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17/04/2014

"Le repas du 14 nisan" : réflexions sur la Cène

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Quand a-t-elle eu lieu ? où ? qu'a fait Jésus par rapport à la tradition ? en quoi la Cène fut-elle une révolution ?

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La veille de sa mort, indiquent les quatre évangiles, Jésus prend un dernier repas avec ses disciples. (Les évangiles n'appellent pas ce repas ''cène'' ; le mot apparaîtra plus tard, à partir du texte de la traduction latine de la lettre aux Corinthiens : ''postquam cenavit...'').

Quand a lieu ce repas ? Selon Matthieu, Marc et Luc : le soir d'ouverture de Pessah (la Pâque). Mais selon Jean : avant cette date, soit la veille du ''jour de la Préparation'' (Jn 19, 31 et 42). D'où spéculations des exégètes : la date lunaire de la Pâque était-elle sujette à discussions (comme celle du ramadan chez les musulmans d'aujourd'hui )? Jésus suivait-il le calendrier solaire des Esséniens qui fixait la Pâque un jour plus tôt (par rupture avec le système du Temple), comme l'a supposé Schalom Ben-Chorin [1]) ? Des textes rabbiniques ultérieurs (baraïta de B. Sanhédrin 43a) confirment que la crucifixion de Jésus a eu lieu ''la veille de la Pâque'', et la Michnah (Pessahim VIII6a) confirme la tradition d'amnistier un prisonnier avant le soir du souper pascal ; ce qui concorde avec Jean.

Où se tient le repas ? Dans une ''pièce du haut'', dit l'évangile  : une de ces chambres hautes du Moyen Orient, élevées en terrasse, où l'on accède par un escalier extérieur. Ben-Chorin imagine un lieu ordinaire : ''Nous pouvons choisir n'importe quelle maison prise au hasard dans le labyrinthe tortueux de la ville d'Hérode. Dans les auberges de Jérusalem on préparait des salles pour la multitude des pèlerins : aujourd'hui encore on trouve, dans de nombreux hôtels d'Israël, tous les préparatifs permettant aux touristes de célébrer les fêtes.'' Mais Jacqueline Genot-Bismuth [2] croit autre chose : ''Jean est à l'évidence un prêtre du cercle des officiants du Temple, qui vit dans un de ces palais aristocratiques de la cité des prêtres : le dernier jour (Jn 13,2), quand Iechoua et ses disciples galiléens connaîtront enfin le confort des lits de repas, le luxe des bassins d'ablution privés, dans le vaste traqlin [3] d'une demeure opulente de Jérusalem, ce sera sans doute chez lui.'' Chargés de préparer le repas (Luc 22,8), Pierre et Jean ont disposé les tables et les coussins comme le confirme la précision donnée par Jean (13,23-25) : ''le disciple se penche donc sur la poitrine de Jésus...'' (étendu à la droite de Jésus et en appui - comme lui - sur le coude gauche, il se penche en arrière vers lui pour l'interroger).

Qui participe au repas ? Les Douze, chiffre qui correspond à la pratique traditionnelle du séder pascal : des groupes d'au moins dix personnes, précisera le Talmud (Pesahim 64b).

Que fait Jésus à ce repas ? Le contraire des pharisiens, qui sacralisent leurs repas en les raccordant au ritualisme du Temple. Jésus, lui, concentre et séquestre toute sacralité en sa personne : c'est lui le Temple désormais. D'où le caractère totalement novateur de ce repas pascal, célébré avant la Pâque :

1. En lavant les pieds de ses disciples, Jésus inverse spectaculairement les rites du séder (les invités étaient censés laver les mains de leur hôte) ;

2. Il change le symbole de la bénédiction et de la fraction du pain : le matsah est identifié à son corps qui sera brisé. C'est la fondation du sacrement de l'eucharistie.

3. En bénissant la coupe comme étant le sang de l'Alliance ''répandu pour la multitude'', il élargit une formule du rituel de la quatrième coupe  qui symbolisait un salut propre à Israël. Cette coupe de l'Alliance nouvelle et éternelle, désormais universelle, Jésus en boit et la fait boire aux Douze.

4. En donnant à Judas une ''bouchée'' après l'avoir ''trempée'' (ce qui introduit le drame de la Passion), il change le sens du rite du séder qui consistait à tremper des herbes amères dans de l'eau salée pour symboliser l'amertume de la mort.

Ainsi le repas du Jeudi Saint est une révolution. En transmutant des éléments du rituel,  Jésus fonde la transsubstantiation de l'eucharistie chrétienne. Le nouveau rite ''se superpose à la Pâque et finalement l'écarte : c'est Jésus lui-même qui comme Serviteur souffrant devient l'ultime Pâque, que ses disciples doivent consommer ; cette consommation est transférée sur le pain et le vin, signes de l'habitation dans le Royaume, dont Jésus est et sera le premier-né et les prémices... Manger et boire l'eucharistie équivaut donc exactement à consommer les prémices du Royaume." [4]

Noter le parallèle entre l'évolution chrétienne, puis juive, du rite pascal au Ier siècle et ensuite. Privé du Temple (donc d'agneaux sacrifiés) après l'an 70, le rite juif du séder en conservera le pain et le vin. Or ceux-ci, depuis l'an 30, formaient déjà le sacrement chrétien : Jésus substitué au sacrifice et devenant à lui seul  le temple, la victime et le sacrificateur... Dans les deux cas, chrétien puis juif, le rite matériel de l'agneau laisse place à celui du pain et du vin. Ces deux versions successives (chrétienne puis juive) d'une alternative au Temple, prennent toutes deux naissance au Ier siècle en l'espace de quarante ans : et la révolution chrétienne a précédé l'évolution juive.

Noter surtout que la Cène opère la fission religieuse du noyau judaïque : la transfiguration-transposition du Salut, opérée par Jésus. C'est ce que pressentaient les chefs de Jérusalem et les pharisiens depuis le début de son action publique...

Noter enfin que les Douze – qui se disent grands fidèles et grands militants – ne sont pas prêts à voir s'évanouir l'image politico-culturelle identitaire qu'ils se faisaient du rôle du Maître. Dès que l'épreuve arrivera (et c'est maintenant), ils vont s'effondrer...  Celui qui a compris avant eux que Jésus préparait quelque chose d'incompatible avec un messianisme nationaliste, c'est Judas.

 

__________

[1] Mon frère Jésus : perspectives juives sur le Nazaréen (Seuil 1983).

[2] Un homme nommé Salut (OEIL 1986).

[3] "Traqlin" : araméisation du latin triclinium, la salle à manger romaine. Assez répandue en Palestine au Ier siècle, cette salle était équipée de coussins et couvertures que l'on disposait pour s'étendre ou s'asseoir. Le mobilier consistait en petites tables basses à réunir. ''Vaste'' : Luc 22,12 dit ''une grande pièce aménagée'' (AELF), ''vaste et garnie'' (TOB), ''garnie de coussins'' (BJ) ou ''ornée de tapis'' (Chouraqui). S'il s'agit de la même chambre haute qu'après la résurrection, elle peut contenir 120 personnes (Actes 1,15).

[4] Etienne Nodet, Le Fils de Dieu : procès de Jésus et évangiles (Cerf 2002).

 

Commentaires

JUDAS

> Oui Judas a sans doute compris avant les autres apôtres, et c'est peut-être parce qu'il a désespéré de Jésus-Messie, puis des Chefs des Prêtres, qu'il s'est suicidé, davantage que parce qu'il a désespéré de lui face à la gravité de son acte.
Et cette non-acceptation, cette révolte face au renoncement à tout pouvoir terrestre du Sauveur, Lui qui choisit librement la mort abjecte sur la croix, quand Il avait la stature pour incarner la libération d'Israël,-Jésus, qui nous invite à Le suivre-, est toujours tentation au sein des chrétiens, et au coeur de chacun.
Il y a en nous cette part qui n'a pas encore compris et qui faillira l'heure de la tentation, que Jésus a déjà pardonné, oui il y a en chacun de la fanfaronnade et de la lâcheté de Pierre, mais cela ne sera qu'occasion d'un accroissement dans l'amour "tu sais tout, tu sais bien que je t'aime".
Mais il y a aussi, qui travaille dans l'obscurité, un Judas en tractations pour forcer l'Eglise du Christ à aller dans le sens de nos projets humains, d'une force de libération humano-humaine, d'un rétablissement d'une chrétienté fantasmée, victorieuse voire justicière.
Il y a en notre sein des nôtres, de nous?, tentés par la révolte de Judas, qui commencent à désespérer du Christ et de son Eglise. La clarté de la parole et des gestes du Pape François, qui vit chacun des gestes de la Cène sans aucune équivoque possible, je le crains réveille le démon de la révolte désespérée, suicidaire, chez certains, parmi nos plus zélés.
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Écrit par : Anne Josnin / | 18/04/2014

@ Anne

> Judas est au coeur de l’homélie prononcée devant le pape François au cours de la célébration de Passion du Seigneur dans la basilique vaticane par le prédicateur de la Maison pontificale, le capucin Raniero Cantalamessa. "L’argent est « l’anti-Dieu », le « grand vieux» qui derrière les coulisses du monde manipule les fils du monde..." A lire en entier, cela vaut vraiment la peine !
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Écrit par : marie-ange / | 18/04/2014

SUR LE SÉDER, ET SUR JUDAS

> Sur les rites juifs et chrétiens liés à Pâques, il faut aussi considérer dans quelle mesure ceux-ci ne se sont pas influencés mutuellement, ne serait-ce que par opposition. Ainsi la marginalisation de l'agneau dans le rite du Seder, suite à la "récupération" chrétienne de l'agneau pascal (voir les thèses d'historiens comme Yuval, Boyarin...)

Sur Judas :
À Rome, le père Cantalamessa lui a consacré son homélie de l'office de la Passion, comme signalé par marie-ange (http://www.news.va/fr/news/celebration-de-la-passion-du-seigneur-une-homelie).

Mis à part le fait qu'il rejette toute spéculation sur les motivations du personnage pour ne garder que le Judas "vénal" de l'évangile johannique (pour ma part, je ne partage pas son avis), j'ai surtout noté ce passage très intéressant :

"L’homélie que don Primo Mazzolari prononça un Jeudi Saint sur « Notre frère Judas » est restée célèbre : « Laissez-moi penser un moment au Judas qui est au fond de moi, avait-il dit aux quelques paroissiens présents devant lui, au Judas qui est peut-être aussi en vous ».

On peut trahir Jésus aussi pour d’autres formes de récompense qui ne soient pas les trente pièces d’argent. Trahit le Christ celui ou celle qui trahit son épouse ou son époux. Trahit Jésus le ministre de Dieu infidèle à son état, ou qui au lieu de paître ses brebis se paît lui-même. Trahit Jésus quiconque trahit sa conscience. Je peux le trahir moi aussi, en ce moment – et la chose me fait trembler – si pendant que je prêche sur Judas je me préoccupe plus de l’approbation de l’auditoire que de participer à l’immense peine du Sauveur. Judas avait des circonstances atténuantes que nous n’avons pas. Il ne savait pas qui était Jésus, il pensait seulement qu’il était « un homme juste » ; il ne savait pas qu’il était le Fils de Dieu, nous, si."

De fait, comme nombre de chrétiens, je me suis parfois demandé quel disciple ou apôtre j'aurais été auprès de Jésus. Comme Jean, tendre ou vindicatif selon les jours ? Thomas je-ne-crois-que-ce-que-je-vois ? Pierre, plein de fougue mais lâche au moment décisif ?
Quant à envisager l'Iscariote... Judas, c'est toujours un autre, n'est-ce pas ? Ceux par exemple que vise Anne dans son commentaire plus haut. Mais Judas est *potentiellement* en chaque disciple d'hier et d'aujourd'hui, en vous-même, chère soeur Anne, et en moi aussi, qui me croit obligé de vous en faire la remontrance !

L'essentiel, c'est de pouvoir discerner nos moments de trahison (en en demandant la grâce si besoin !), et surtout - nous serons bien d'accord là-dessus - à ne pas tomber dans l'erreur définitive de Judas :

"Le plus grand péché de Judas ne fut pas d’avoir trahi Jésus, mais d’avoir douté de sa miséricorde.
Si nous l’avons imité, qui plus qui moins, dans la trahison, ne l’imitons pas dans ce manque de confiance dans le pardon. Il existe un sacrement où il est possible de faire une expérience sûre de la miséricorde du Christ : le sacrement de la réconciliation."

Très joyeuses Pâques à tous !

AC


[ PP à AC - Très joyeuses Pâques à vous ! ]

réponse au commentaire

Écrit par : Albert Christophe / | 19/04/2014

Christ est ressuscité, alléluia!

@Albert Christophe
je m'étais incluse dans le "de nous".
J'ai lu aussi l'homélie du père Cantalamessa, (merci Marie-Ange de l'avoir mentionnée!).
Oui, douter de sa miséricorde mène à l'enfer de notre auto-condamnation.
Mais il est un autre enfer, c'est le paradis artificiel de qui s'auto-béatifie, à partir de l'idole qu'il s'est fabriquée selon les caprices de sa vision humano-humaine du Salut. Il n'a pas de remord, pas de mauvaise conscience. Il possède la vérité. Il maîtrise la loi jusqu'au iota. Il peut même s'éblouir devant l'humilité de sa confession, et ressortir du confessionnal débordant d'auto-émerveillement, et en remercier Dieu. Il se donne pour mission héroïque de faire régner la loi de son Dieu sur le monde. Il est aussi dans la projection de son péché sur les autres, tous ceux qui n'entrent pas dans sa vision, et il irait jusqu'à projeter sur la personne du Christ lui-même la responsabilité du mal, s'il se trouvait face à Lui.
Ces deux tentations, je les connais à l'intime, pour diverses raisons personnelles. Je ne me distingue pas, je ne me veux plus me séparer de mes frères humains. C'est d'abord par ma misère intime que je leur suis proche, qu'ils sont mon prochain. Mais je cherche à faire de mes tentations et chutes l'occasion d'épouser toujours davantage le monde, de me laisser façonner une âme universelle. Toujours à contre-pied de mon orgueil. Il n'est qu'une façon: c'est de redevenir enfant, tout petit bébé en confiance et docilité totale. Tout vient de Lui.
Et en petit enfant, je vous remercie pour vos remontrances fraternelles, je sais que tout reproche dans la pédagogie du Père se termine toujours pas un câlin, au chaud contre son coeur.
Même si, "noli me tangere", l'heure est de courir annoncer la Résurrection à nos frères en deuil dans leurs Cénacles: Alléluia!
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Écrit par : Anne Josnin / | 20/04/2014

@ Anne :

> Vous décrivez parfaitement la tentation du pharisaïsme (dans l'acception péjorative du terme), dans laquelle nous avons sans cesse tendance à verser, bien souvent sans en être seulement conscient ! Et l'humilité dont on se rend compte après coup qu'elle n'est qu'orgueil déguisé, rassurez-vous, je connais aussi...

Pour la peine, je suis allé revisionner sur le site de KTO le dernier volet du cycle de Carême 2013 de "la Foi prise au mot", consacré au péché capital d'entre les péchés capitaux :
http://www.youtube.com/watch?v=hQ7NKk6dVyI

Limpide, édifiant, absolument pas rébarbatif, au contraire - à voir ou à revoir avant d'aller proclamer -plus justement- la Bonne Nouvelle du Vivant ressuscité !
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Écrit par : Albert Christophe / | 21/04/2014

LA CÈNE

> Une chose intrigante: encore étudiant ou peut-être même lycéen j'avais lu un article faisant état d'une hypothèse selon laquelle la Cène aurait eu lieu deux jours plus tôt du fait de l'emploi par Jesus et les proches disciples du calendrier essénien, ce qui avait l'avantage de bâtir pour la Passion une chronologie moins bousculée.
Benoît XVI l'expose longuement (pp 133 à 135) dans son Jésus de Nazareth en la qualifiant de fascinante sans finalement la retenir.
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Écrit par : Pierre Huet / | 24/04/2014

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