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21/01/2014

Un livre-enquête de Jean Ziegler : "Destruction massive (géopolitique de la faim)" - Seuil, 2011

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Synthèse, par Serge Lellouche, de cette enquête qui démasque le libre-échangisme néolibéral : 

 


Né en Suisse en 1934, Jean Ziegler est un homme politique, altermondialiste et sociologue. Il a été rapporteur spécial des Nations-Unies pour le droit à l'alimentation (de 2000 à 2008). Dans ce contexte, il a pu observer pour ce qu'il est le "libre-échangisme" néolibéral : un très profitable assassinat de masse par la faim. Dans cette synthèse, les phrases à la première personne du singulier sont de lui.

 

Avant-propos : Je me souviens d'une aube claire de la saison sèche dans le petit village de Saga, à une centaine de kilomètres au sud de Niamey, au Niger. Toute la région est en détresse. Une chaleur jamais atteinte de mémoires d'anciens, une sécheresse de deux ans, l'épuisement des fourrages, des attaques de criquets. Le paludisme, les fièvres secouent les enfants. Les hommes et les bêtes souffrent de la soif et de la faim.

J'attends devant le dispensaire des sœurs de Mère Teresa. Le rendez-vous a été fixé par le représentant du Programme alimentaire mondial (PAM) à Niamey. Le ciel est rouge. Le grand disque pourpre du soleil monte lentement à l'horizon. Devant la porte de métal gris, les femmes s'agglutinent, le visage marqué par l'angoisse et l'infinie lassitude. Toutes portent dans leurs bras un enfant. Beaucoup de ces femmes ont marché toute la nuit, certaines même plusieurs jours ; elles tiennent à peine debout. Des dizaines de femmes ont passé une ou plusieurs nuits dans des trous creusés à mains nues dans le sol dure de la savane. Elles vont avec une infinie patience, tenter leur chance une nouvelle fois ce matin.

Enfin, j'entends des pas dans la cour. Une clé tourne dans la serrure. Une sœur d'origine européenne, aux beaux yeux graves, apparaît. La grappe humaine s'agite, vibrionne, pousse, se colle au portail. La sœur, d'un rapide coup d'oeil, tente d'identifier les enfants qui ont encore une chance de vivre. Elle parle doucement, dans un haoussa parfait, aux mères angoissées. La sœur allemande a les larmes aux yeux. Une centaine de mère, refusées ce jour-là, demeurent silencieuses, dignes, totalement désespérées. Ces mères-là abandonnent le combat. Elles s'en iront dans la savane. Elles retourneront dans leur village où la nourriture manque pourtant. Un petit groupe décide de rester sur place ; l'aube reviendra, elles reviendront demain.

Chez les sœurs de Mère Teresa, à Saga, un enfant souffrant de malnutrition aiguë et sévère se rétablit au maximum en douze jours. Couché sur une natte, on lui administre à intervalles réguliers un liquide nutritif par voie intraveineuse. Avec une douceur infinie, sa mère, assise en tailleur à côté de lui, chasse inlassablement les grosses mouches brillantes qui bourdonnent dans le baraquement. L'âge des enfants oscille entre six mois et dix ans. La plupart sont squelettiques. De l'autre côté de la cour, au pied de la petite chapelle blanche, les tombes sont nombreuses.

Les sœurs travaillent nuit et jour. Certaines ont manifestement atteint l'extrême limite de l'épuisement. Dans le baraquement, la chaleur est étouffante; la lumière blanche du midi sahélien m'aveugle. Sous le baobab, la sœur allemande me parle : «Vous avez-vu?» me demande-t-elle d'une voix lasse. «J'ai vu». Elle reste silencieuse, les bras noués autour de ses genoux...

Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné.

La destruction, chaque année de dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants par la faim, constitue le scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim alors que l'agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d'êtres humains.

A cette destruction massive, l'opinion publique oppose une indifférence glacée. Tout au plus lui accorde-t-elle une attention distraite lors de catastrophes particulièrement «visibles», comme celle qui, depuis l'été 2011, menace d'anéantissement le chiffre exorbitant de 12 millions d'êtres humains dans cinq pays de la Corne de l'Afrique.

Depuis peu, de nouveaux fléaux se sont abattus sur les peuples affamés de l'hémisphère Sud : les vols de terre par les trusts de biocarburants et la spéculation financière sur les aliments de base. Les dirigeants des sociétés transcontinentales de l'agro-industrie et des Hedge Funds, par leurs actions, engagent la vie et la mort des habitants de la planète. L'obsession du profit, la cupidité illimitée des oligarchies prédatrices du capital financier globalisé l'emportent sur toute autre considération. Dans le même temps, combien de fois n'ai-je entendu à la suite de conférences, des objections du type : «Monsieur, si les africains ne faisaient pas des enfants à tort et à travers, ils auraient moins faim!».

Et que dire des seigneurs des trusts agroalimentaires, des dirigeants de l'OMC ou du FMI, des diplomates occidentaux, des requins tigres de la spéculation et des vautours de l'«or vert» qui prétendent que la faim, phénomène naturel, ne saurait être vaincue que par la nature elle-même : un marché mondial en quelque sorte autorégulé? Celui-ci créerait, comme par nécessité, des richesses dont bénéficieraient tout naturellement les centaines de millions d'affamés...

«Ce n'est pas seulement la violence immédiate qui a permis à l'ordre de se maintenir, mais que les hommes eux-mêmes ont appris à l'approuver» (Max Horkheimer).

 

Le Massacre : Le droit humain à l'alimentation, définit par l'article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels est certainement le droit qui est le plus constamment et le plus massivement violé sur notre planète. La faim tient du crime organisé. On lit dans l'Ecclésiastique : «Une maigre nourriture, c'est la vie des pauvres, les en priver, c'est commettre un meurtre. C'est tuer son prochain que de lui ôter sa substance, c'est répandre le sang que de priver le salarié de son dû» (34, 21-22).

Selon l'ONU, le nombre de personnes gravement et en permanence sous-alimentées s'élevait en 2009 à 1023 millions. Mourir de faim est douloureux. L'agonie est longue et provoque des souffrances intolérables. Elle détruit lentement le corps et le psychique. L'angoisse, le désespoir, un sentiment panique de solitude et d'abandon accompagnent la déchéance physique. Chez les enfants sous-alimentés, l'agonie est d'autant plus rapide. Le corps épuise d'abord ses réserves en sucre, puis en graisse. Les enfants deviennent léthargiques, perdent vite du poids, leur système immunitaire s'effondre et les diarrhées accélèrent l'agonie.

Chez l'être humain, les neurones du cerveau se forment entre zéro et cinq ans. Si durant ce temps l'enfant ne reçoit pas une nourriture adéquate, suffisante et régulière, il restera mutilé à vie. Son destin est scellé, il restera un crucifié de naissance. L'espérance de vie en Suisse : 83 ans ; elle est de 32 ans au Swaziland, petit royaume d'Afrique australe ravagé par le sida et la faim.

La faim est, et de loin, la principale cause de mort et de déréliction sur notre planète. L'objectif de l'ONU de réduire de moitié, d'ici 2015, le nombre de personnes souffrant de la faim, ne sera bien évidemment pas atteint. La FAO l'admet elle-même.

Qui sont les plus exposés à la faim? Majoritairement les communautés rurales pauvres des pays du Sud : travailleurs migrants sans terre ou métayers surexploités par les propriétaires. Ainsi dans le nord du Bangladesh, les métayers musulmans doivent remettre à leur land lords hindous vivant à Calcutta, les quatre cinquièmes de leurs récoltes. Le nombre de travailleurs ruraux sans terre est estimé à environ 500 millions de personnes. Ils sont les plus pauvres parmi les pauvres de la Terre.

90% des paysans du Sud ne disposent comme outils de travail, que de la houe, de la machette et de la faux. Seulement 3,8% des terres d'Afrique subsaharienne sont irriguées. L'acheminement des récoltes vers les marchés est un autre grand problème. J'ai vécu en Ethiopie, en 2003, cette situation absurde : à Makele, au Tigray, sur les hauts plateaux martyrisés par les vents, là où le sol est craquelé et poussiéreux, la famine ravageait 7 millions de personnes. Or, à 600 kilomètres plus à l'ouest, au Gondar, des dizaines de milliers de tonnes de teff pourrissaient dans les greniers, faute de routes et de camions capables de transférer la nourriture salvatrice...

Par ailleurs, dans les campagnes d'Amérique centrale et du Sud, en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, la violence est endémique. En 2005, au cours de notre séjour au Guatemala, 387 personnes ont été assassinées. Parmi les victimes, quatre jeunes syndicalistes paysans. Des tueurs avaient mitraillé leur voiture dans la sierra de Chuacas. L'ONU évidemment ne fera rien. Planqués dans leurs villas à Ciudad Guatemala, les fonctionnaires onusiens se contentent d'administrer de coûteux programmes dits de développement. Au Guatemala, en 2011, 1,86% de la population possède 57% des terres arables, tandis que 90% des producteurs survivent sur des lopins de 1 hectare ou moins.

Après 2005, la courbe globale des victimes de la faim a grimpé de manière catastrophique, en lien direct avec avec la flambée des prix des aliments de base que sont le riz, le blé et le maïs. En février 2011, la FAO a lancé l'alerte : 80 pays se trouvaient alors au seuil de l'insécurité alimentaire.

Arrêtons nous maintenant sur le cas du Niger. Dans ce magnifique pays du Sahel qui abrite certaines des cultures les plus splendides de l'humanité, seul 4% du territoire national est apte à la production agricole. Le Niger, écrasé par la dette extérieure, subit la loi d'airain du FMI qui a ravagé le pays par plusieurs programmes d' «ajustement structurel» successifs. Le FMI a notamment ordonné la liquidation de l'Office national vétérinaire, ouvrant le marché aux sociétés multinationales privées de la pharmacopée animale. Désormais, les éleveurs nigériens doivent acheter sur le marché libre de Niamey les antiparasitoses, vaccins et vitamines pour traiter leurs bêtes aux prix dictés par les multinationales occidentales. La majorité des éleveurs sont bien incapables de payer les nouveaux prix, avec les conséquences que cela implique sur la santé des bêtes et par extension sur la santé humaine.

A ce pays de famines récurrentes, le FMI a imposé la dissolution des stocks de réserves détenus par l'Etat, qui s'élevait à 40 000 tonnes de céréales, prévus en cas d'urgence alimentaire. La direction Afrique du FMI à Washington est d'avis que ces stocks de réserves pervertissent le libre fonctionnement du marché. Le commerce des céréales ne saurait être l'affaire de l'Etat, puisqu'il viole le dogme sacro-saint du libre-échange.

Le Niger est une néocolonie française. Deuxième pays le plus pauvre du monde, il est pourtant le deuxième producteur d'uranium au monde! Areva, société d'Etat française, exerce le monopole d'exploitation des mines d'Arlit. Les redevances payées par Areva au gouvernement de Niamey sont ridiculement faibles. Lorsque, face à cette tutelle, le Niger envisagea des accords d'exploitation minière avec des sociétés chinoises, la sanction fut immédiate, sous la forme d'un coup d'Etat militaire portant au pouvoir un obscur militaire, qui rompit toute discussion avec les chinois et réaffirma «la gratitude et la loyauté» du Niger vis-à-vis d'Areva.

Le deuxième producteur d'uranium du monde n'a pas été en mesure de financer un projet de mise en place d'un système d'irrigation qui aurait permis l'autosuffisance alimentaire du Niger, mettant à l'abri de la faim 10 millions de nigériens. La misère des peuples du Niger est à l'origine de la révolte touarègue, endémique depuis dix ans, et de l'infiltration de réseaux liés à Al-Qaida. Les tueurs d'Al-Qaida, spécialisés dans la prise d'otages d'européens, recrutent sans peine des jeunes touaregs réduits par la politique d'Areva à une vie de chômage permanent, de désespoir et de misère.

 

Le réveil des consciences :

La faim comme fatalité : Jusqu'au milieu du siècle passé, la faim était considérée comme un fléau invincible, sur lequel l'homme ne pouvait avoir prise. Plus qu'aucun autre penseur, Thomas Malthus a contribué à cette vision fataliste de l'histoire de l'humanité. Si la conscience collective européenne a pu voir dans ce massacre quotidien une forme de régulation démographique nécessaire, c'est en grande partie à son idée de «sélection naturelle» que nous le devons.

Malthus est né en 1766 dans le sud-est de l'Angleterre. En 1798 parut son célèbre Essai sur le principe de population dans la mesure où il affecte l'amélioration future de la société. Pour le pasteur Malthus, la «loi de la nécessité» est l'autre nom de Dieu : la population croît sans cesse, la nourriture et la terre qui la produit sont limitées. La faim réduit le nombre des hommes. Elle garantit l'équilibre entre leurs besoins incompressibles et les biens disponibles. D'un mal, Dieu ou la Providence font un bien. Pour Malthus, la faim relève de la loi de la nécessité, car la réduction de la population par la faim est la seule issue possible pour éviter la catastrophe économique.

Par voie de conséquence, son Essai contient des attaques virulentes contre l'idée de «lois sociales» qui viseraient à alléger le sort terrible fait aux familles prolétaires des villes. Ainsi il écrit : «Si un homme ne peut pas vivre de son travail, tant pis pour lui et pour sa famille», ou encore : «Le pasteur doit avertir les fiancés : si vous vous mariez, si vous procréez, vos enfants n'auront aucune aide de la société». «Les épidémies sont nécessaires». Son livre rencontra très vite un immense succès auprès des classes dirigeantes de l'Empire britannique, et ses thèses se diffusèrent dans toute l'Europe. L'idéologie malthusienne servait admirablement les intérêts des classes dominantes et leur pratique d'exploitation. En adhérant à la vison de Malthus, la bourgeoisie pouvait calmer ses propres scrupules et se «libérer» de sa mauvaise conscience : la vraie menace, c'était l'explosion démographique, et l'élimination des plus faibles par la faim était la solution.

En naturalisant le massacre, en le renvoyant à la nécessité, Malthus a déchargé l'Occident de ses responsabilités morales.

Josué de Castro : Ce n'est que juste après la seconde guerre mondiale que le tabou de la faim fut brisé, et Malthus, temporairement renvoyé aux poubelles de l'histoire. Les horreurs de la guerre, du nazisme, des camps d'extermination, les souffrances et la faim partagées induisirent un extraordinaire réveil de la conscience européenne. La conscience collective se révolta : «plus jamais ça!». Cette révolte imposa aux Etats la protection sociale de leur population, des normes de droit international et des armes de combat contre la faim. En 1946, 44 Etats membres de l'ONU, fondée un an auparavant, créèrent l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Celle-ci devait développer l'agriculture vivrière et veiller à l'égale distribution de la nourriture entre les hommes. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l'homme consacre, dans son article 25, le droit à l'alimentation. Plus tard, en 1963, les Etats membres créèrent le Programme alimentaire mondial (PAM), chargé de l'aide d'urgence. Il allait alors de soi que les peuples ne pouvaient laisser au libre jeu des forces du marché la réalisation du droit à l'alimentation. Des interventions normatives étaient indispensables.

Un homme a tout particulièrement contribué à ce réveil de la conscience : le médecin brésilien Josué Apolônio de Castro. Par son œuvre scientifique, sa vision prophétique et son action militante, il a profondément marqué son époque en brisant la loi de la nécessité et en démontrant que la faim procédait d'abord des politiques conduites par les hommes. Géopolitique de la faim constitue une des grandes œuvres scientifiques de l'après-guerre, dont le succès fut universel. Ce livre fut publié en France en 1952 à l'initiative d'un mouvement chrétien.

Castro y démontrait que la malnutrition et la faim entraînaient pour la société un état de guerre permanent et larvé. Les causes premières en étaient la colonisation, la monopolisation du sol et la monoculture, responsables à la fois de la faible productivité et de l'inégale distribution des récoltes.

Josué de Castro se lança en politique contre les grands propriétaires terriens et les multinationales étrangères qui contrôlaient la majeure partie de la production agricole du Brésil.

Sur le plan international, il fonda en 1957 l'Association mondiale de lutte contre la faim (ASCOFAM), dont la liste des membres comporte notamment l'Abbé Pierre, le père Georges Pire, René Dumont, Tibor Mende ou le père Louis-Joseph Lebret. En 1960, ils parvinrent à persuader l'Assemblée générale des Nations unies de lancer la première Campagne mondiale contre la faim.

Le «plan Faim» d'Adolf Hitler :Sa victoire sur Malthus, Josué de Castro «la doit» aussi à Adolf Hitler. Les nazis, parallèlement à la discrimination raciale, instaurèrent une discrimination en matière alimentaire, séparant rigoureusement des groupes de population bien alimentés, insuffisamment alimentés, affamés ou destinés à être exterminés par la faim. La stratégie de la faim visait à la fois à assurer l'autosuffisance allemande et à soumettre les populations à la loi du Reich.

Une fois la guerre déclarée, Hitler organisa systématiquement le pillage alimentaire des pays occupés. «Une race inférieure a besoin de moins d'espace, de moins de vêtements et de moins de nourriture que la race allemande. » déclarera Robert Ley, responsable du Reichsnährstand, l'organisme chargé de dirigé la bataille du ravitaillement, créé par Hitler dès 1933. La Pologne fut envahie en septembre 1939. Immédiatement, les plaines céréalières furent soumises à l'administration du Reichsnährstand. La famine s'installa dans toute la Pologne.

L'économiste norvégienne Else Margrete Roed décrivit en ces termes l'invasion de la Norvège : «Les allemands fondirent sur le pays, comme une nuée de sauterelles, et ils dévorèrent tout ce qu'ils trouvèrent. Non seulement nous avions à nourrir des centaines de milliers d'allemands gloutons, mais encore les navires allemands qui les avaient conduit chez nous s'en retournaient chargés d'aliments de Norvège. A partir de ce moment, tous les produits disparurent du marché les uns après les autres.»

La consommation de graisse s'effondra : en Belgique, de 30 grammes par jour et par adulte, elle tomba à 2,5 grammes.

Heinrich Himmler avait conçu un plan scientifique d'anéantissement par la faim de certains groupes de populations «indignes de vivre» : le Hungerplan (le plan Faim) s'acharnera prioritairement sur les juifs et les tziganes. Les ghettos juifs, hermétiquement clos et «protégés» par des cordons de SS furent soumis à la «diète noire». Dans les camps de concentration, de vastes enclos étaient prévus pour y laisser mourir de faim les prisonniers entassés. Certains SS relatent avec force détails dans les journaux de camps rigoureusement tenus, des cas récurrents de cannibalisme qui les font jubiler. Ils voient dans le cannibalisme pratiqué par de jeunes soviétiques mourant de faim la preuve ultime et définitive de la nature barbare de l'homme slave.

Une lumière dans la nuit : les Nations unies : En Europe, le calvaire de la faim ne cessa pas avec la capitulation du Troisième Reich. Les agricultures étaient ravagées, les économies en ruine, les infrastructures détruites. La main d'oeuvre agricole manquait cruellement. En France, plus de 100 000 agriculteurs avaient abandonné la terre entre 1939 et 1945, soit que leur ferme eût été dévastée, soit que l'occupant les eût ruinés financièrement. Pendant la guerre, 400 000 agriculteurs français avaient été faits prisonniers, 50 000 tués.

Marqués par la souffrance de la sous-alimentation durant les années sombres du nazisme, les européens allaient rejeter l'idéologie malthusienne de la loi de la nécessité. La construction d'organisations internationales contre la faim s'inscrit dans cet état d'esprit d'après-guerre. Les peuples qui avaient enduré la famine n'acceptaient plus la doxa de la fatalité.

 

Les ennemis du droit à l'alimentation :

Les croisés du néolibéralisme : Aujourd'hui, on est bien loin de cet élan d'après-guerre. Pour les Etats-Unis et leurs organisations mercenaires (OMC, FMI, Banque mondiale), le droit à l'alimentation est une aberration. Derrière, se profilent bien sûr les gigantesques sociétés transcontinentales privées. Ces sociétés réalisent des profits astronomiques et exercent un monopole de fait sur l'ensemble de la chaîne alimentaire, de la production à la distribution au détail en passant par la transformation et la commercialisation des produits. Dix sociétés seulement (parmi lesquelles Aventis, Monsanto, Pioneer et Syngenta) contrôlent un tiers du marché des semences et 80 % du marché des pesticides. Six entreprises contrôlent 77% du marché des engrais : Bayer, Syngenta, BASF, Cargill, DuPont, Monsanto.

Doan Bui constate au sujet de ces mêmes seigneurs oligarques : «Des semences aux engrais, du stockage à la transformation jusqu'à la distribution finale, elles font la loi pour des millions de paysans de notre planète, qu'ils soient agriculteurs dans la Beauce ou petits fermiers dans le Punjab. Ces entreprises contrôlent la nourriture du monde» (Les Affameurs. Voyage au cœur de la planète faim, Paris, Editions Privé, 2009). Des pieuvres de l'agro-industrie, João Pedro Stedilé dit : «Leur but n'est pas de produire des aliments, mais des marchandises pour gagner de l'argent».

L'influence de ces sociétés sur les stratégies des organisations internationales est souvent décisives. Elles agissent en adversaires déterminés du droit à l'alimentation. Leur argumentation, relayée par les Etats-Unis et les organisations interétatiques, est la suivante : la faim est due à une productivité agricole insuffisante. Pour lutter contre la faim, il faut accroître la productivité par une intense industrialisation. Le corollaire sera l'élimination de la myriade de fermes réputées «improductives» de l'agriculture familiale et vivrière. Deuxièmement, la libéralisation aussi complète que possible du marché agricole mondial. Telle une pluie d'or, le marché enfin libéré déversera ses bienfaits sur l'humanité. Tel est le credo.

Les cavaliers de l'Apocalypse : La banque mondiale est actuellement dirigée par Robert Zoellnick, le FMI par Christine Lagarde et l'OMC par Pascal Lamy. Ces trois technocrates de très haut vol, réalistes dépourvus d'états d'âme, disposent de pouvoir exceptionnels sur les économies des pays les plus fragiles de la planète. Ils ont en commun la foi libérale chevillée au corps.

Le FMI et l'OMC ont été de tout temps les ennemis les plus déterminés des droits économiques, sociaux et culturels, et notamment du droit à l'alimentation. Leurs dirigeants et leurs fonctionnaires tiennent en horreur toute intervention normative dans le libre jeu du marché. Ils présupposent un combat de boxe qui réunirait Mike Tyson, le champion du monde en titre des poids lourds, et un chômeur bengali sous-alimenté. Les ayatollahs du dogme néolibéral disent que justice est assurée puisque les gants de boxe des deux protagonistes sont de même facture, le temps du combat égal pour eux, l'espace de l'affrontement unique, et les règles du jeu constantes. Alors, que le meilleur gagne! L'arbitre impartial, c'est le marché.

L'absurdité du dogme néolibéral saute aux yeux. Depuis plus de deux décennies, les privatisations, la libéralisation des mouvements de marchandises, de services, de capitaux et de brevets ont progressé de façon stupéfiante. Une étude d'Oxfam devenue célèbre a démontré que partout où le FMI a appliqué, au cours de la décennie 1990-2000, un plan d'ajustement structurel, de nouveaux millions d'êtres humains ont été précipités dans l'abîme de la faim. Là où sévit le FMI, les champs de manioc, de riz, de mil se rétrécissent. L'agriculture vivrière meurt.

A l'égard des pays les plus pauvres, le FMI joue partout du chantage à la dette : il accorde aux pays surendettés un moratoire temporaire sur leur dette, à condition que le pays surendetté se soumette au plan dit d'ajustement structurel : réduction dans les budgets des pays concernés, des dépenses de santé et de scolarité, suppression des subventions aux aliments de base et de l'aide aux familles nécessiteuses...

La deuxième tâche du FMI est d'ouvrir les marchés des pays du sud aux multinationales de l'alimentation. C'est pourquoi, dans l'hémisphère sud, le libre-échange porte le masque hideux de la famine et de la mort. Haïti est aujourd'hui le pays le plus misérable d'Amérique latine et le troisième pays le plus pauvre du monde. Le riz y constitue la nourriture de base. Or, au début des années 80, Haïti était autosuffisant en riz ; un tarif douanier de 30% frappait le riz importé. Mais au cours des années 80, Haïti a subi deux plans d'ajustement structurel. Sous le diktat du FMI, le tarif douanier protecteur fut ramené de 30 à 3 %. Entre 1985 et 2004, les importations de riz étranger à Haïti, essentiellement nord-américain et fortement subventionné par le gouvernement, sont passées de 15 000 à 350 000 tonnes par an. En même temps, la production rizière locale s'est effondrée, passant de 124 000 à 73 000 tonnes. La destruction de la riziculture a provoqué un exode rural massif, et le surpeuplement de Port-au-Prince et autres grandes villes du pays a entraîné la désintégration des services publics. Haïti est devenu un Etat mendiant, subissant la loi de l'étranger. Lorsqu'en 2008 les prix mondiaux du riz ont triplé, le gouvernement n'a pu importer suffisamment de nourriture et la faim s'est mise à rôder du côté de Cité-Soleil, ce gigantesque bidonville au pied de la colline de Port-au-Prince.

Même chose en Zambie, ou ailleurs, ou ici au Ghana : en 1970, 800 000 producteurs locaux fournissaient la totalité du riz consommé au Ghana. En 1980, le FMI a imposé une sévère baisse du tarif douanier et exigea que l'Etat supprimât toutes les subsides versés aux paysans pour faciliter l'achat de pesticides, d'engrais minéraux et de semences. Aujourd'hui, le Ghana importe plus de 70% du riz consommé dans le pays. L'Afrique entière a dépensé, en 2010, 24 milliards de dollars pour financer sa nourriture importée et la spéculation financière faisant exploser les prix mondiaux des aliments de base, l'Afrique ne pourra, en cette année 2011, importer une quantité suffisante de nourriture. Partout, la violence et l'arbitraire du marché libre de toute contrainte normative, tue.

Quand le libre-échange tue : A Hong-Kong, en décembre 2005, lors d'une conférence ministérielle visant à relancer le cycle des négociations entamé à Doha en 2001, l'OMC s'attaqua à la gratuité de l'aide alimentaire. Selon l'OMC, cette pratique pervertissait le marché. En bref, le PAM de devait distribuer désormais que des aliments achetés sur le marché. La réaction du PAM fut vigoureuse. A Hong-Kong, les pays de l'hémisphère sud se dressèrent contre les puissances dominantes de l'OMC. La proposition de taxation de l'aide financière fut balayée. Cette fois-ci, Pascal Lamy et les siens furent battus.

Pascal Lamy est le Savonarole du libre-échange. Aucun états d'âme. Cet homme est un homme de pouvoir dont seuls les rapports de force l'intéressent. Il a façonné l'OMC dès ses premiers pas, dans un inlassable combat contre toute forme de contrôle normatif ou social des marchés. Lamy ne laisse rien passer. Il est constamment en éveil, traquant sans pitié les déviants du dogme libre-échangiste. Ses informateurs sont partout. J'en ai fait moi-même l'expérience, en participant en septembre 2009 dans le Dauphiné, au Festival de la Vie, qui réunit tous les ans les mouvements sociaux, les syndicats, les communautés religieuses de la région. Y prenant la parole, j'y ai critiqué, pourtant de façon mesurée, la stratégie de l'OMC en matière de commerce alimentaire. Il devait y avoir dans l'assistance un homme de Pascal Lamy... A peine quelques jours plus tard, je reçus une lettre outrée du même Pascal Lamy ; lettre disons de «recadrage».

Pascal Lamy est membre du parti socialiste français!

 

La ruine du PAM et l'impuissance de la FAO :

L'effroi d'un milliardaire : la FAO et le Programme alimentaire mondial (PAM) sont aujourd'hui deux institutions menacées de ruine. La PAM, qui jouit d'une grande indépendance au sein de l'ONU, se consacre à l'aide alimentaire d'urgence. Contrairement à une époque où les Etats-Unis déversaient leurs énorme surplus alimentaires au PAM, ceux-ci fondent aujourd'hui à grande vitesse. Depuis 2005, les contributions en nature fournies par le gouvernement de Washington au PAM ont chuté d'environ 80%.

Le PAM a assuré jusqu'en 2009 les repas scolaires de 22 millions d'enfants vivant dans les pays les plus pauvres. Il a aussi été pionnier d'une méthode d'intervention par laquelle les victimes en état de travailler sont engagés par la PAM pour divers travaux d'intérêts publics, en échange de quoi, les pères ou mères de familles sont payés en nature. J'ai vu à l'oeuvre ces chantiers «nourriture contre travail» en Géorgie, ou encore au Tigray dans le nord de l'Ethiopie, au Guatemala et dans les plaines de Mongolie. J'ai été impressionné par l'ardeur avec laquelle des familles entières s'engageaient dans ce programme, source à la fois de nourriture et de dignité pour les personnes. Mon admiration pour le PAM s'enracine dans les si nombreuses rencontres que j'ai pu faire en son sein et au cours de ses actions.

Parmi ces rencontres étonnantes au PAM, celle avec Jim Morris. Un américain atypique, tel que nous les aimons. Milliardaire, ami de Georges W.Bush, il possède des entreprises prospères à Indianapolis. Il a été un contributeur financier considérable à la campagne présidentielle de Bush. La Maison Blanche se devait bien de lui trouver un point de chute. Il voulait voyager, ce fut la direction du PAM. Il ignorait tout de la faim dans le monde et de la lutte menée par le PAM. A peine nommé, il fit le tour du monde, visita chacun des 80 pays où le PAM était actif, visita des dizaines de chantiers «Nourriture contre travail», des écoles, des cuisines de repas scolaires, des centres nutritionnels d'urgence. Il vit les enfants à l'agonie, les mères désespérées, les pères au regard vide. Il fut saisi d'effroi. Morris est un chrétien de confession épiscopalienne. Au milieu de certains de ses récits, j'ai aperçu des larmes dans ses yeux. Une relation amicale s'est installée entre nous, avec des conséquences politiques plutôt cocasses. Morris, mobilisant toute son énergie et son habileté diplomatique, se rallia à la cause du droit à l'alimentation, non sans que cela ne suscite des grincements de dents du côté de l'ambassadeur américain au Conseil de sécurité. A bout de force, épuisé, Jim Morris quitte Rome et son poste au printemps 2007.

La grande victoire des prédateurs : Durant toutes mes années de rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation, mes plus beaux moments, les plus intenses et les plus émouvants, je les ai vécus dans les cantines et les cuisines scolaires d'Ethiopie, du Bangladesh, de Mongolie... Là, je me sentais fier d'être un homme. La nourriture des repas du PAM variait selon les pays. Le repas était préparé avec les produits locaux. Un repas quotidien dispensé à la cantine scolaire pouvait inciter les parents à envoyer leurs enfants à l'école et à les y maintenir. 50 dollars suffisaient pour nourrir un enfant à l'école pendant une année. Grâce à ce dispositif, des familles entières recevaient des vivres quand leurs enfants allaient à l'école. Dans la mesure du possible, pour que cela profite aux petits exploitants agricoles, les aliments étaient achetés sur place.

Avant 2009, le PAM fournissait donc des repas scolaires à 22 millions d'enfants en moyenne, dans 70 pays, avant le coup d'arrêt...

Le 22 octobre 2008, en pleine tempête financière, sur le perron de l'Elysée, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy annonçaient que 1700 milliards de dollars allaient être libérés pour remobiliser le crédit interbancaire et pour augmenter le plancher d'autofinancement des banques de 3 à 5%.

La folie spéculatrice des prédateurs du capital financier globalisé a coûté, au total, en 2008-2009, 8900 milliards de dollars aux Etats industriels occidentaux. Ils ont versé des milliers de milliards de dollars pour renflouer leurs banquiers délinquants. Mais les ressources de ces Etats n'étant pas illimitées, leurs versements au titre de la coopération au développement et de l'aide humanitaire aux pays les plus pauvres ont dramatiquement chuté. Une ONG suisse a calculé que le versement aux banques de 8900 milliards de dollars correspond à soixante-quinze ans d'aide publique au développement... Le budget ordinaire du PAM, d'environ 6 milliards de dollars en 2008, chuta l'année suivante de moitié ! Pays par pays, le PAM a désormais suspendu la plupart de ses repas scolaires. Les conséquences en furent dramatiques. Pour 2011, le PAM s'attend à un effondrement encore plus marqué des subsides versés par les Etats donateurs, et donc à un nombre encore plus grand de personnes condamnées à mourir de faim.

Les vrais responsables sont les spéculateurs-gestionnaires des Hedge Funds. Ces prédateurs devraient être traduits devant un tribunal pour crimes contre l'humanité. Depuis 2009, ils ont repris leurs activités comme si de rien était. A titre d'exemple, Brady Dougan, président du directoire du Crédit Suisse a touché en 2010 à titre de bonus personnel la modeste somme de 65 millions d'euros.

La défaite de Diouf : 191 Etats sont membres de la FAO. Largement effacée par le FMI, l'OMC et la banque mondiale quant à la politique agricole mondiale, elle est par ailleurs combattue par les multinationales, situées au cœur du marché mondial agroalimentaire. Résultat, les gouvernements restreignent toujours plus son budget. Depuis quelques années, elle est l'objet d'attaques virulentes, notamment relatives à son gigantisme bureaucratique.

Si certaines de ces critiques sont recevables, la FAO doit pourtant être défendue envers et contre tout, surtout contre les pieuvres du négoce agroalimentaire et leurs complices gouvernementaux. Le budget annuel de la FAO (349 millions de dollars) est mille fois inférieur à celui des subsides dispensés à leurs agricultures par les pays de l'OCDE.

Jusqu'à cette année 2011 et depuis 2000, Jacques Diouf, socialiste sénégalais et nutritionniste, en a été le directeur général. Sa façon directe voir brutale de s'adresser aux chefs d'Etats, ses nombreuses interventions médiatiques pour alerter l'opinion, agacent profondément nombre de dirigeants politiques occidentaux, cherchant tous les prétextes pour tenter de le discréditer.

En Juillet 2008, suite à la flambée des prix des aliments de base et aux émeutes de la faim, Diouf était déterminé à lancer une campagne internationale massive visant à paralyser l'action des spéculateurs. Il convoqua tous les responsables d'organismes internationaux liés à la lutte contre la faim, au cours d'une réunion à Madrid. Il nous secoua comme un ouragan. Associant toute une série de mesures précises à l'encontre des spéculateurs, son projet de résolution provoqua des discussions intenses. Diouf tint bon et l'accord fut trouvé. En septembre, devant l'Assemblée générale de l'ONU, soutenue par le Brésil et la France, l'Espagne présenta sa résolution.

Mais elle fut balayée par une coalition conduite par le représentant des Etats-Unis et un certain nombre d'ambassadeurs téléguidés par des multinationales de l'alimentation.

 (à suivre)