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04/04/2014

Le Moyen Âge : une civilisation sans capitalisme

histoire,moyen-âge,capitalisme

En hommage à feu Jacques Le Goff : un survol de son analyse qui disqualifie indirectement la fausse perspective historique du libéralisme (et de son dérivé le marxisme) :

 


 

Le Moyen Âge ne fut pas un ''pré-capitalisme'' qui aurait attendu d'être ''dépassé'' – de façon ''progressiste'' – par l'apparition, au XVIIe siècle, du capitalisme censé être le ''véritable mode de production''. Cela, c'est ce qu'avaient dit le libéralisme et son dérivé le marxisme ; c'est ce que croit notre société qui est leur aboutissement. C'est ce croient même quelques pseudo-thomistes. Or c'est faux.

Dans Le Moyen Âge et l'argent, essai d'anthropologie historique (Perrin 2010), Le Goff explique que le Moyen Âge fut une civilisation sans capitalisme : et non pas une semi-civilisation ''en manque de capitalisme''. Les valeurs, les ressorts vitaux du Moyen Age sont autres que la conception capitaliste de l'existence. Ils lui sont étrangers ! Ainsi le capitalisme du XXIe siècle ne peut pas se poser en synthèse de l'Histoire, malgré le fantasme des libéraux et des marxistes... Le capitalisme actuel n'est pas le couronnement d'un processus, global et inexorable, qui aurait animé l'Histoire des origines à nos jours. Le capitalisme n'est qu'un épisode dans le devenir de l'humanité. Les humains avaient vécu sans lui : ils vivront à nouveau sans lui.

Extraits de Le Goff :

 

<< Polanyi souligne qu’il n’existe pas d’économie indépendante au Moyen Age, mais qu’elle est imbriquée dans un ensemble dominé par la religion. L’argent n’est donc pas dans le Moyen Age occidental une entité économique : sa nature et son usage relèvent d’autres conceptions. [Selon Anita Guerreau-Jalabert  [2]. approuvée par Le Goff, la caritas domine la société médiévale] :« la charité apparaît comme le point où se mesure la qualité du chrétien. Agir contre la charité c’est agir contre Dieu, les péchés contre la charité sont logiquement parmi les plus graves ». [...] La charité n’est pas seulement la vertu suprême pour les chrétiens. Elle est aussi « la valeur sociale occidentale » suprême....

La charité englobe aussi l’amour et l’amitié... La caritas en général – et l’argent en particulier, limité au Moyen Age à la monnaiesont, aux yeux des historiens, associés au sein d’un même processus économique. [...]La caritas constitue le lien social essentiel entre l’homme médiéval et Dieu, et entre tous les hommes du Moyen Age.  [3]. [...] Il s’agit d’une espèce d’économie du don, et dans le modèle social du christianisme « le don par excellence est celui de l’amour de Dieu pour l’Homme, qui met la charité dans les cœurs ».[...] L’acte essentiel par lequel est justifié au Moyen Age le recours éventuel à l’argent est l’aumône. [...] La diffusion de la monnaie au Moyen Age est donc à replacer dans un élargissement du don. [...]  À la fin du Moyen Age un accroissement des échanges marchands et de l’usage de la monnaie est concomitant d’une augmentation des dons volontaires qui surpassent fortement les prélèvements fiscaux opérés par les puissances terrestres.[...] Au lieu de parler de pensée économique par exemple chez les scolastiques, ce qui n’existe pas, il faut englober fermement le commerce et la richesse matérielle « dans un système de valeurs qui est toujours soumis à la caritas ».

Ce changement de point de vue relatif aux valeurs monétaires concerne aussi la fixation des prix [5]. Le « juste prix », qui répond à la conception de l’Eglise en la matière, possède trois caractéristiques. La première est qu’il est défini localement [...] : le juste prix est celui qui est habituellement usité dans un lieu donné. La seconde est le caractère stable et conforme au bien commun des prix utilisés dans les transactions. (C’est [...] « l’exact contraire de ce qu’on entend habituellement par la notion de concurrence et de libre jeu de l’offre et de la demande »). La troisième est la référence à la caritas. [...] Chez tous les grands théologiens du XIIIe siècle, Guillaume d’Auvergne, Bonaventure et Thomas d’Aquin, la notion de juste prix qui renvoie à la justicia  est fondée comme celle-ci sur la caritas.

 Pour le Moyen Age jusqu’à la fin du XVe siècle, il est impossible de parler de capitalisme ou même de précapitalisme. Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’apparaissent des éléments qui se retrouveront dans le capitalisme : l’abondance de métaux précieux venus d’Amérique à partir du XVIe siècle, l’apparition pérenne d’une Bourse, c’est-à-dire « d’un marché public organisé où s’effectuent des transactions sur des valeurs, des marchandises ou des services ... [6]. Mais  [...]  Alain Rey note à juste titre : « En Europe occidentale une mutation s’est opérée vers la fin du XVIIIe siècle » [...] C’est dire que malgré les importantes innovations des XVIe et XVIIe siècles, [...]  [7], on peut aussi parler, dans le domaine que nous désignons aujourd’hui par l’argent, d’un long Moyen Age qui dure jusqu’au XVIIIe siècle : époque où apparaît aussi le concept d’économie...

Pour Bartolomé Clavero [8], tous les historiens de l'usure médiévale et de son environnement mental et pratique [...] ont été obnubilés par l’anachronisme, et en particulier par la fascination du capitalisme, lequel, [censé être le] point d’arrivée fatal de la pensée et de la pratique économiques, devait être l’aimant qui allait attirer les attitudes médiévales à l’égard de ce que nous appelons l’économie. [...] Si pour Clavero l’économie n’existe pas au Moyen Age, le droit n’y est pas premier non plus pour l’ordre social. Avant lui il y a la charité, l’amitié, c’est-à-dire la « bienveillance mutuelle » et la justice, mais la charité précède la justice. [...]L’antidora, terme qui exprime en grec le bénéfice, signifie la « contre-prestation », qui vient de la Bible et définit les rapports entre la société humaine et Dieu. [...]  Quant à l’argent, ou plutôt aux monnaies, « le numéraire est mis au service de la communication des biens qui est une expression de la charité »....

C’est la condamnation du plus grand nombre de nos contemporains, historiens compris, qui sont incapables de reconnaître les hommes du passé comme différents de nous. [...] J’ai été heureux de retrouver l’essentiel de mes idées dans les travaux d’un économiste contemporain, qui entend démontrer que « le Moyen Age ne saurait constituer l’époque de démarrage du capitalisme »... »

__________

[2] « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans F. Héritier-Augé, E. Copet-Rougier (sous la direction de), La Parenté spirituelle, Paris, Ed. des Archives contemporaines, 1995, p. 133-203. « Caritas y don en la sociedad médieval occidental », Hispania. Revista espanola de historia, 60/1/204,2000, p. 27-62.

[3] Voir Hélène Pétré, Caritas. Etude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain, 1948.

[4] La Comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Age (vers 1320-vers 1480), Ecole française de Rome, 1980.

[5] « Avant le marché, les marchés. en Europe, XIIIe-XVIIIe siècle, notes critiques », Annales ESC, 2001, p. 1129-1175.

[6] Définition du terme « bourse » dans le Dictionnaire culturel, Le Robert, 2005, t. l, p. 1056.

[7] Paris, Tallandier, 2004.

[8] L’ouvrage s’appelle en espagnol Antidora. Antropologia católica de la economia modema, et en français La Grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Albin Michel, collection « L’Evolution de l’humanité »

 

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Commentaires

LE GOFF

> La mort de Jacques Le Goff me fait l'impression d'un grand vide.
Jusqu'au bout, c'est tout de même un privilège, il aura conservé intactes sa vivacité intellectuelle et sa puissance de travail.
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Écrit par : Blaise / | 04/04/2014

LIBÉRAUX

> C'est bien là la différence avec les idéaux de la révolution française. Celle-ci fut programmée et structurée pour mettre en place un système économique libéral. ( loi le Chapelier de 1793, libéralisation de la vente du grain etc...).
Il est donc inutile d'attendre le moindre changement de la part de nos républicains qui dirigent la France.
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Écrit par : froissart / | 04/04/2014

MOYEN AGE

> Il me prend envie que l'esprit de cette période revienne !
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Écrit par : Aurélien Million | 04/04/2014

CAPITALISME, MOYEN AGE ETC

> Selon d'autres auteurs, du moins si je les ai bien compris ou retenus, le capitalisme plonge bien ses premières racines dans le Moyen Age, en ce sens que c'est dès le XIIIe que l'on voit des "entrepreneurs" se lancer dans des modèles qui transgressent le cadre moral qui prévaut dans leur monde, leur époque, parce qu'ils décident de se donner un nouveau but, qui est le profit. C'est par exemple le cas des premiers producteurs de lainages sciemment conçus comme de plus faible qualité, afin de les rendre moins chers et de les vendre davantage: on abandonne notamment le principe de belle ouvrage cher à l'artisan médiéval, au profit d'une stratégie commerciale qui permettra de s'enrichir plus vite. Fort décriée, cette tendance s'avèrera impossible à endiguer et finira par faire exploser le cadre.
Néanmoins, cela ne remet pas en cause l'argumentaire: ce serait un peu la date de l'éclosion du poussin de rapace tandis que les phénomènes propres au XVIe-XVIIe constitueraient la date de son envol !
Du reste, à la limite, que le capitalisme ou ses toutes premières manifestations idéelles soient nées au XIIIe ou au XVIe ne change rien à la question de fond: la réalité, c'est en effet qu'une société peut fonctionner avec de tout autres moteurs que l'appât du gain décomplexé, le fameux renard libre dans le poulailler libre !
Et donc que baser la société sur le libre exercice de la cupidité individuelle est bel et bien un choix idéologique - funeste - et en aucun cas l'accomplissement d'une inéluctable évolution, non plus qu'une constante de l'Histoire ou une quelconque "nature humaine".
L'Homme véritablement libre est également libre de ne pas s'asservir à son propre goût du lucre.

Malheureusement, le Moyen Age traîne encore tant de fantasmes et une image si négative (bûchers, misère, grande méchante Eglise totalitaire interdisant toute vie culturelle et gnagnagna) qu'à tous les coups, nos bons propagandistes du Progrès Libéral vont tirer argument de cet état de fait pour aboyer "vous voyez bien ! l'alternative, c'est le libéralisme ou le retour au Moyen Age, celui que vous montrent vos séries télévisées !"...
Ph.


[ PP à Ph. - Présentant en 2005 le film ''Kingdom of Heaven' de Ridley Scott (bien joué et filmé mais historiquement n'importe quoi), un gratuit expliquait que le héros de cette histoire partait de France pour Jérusalem "après avoir tué un prêtre intégriste". "Intégriste" : au XIIe siècle... ]

réponse au commentaire

Écrit par : Phylloscopus / | 05/04/2014

LIBERAUX ET MOYEN AGE

@ Phylloscopus, si on craint de sortir le Moyen-Âge en exemple, parce qu'on craint que les libéraux se servent des légendes noires sur cette période pour nous discréditer, il y a aura bien d'autres exemples de civilisations vivant sans capitalisme ! On pourrait sortir Aristote et sa critique de la chrématistique ...
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Écrit par : Aurélien Million / | 05/04/2014

Médiévisme et Foi

@ Phylioscopus:
> Mais d'autres auteurs (voir par ex. Martin Aurell, "Le chevalier lettré") n'hésitent pas à clore en partie l'époque médiévale au XIIIème justement, et à y faire démarrer une pré-Renaissance.
Au surplus je ne crois pas que, même dans les esprits les moins nuancés, l'on puisse s'autoriser à parler de période historique homogène et ayant les mêmes caractéristiques sur un millénaire entier, en occident européen. Le XIIIème est une césure pour les uns, déjà une rupture pour d'autres, vous vous ferez votre opinion.
Le haut moyen-âge, dont nous savons somme toute peu au-delà d'un fatras de clichés, ceux-ci souvent orientés à dessein, nous réservera des surprises, quand les progrès et découvertes de nos historiens le permettront.
J'ajoute qu'on ne saurait comprendre (et donc analyser, et encore plus enseigner) la longue époque médiévale sans avoir des notions avancées en matière de foi (que l'on soit croyant ou non), à mon humble avis.
Pour un livre de plus, voyez la chrétienté embryonnaire se développant, par exemple dans "Quand notre monde est devenu chrétien" de Paul Veyne.

Ce qui devrait nous intéresser, c'est comment la foi en Christ s'est propagée puis imposée malgré un contexte d'hostilité générale: Je n'ai pas dit ni laissé entendre que cela rappelle l'occident contemporain, n'est-ce pas !
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Écrit par : Aventin / | 05/04/2014

à Aventin

> Vous ne considérez tout de même pas le grand Le Goff comme un incompétent ? ce serait un peu présomptueux, non ?
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Écrit par : Quiniou / | 05/04/2014

@ Aventin:

> absolument, notre perception du Moyen Age est déjà totalement biaisée par cette étiquette unique. Celle-ci contribue non seulement à nous faire prendre ce millénaire pour un bloc homogène, ce qui est aberrant, mais aussi, du coup, à l'assimiler à mille ans de stagnation ou du moins de "progrès" très lent : la faute, évidemment, à la chape de plomb de la grande méchante Eglise.
Pourtant, que de changements, quel bouillonnement d'idées à certains moments notamment, que de Renaissances, que de systèmes expérimentés, si loin de nos siècles de TINA !
J'ai lu "Quand notre monde est devenu chrétien", et plus récemment "Les lumières de l'an mille" de Pierre Riché, qui se pose également là question coup de pied dans les idées reçues.

@Aurélien Million:

> oui, et les libéraux trouveront toujours des raisons de discréditer Aristote aussi; de toute façon, leur dogme du Progrès, analogue à sa version marxiste, se traduit par une haine et un mépris absolus du passé, jugé tout juste bon à servir de repoussoir. Il ne s'agit donc pas d'avoir peur de devoir répondre à de tels propos, juste de savoir qu'il faudra le faire. Continuer à diffuser la culture et notamment l'Histoire sera le meilleur antidote aux fantasmes.
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Écrit par : Phylloscopus / | 05/04/2014

@ Quiniou

> Dans son livre, Jacques Le Goff échange avec ses collègues, qui n'ont pas forcément la même analyse que lui. Par exemple, avec Fernand Braudel, autre « grand » historien. Ce qui fait l'intérêt de ce livre sur "Le moyen âge et l'argent", très marqué par la figure de Karl Polanyi, ce n'est pas l'autorité de son auteur mais le sérieux de l'argumentation. La moindre des choses, concernant un phénomène aussi complexe que l'émergence du capitalisme, c'est de pouvoir en débattre.

Blaise


( PP à Blaise - Puisquei vous avez le livre, vous avez le texte intégral du chapitre : vous y trouvez les approbations de Le Goff aux thèses de Polanyi et des trois historiens actuels qu'il cite. ]

réponse au commentaire

Écrit par : Blaise / | 05/04/2014

APRÈS COUP

> La prise de conscience d'un système complet, nommé après coup « capitalisme » est tardive; au XIXe siècle, le processus est achevé, et d'une efficacité redoutable. Mais nous serions bien en peine de fixer un début, puisque tant que l'ensemble des conditions n'est pas réuni, le capitalisme n'existe pas encore, puis lorsqu'elles le sont toutes le capitalisme a achevé de se constituer.
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Écrit par : Blaise / | 05/04/2014

LES LIVRES DE RAISON

> La lecture des "livres de raison" est éclairante sur la place de la charité dans la vie quotidienne jusqu'au XIXe siècle: ce n'était pas "seulement" 10% des revenus versés en charité mais bien plus et avec une régularité d'horloge.
Que fait le personnage principal de "La Femme du Boulanger" de Pagnol pour remercier d'avoir retrouvé sa femme ? spontanément, il déclare qu'il pétrira tant de kilos chaque semaine pour les pauvres.Et on est dans les années 30.

Lecture d'un genre de livre de compte de paroisse au XVIIIe siècle : "untel a donné un poulet et s'engage à en donner un chaque année à la st tartempion, la saint tartemuche et la saint bidibule, pour le pardon de ses péchés et l'amour des pauvres."

@ aventin
> Il y a parmi les élites sociales une certaine décadence morale à partir du XIVe, visible ds les mœurs de la cour,la dérive de l'esprit chevaleresque vers une vanité grandissante (étape mondaine) et la façon de la faire la guerre. Tout cela à relativiser bien sûr.
Pour le XIIIe siècle n'ayons pour autant pas trop d'illusions : "va François, répare ma maison qui s'écroule."
Pas "à qui il faut donner un coup de peinture", non ! "qui s'écroule" !
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Écrit par : E Levavasseur / | 07/04/2014

@ Levavasseur,

> C'est au XIIIe siècle, aussi, que les souverains temporels promulguent des lois contre le blasphème - dont les peines étaient bien plus implacables que celles prévues par les cours ecclésiastiques. Le XIIIe siècle, c'est la période où ce que Robert I. Moore a appelé la « société de persécution » achève de se mettre en place. Oui, n'ayons pas trop d'illusions !
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Écrit par : Blaise / | 07/04/2014

LES MOYEN-ÂGES

> Il n'est pas choquant que les perceptions du "Moyen-Age" soient différentes et même divergentes. Un millénaire dans sa non-définition d'entre-deux! Selon qu'on parle des seigneurs brigands façon Bouchard, l'ancêtre des ....prestigieux Montmorency, de la France de saint Louis qui est le Moyen-Age classique en somme, ou des communes marchandes de Toscane, on pourra voir, sans malhonnêteté des choses très différentes.
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Écrit par : Pierre Huet / | 07/04/2014

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