSE demande d'agir – en tendant la main aux non-croyants, sur la base de la condition humaine partagée et de la sauvegarde de notre monde commun (dont fait vitalement partie la biosphère), comme le rappellent tous les papes depuis Jean-Paul II.
La cause seconde de la dérive biotechnologique est l'assujettissement de la technoscience au big business, qui exige de commercialiser tout ce que les laboratoires rendent possible. C'est le pire exemple de ce que la théologie moderne appelle les structures de péché : une accumulation de péchés humains (venant de l'oubli de Dieu, cause première) finit par créer une machinerie (cause seconde) qui échappe au contrôle des humains et qu'il faut combattre en tant que telle, au coude à coude avec tous les hommes de bonne volonté – croyants ou pas – et sans prétendre exiger d'eux une... conversion préalable.
Le big business étant le seul pouvoir mondial depuis les années 1990, cette machinerie est la cause des effets sociétaux que vous déplorez. Pourquoi taire la cause ?
Et pourquoi votre article a-t-il l'air de sous-entendre qu'on doit se méfier de non-croyants qui sont, au contraire, ceux à qui la DSE tend la main – ce qui n'empêche pas de leur donner « les raisons de l'Espérance qui est en nous » ?
D'autant que votre propre mise en garde (ne pas condamner toute technique en soi) est exactement celle qu'un autre non-croyant, le biologiste Testart, adresse à Bové lorsqu'ils condamnent tous deux les « dérives ultralibérales de la PMA »...
Je ne vous écrirais pas ces réflexions si je n'avais le plus grand respect pour le combat que vous menez par ailleurs dans le domaine de la bioéthique. L'heure est venue de décloisonner les combats, comme le dit Gaultier Bès au verso de la page de La Nef contenant votre article ! L'heure est venue de réfléchir aussi aux causes concrètes de ce que nous combattons. Rangeons le goupillon des exorcismes, et ne faisons pas dire du catholique ce que Péguy disait du kantisme : « il a les mains pures, mais il n'a pas de mains. »
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[*] je crois savoir de quoi je parle, puisque j'en fais partie.
12:03 Publié dans Ecologie, Economie- financegestion, Idées, Sciences | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : écologie, christianisme, biotechnologies
Commentaires
ESCAMOTAGE
> Supprimer l'analyse des causes secondes et se réfugier dans la cause première, c'est effacer la DSE. C'est pourquoi cet escamotage est l'outil des "porte-parole" du business.
Leur attitude n'est donc pas catholique.
Arduin n'étant pas un larminat-naudet (grâce à Dieu), cette lacune d'analyse étonne de sa part. Vous faites bien d'en parler avec lui.
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Écrit par : Guinoiseau / | 10/07/2014
MIEUX
> P. O. Arduin ne fait qu'omettre un aspect du problème.
C'est déjà mieux que de prêter à Jean Bastaire ou à tel évêque français des idées antichrétiennes comme le font certains, qui pensent au dessus de leurs moyens.
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Écrit par : ancelin / | 10/07/2014
DE CHRISTOPHE GEFFROY, DIRECTEUR DE 'LA NEF'
> Cher Patrice,
Merci de l’intérêt que vous portez à 'La Nef'. Vous avez tout à fait raison de reprocher à l’article de Pierre-Olivier Arduin de ne pas avoir évoqué, ne serait-ce que d’une phrase, "l'engrenage du pouvoir technoscientifique dans la sphère financière", comme vous l’écrivez. Ce n’était pas son optique, mais la chose est suffisamment importante pour qu’elle soit au moins signalée, là-dessus je vous rejoins sans hésiter. Je partage donc vos développements sur cette question et je crois que ceux qui connaissent 'La Nef' savent que c’est pour nous un problème crucial que nous abordons souvent.
Le seul point de divergence que j’ai avec vous ne concerne pas le fond mais la forme. Il me semble que vous prêtez à notre chroniqueur des intentions cachées qu’il n’a pas et qui ne sont en tout cas nullement exprimées dans la chronique incriminée. Il n’y a dans son texte aucune attaque contre les écologistes chrétiens de quelque bord qu’ils soient, la « nuance » que vous lui reprochez me paraît à sa place dans la logique de sa chronique qui ne s’intéressait qu’aux limites éthiques du pouvoir de l’homme.
Quant au « malaise » dont vous parlez, il tient précisément au fait que Pierre-Olivier Arduin n’aborde pas le rôle du 'big business' qui est comme vous le dites fort bien une cause seconde sur laquelle il convient d’essayer d’agir, bien évidemment ; mais vous savez que la mainmise de la logique financière dans tous les domaines est elle-même une conséquence directe de l’éviction de Dieu de nos démocraties modernes ; toute alliance avec des non-croyants pour le service du bien commun est une nécessité (que Pierre-Olivier Arduin ne remet pas en cause ni ne critique), mais nous ne pouvons ignorer en tant que chrétien qu’aucun véritable redressement ne pourra s’opérer sans passer d’abord par une remise de Dieu à sa juste place, et là-dessus ce qu’a écrit Pierre-Olivier Arduin ne m’apparaît pas critiquable.
Merci et bien amicalement
Christophe Geffroy
[ PP à CG :
Cher Christophe,
Je suis globalement d'accord avec vous, et nous sommes évidemment tous d'accord pour penser "qu’aucun véritable redressement ne pourra s’opérer sans passer d’abord par une remise de Dieu à sa juste place". Aucune critique chrétienne de l'article de P.O. Arduin ne saurait viser ce point-là !
Ce que je regrette dans cet article, c'est qu'il SEMBLE reprocher aux contestataires - tacitement et par comparaison avec la DSE - un manque de nuances ; reproche qui serait mal fondé, et qui rejoindrait involontairement la campagne de désinformation lancée depuis quelques mois par les milieux catho-libéraux au contrepied du pape François.
Mais comme je l'ai dit dans ma note, mon respect envers l'action générale de P.O. Arduin me fait comprendre qu'il n'avait aucunement l'intention de faire ce reproche. Cet auteur est par nature quelqu'un avec qui l'on peut débattre, et j'ai écrit dans cette perspective.
Un débat de cet ordre serait d'ailleurs souhaitable avec tous ceux des catholiques qui s'intéressent - loyalement et lucidement - à la crise de la société française
Toutes mes amitiés ! ]
réponse au commentaire
Écrit par : Christophe Geffroy / | 11/07/2014
NE PAS CONFONDRE
> Ce qui est premier dans l'ordre des fins est dernier dans l'ordre de la réalisation.
Je pense que chercher à ramener la société à Dieu, sans d'abord déblayer le terrain en luttant contre les structures de péché, mène involontairement à la fabrication d'hérésies qui défigurent le visage du Christ et éloigne beaucoup d'hommes de bonnes volonté.
C'est ce que j'observe chez des convertis sincères et militants, qui prient beaucoup, s'investissent dans des mouvements d'Eglise, se montrent parfois héroïques sur le plan de la morale sexuelle,...tout en participant activement, par leur métier, leur mode de vie, leurs convictions politiques, à l'extension de ces structures de péchés dont ils sont de fait garants moraux involontaires. Et à un moment on voit leur cheminement s'arrêter, eux tourner comme dans un bocal où leurs gestes, leurs discours, leurs prières même deviennent automatismes fermés à la nouveauté de l'aujourd'hui.(Je ne connais de conversion que celle du maintenant, celle du "pain de ce jour").
Je ne remets pas en cause le bien-fondé de leur première conversion, oh non!, mais c'est un départ pour l'aventure au grand vent de l'Esprit, non une situation de rentier de la grâce.
Tout ce que nous cherchons à thésauriser aussitôt nous échappe, tandis que ce à quoi nous renonçons joyeusement, nos privilèges de convertis ou de catholiques engagés, pour entrer nus dans la grâce du maintenant qui nous est donné, nous est chaque jour d'une manière nouvelle et inattendue offert.
Je crois que c'est profondément cela, ne pas prendre de tenue de rechange ni besace pour la route.
Justement cette attitude de rentier montre jusqu'où les structures de péché nous atteignent, quand bien même se sont structures économiques!, chacun: jusqu'à l'intime, au coeur de notre relation à Dieu (on pourrait le montrer aussi au sujet de la relation de couple et des relations familiales). Faire confiance à Dieu quand on a un bon compte en banque, une bonne assurance et de bonnes relations, est-ce encore avoir la foi?
A l'inverse, on voit ceux qui luttent contre les structures de péché, et je pense ici à ceux qui viennent de l'écologie comme de la décroissance, arriver comme d'eux-mêmes aux vérités chrétiennes, alors que pour beaucoup ils viennent sociologiquement de très loin. La moisson y est abondante!
Quand nous disons "Dieu premier servi" à tous les vents, les gens entendent "Reconquista" et nous fuient avec raison.
Mais, la devise gravée au secret de nos âmes, si nous participons de notre mieux, avec toutes les personnes de bonne volonté,- en nous laissant instruire par elles, et en renonçant à tout privilège-, à la lutte contre les structures qui détruisent l'homme et toute forme de vie"gratuite", alors nous serons les premiers surpris par l'abondance de la moisson. Récolte non pour nous et nos étroites vues, mais pour le maître, selon son plan d'amour.
C'est du moins ce que je crois, de plus en plus.
Anne Josnin
( PP à AJ - Oh comme vous avez raison, Anne ! ]
réponse au commentaire
Écrit par : Anne Josnin / | 11/07/2014
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