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13/01/2014

Synthèse du livre d'André Gorz [2]

Epilogue :



 

Epilogue : Vingt-cinq ans auront été perdus avant que ne soit prise au sérieux, en France, la perspective d'une contraction de plus en plus rapide du volume de «travail» nécessaire, et donc la réduction possible et désirable du temps de travail fourni par chacun. Pendant vingt-cinq ans, les sociétés occidentales seront entrées dans l'avenir à reculons. Les sociétés issues du fordisme se sont défaites au profit de non-sociétés dont la mince couche dominante accapare la quasi-totalité des surcroîts de richesse devenus disponibles, cependant que l'absence de projet et de repères politiques aboutit à la dissolution de tous les liens, à la haine de tout, y compris de la vie, y compris de soi.

 

Ce qui se met en place est une utopie au sens étymologique du terme : une sorte de déréalité réelle qui se surajoute aux décombres d'un monde défunt, tisse un monde second, dit «virtuel», sans temps, ni lieu, ni épaisseur, ni résistance. L'informatisation généralisée n'abolit pas seulement le travail, elle abolit le monde sensible et avec, la capacité de juger du vrai et du faux ; des technogreffes envahissent le corps lui-même. La sensibilité du vivant est recouverte par le délire auto-programmable du cyborg rejetant comme obsolète la corporéité naturelle qui l'empêche de «sentir de façon cosmique». En cela, la technoscience abolit et disqualifie «l'humanité de l'humanité».

 

Que signifie dans ces conditions «s'approprier» la techno-science ? Qui peut se l'approprier? Quel sujet? La question devient fondamentale. La technoscience acquiert en effet la puissance d'abolir la frontière entre la technique et le vivant, entre le langage machine et le langage propre des sujets vivants. L'ingénierie du vivant, l'ingénierie psychique donnent naissance au règne d'un sujet trans- et supra-humain.

 

L'accession à la puissance cosmique d'un surhomme affranchi de ses faiblesses et de sa finitude, s'interprète plus véridiquement comme une victoire totale du capital qui, en devenant immatériel, parvient à exproprier les hommes de leur corps, de leur monde pour prendre totalement possession de leur vie. De même que la frontière entre la technique et le vivant, la différence s'efface entre l'homme et le capital : l'homme est réduit à une force productive. En poursuivant l'abolition du travail, le capital poursuit celle de l'homme lui-même pour le subsumer, l'absorber en soi, en faire son sujet. François George montrait que le capital fonctionne ontologiquement comme ens causa sui, c'est à dire comme Dieu.

 

L'évidence du front du conflit apparaît : il est partout où est en jeu le droit des personnes sur elles-mêmes, sur leur vie, sur leur capacité à se comprendre comme des sujets, à résister à tout ce qui et à tous ceux qui les dépossèdent de leur sens, de leur corps, de leur culture commune, d'un lieu où ils puissent se sentir «chez soi» et où l'agir et le penser, l'imagination et l'action puissent s'épanouir de concert.

  

 

Serge Lellouche – Fraternité des chrétiens indignés

 

Commentaires

QUE FAIRE

> Cette synthèse de l’ouvrage d’André Gorz appelle deux citations :

« L'homme n'est pas fait pour travailler, la preuve c'est que cela le fatigue »
(Voltaire)

« Tu n’étais pas un prolétaire,
Libre artisan des métiers d’autrefois. »
(Maxime Brienne, dans La Royale)

Mais que faire ? Dans nos pays, il nous faut nous nourrir, vêtir, loger voire chauffer, ce qui exige un minimum de bien matériel qui ne se font pas tous seuls mais exigent un certain nombre d’action qu’on a prix l’habitude de nommer travail..
Gorz soulève deux questions, liées entre elles.

Sans capital ? Propriété personnelle, communautaire, coopérative ou monastique, du capital, il y a longtemps qu’il y en a : moulins à vent ou à eau, pour moudre, scier ou faire du papier, martinets de forge et taillanderie (invention cistercienne), fours de poterie étaient déjà des installation fort coûteuses en temps de réalisation. Même la terre, défrichée et amendée depuis des générations n’est pas complètement un simple don de la Création.

La fragmentation du travail ? elle est liée à l’accroissement des savoirs scientifiques et des savoirs-faire technique.

Peut-on surmonter ces difficultés ? l'appropriation collective des nouvelles technologies donnée en exemple ne la supprime pas. Il serait bien étonnant qu’on y parvienne. Si on regarde bien, l’essentiel du monde industriel sert à produire des outils de relation et de transport, matériels complexes hors de portée de l’artisanat. Même le meilleur « bidouilleur » de matériel informatique doit acheter ou au moins récupérer des semiconducteurs élaborés dans de qu’il y a de plus lourd et pointu en matière de conception -application de la mécanique quantique- et d’outils de production, donc de capital. Mise à part pour monter un poste à galène, il n’a aucune chance de réaliser des composants par des moyens artisanaux. Maxime Brienne, déjà, se trompait d’époque dans les années folles, ne faisons pas comme lui.

Et il y a au moins deux bonnes raisons qui font que nous ne renoncerons pas complètement à ce type de biens.

1) La sécurité alimentaire : la génération de mes grands-parents a été bercée par les récits de disette entendu de ses ascendants et l’écho m’en est encore parvenu. Même quand les terroirs n’étaient pas spécialisés, la disponibilité de nourriture variait énormément d’une année à l’autre au gré des intempéries, dont aucun climatologue ne prétend qu’elles se réduisent. La fin des disettes, c’est simple : c’est le transport de masse.
2) L’éclatement géographique des familles du aux migrations internes à nos pays ou l’expatriation intercontinentale. Or, la situation de l’Italien partant sans esprit de retour ou de l’Irlandais déporté contre son gré dans un « bateau cercueil » l’un et l’autre sans espoir de contact avec leur pays n’est souhaitée par personne. Celui qui migre voudra revoir les siens. Cela exige train et avions. C’est complexe à produire et consommateur d’énergie à utiliser : TGV : 0,4 kg d’équivalent pétrole par passager sur quelques centaines de km ; avion : 3 à 5 kg d’équivalent pétrole par passager sur quelques milliers de km. . Et en attendant de les voir, il leur téléphone. « Le téléphone, c’est convivial, il n’y a pas besoin d’intermédiaire » pensait Illich. Ah bon ? et la fabrication des téléphones ? et les centraux ? et les câbles sous-marins ? Et de nos jours, même les SdF en ont : allez à l’ouverture d’un point d’accueil : c’est la ruée sur les prises pour recharger. J’en connais un qui a trois portables !

Que faire alors? Revenons sur la « production allégé », la « lean production » des cousins Kiichiro et Eiji Toyoda. Au Japon, elle s’est établie dans une relation quasi féodale entre les chefs de files de l’industrie et leurs fournisseurs, d’où les inconvénients signalés par Gorz.. Chez nous, sa mise en œuvre s’est accompagnée d’une spectaculaire amélioration des conditions de travail : propreté, ordre, silence, hygiène, sécurité, la pratique « d’intégration des fournisseurs » aux normes du donneur d’ordres obligeant les fournisseurs à évoluer dans le même sens. L’ouverture mondiale de nos économies à partir des années 1990 a évidemment fortement dégradé le tableau par le dumping social et salarial qu’elle créait. Dans un contexte de sobriété et de démondialisation ce type d’organisation peut permettre à un grand nombre d’entreprise artisanales, voire d’auto-entrepreneurs de se réapproprier leur travail.
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Écrit par : Pierre Huet / | 14/01/2014

Cher Pierre Huet,

> si j'ai bien compris, Gorz ne dénigre pas le travail, en tant qu'oeuvre créatrice, mais bien sa négation avec l'industrialisation, la standardisation, la dés-appropriation du fruit du labeur du salarié,etc.
A vous lire, on croit entendre Thatcher: "There is no choice". Quand il y en a plein.
A commencer par, non pas ignorer la technologie, mais la réorienter dans le sens qui sert l'homme. Par exemple en optimisant la culture bio avec des logiciels qui permettent de calculer en temps réel la quantité d'eau exacte à mettre, de manière optimale pour ne rien en perdre, éroder le sol,..., sur une parcelle cultivée.
Pour ce qui est de la production industrielle, en cherchant à fabriquer des objets les plus durables possibles, conçus pour être réparables voire modulables plutôt que jetables. Pourquoi ne pas mettre la recherche au service de l'art de la récup'? Pourquoi ne pas davantage utiliser nos déchets?
Pour ce qui est de la médecine: pourquoi mettre tous nos efforts dans le traitement de maladies (je pense aux cancers) dont nous ne voulons pas connaître les facteurs déclencheurs, en n'attribuant pas de financement à la recherche préventive?
De fait derrière vos no-choice il y a des décisions cachées aux citoyens, des choix faits sans le consentement des peuples, qui tendent tous vers l'accumulation d'un maximum de richesses, la concentration de la finance et du pouvoir entre quelques mains invisibles mais bien réelles.
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Écrit par : Anne Josnin / | 14/01/2014

@ Pierre Huet,

> On peut pas avoir le beurre artisanal et local avec l'argent du beurre industriel et mondial. C'est pas possible.
André Gorz le dit lui-même : ne regardons pas cette nouvelle société dont il esquisse les grands traits, avec les lunettes qui servaient à voir l'ancienne.
Et il ajoute... si quand bien même 95 % de la population affirmaient que la terre est plate, faudrait-il lui dire qu'elle a raison pour ne pas la vexer?
D'abord une chose, à propos de votre citation de Voltaire. Vous l'avez bien compris, au delà de la société salariale, André Gorz ne prône en RIEN une société d'oisiveté! Il prône une déconnexion radicale du travail et du capital, donc la réappropriation personnelle du travail à des fins coopératives ou mutualistes, et non plus à des fins marchandes ou productivistes. C'est tout autre chose. Soyons clairs là-dessus!
Ceci conduit au deuxième point que vous soulevez : le travail changeant de ce fait par nature, la nature des biens matériels produits et la définition de leur nécessité humaine et sociale changent tout aussi radicalement.
Un travail réorienté à des fins de partage et d'échange coopératif ne cherchera pas plus à produire des smartphones, des écrans plasma, des poupées barbies, des barquettes de lasagnes surgelées, des paires de basket avec semelles fluorescentes, des sacs à dos en forme de tortues ninjas ou des préservatifs parfumés à la framboise qu'à extraire de l'uranium ou du gaz de schiste dans le sous-sol terrestre. Soit on sort de la société de consommation, soit on n'en sort pas ; il faut savoir ce que l'on veut. Faudra-t-il regretter cette hémorragie productive de biens matériels aussi inutiles, abrutissant que destructeurs?
Là, dans le cadre d'une société de production coopérative et mutualiste, on n'est plus dans le même monde.
La production se concentre non exclusivement mais en premier lieu sur des besoins élémentaires (généralisation de l'agroécologie, des ceintures maraîchères, des jardins partagés, etc...) et ceci n'exclut nullement la préservation de compétences techniques.
Mais là encore, ne regardons plus la technique avec les lunettes de l'ancien monde productiviste. La nature de la technique change dès lors que change celle des besoins, du travail et de la production. On sort de la méga-machinerie techno-scientiste ou on n'en sort pas. Il faut savoir. Si on veut pas en sortir, alors arrêtons de nous plaindre de la marchandisation-chosification de l'humain et du vivant. Si on en sort, alors on tourne la page des centrales nucléaires, de l'ingénierie bio et nano-technologique etc... et on rentre dans une technique inhérente à une société de sobriété et de production relocalisée. Les compétences techniques ne disparaissent pas; elles sont ENTIERMENT réorientées.
Prenons l'exemple de l'agroécologie ; elle n'est pas une rêverie bucolique d'un retour à la campagne
d'antan, elle est constituée d'une multitude de techniques hyper-innovantes, mais marquées du sceau du bon sens et de l'intelligence du vivant. Mais là encore, il faut savoir ce que l'on veut. On peut pas déplorer les effets humains et environnementaux désastreux d'une société high-tech tout en voulant préserver ce que l'on nous présente comme ses merveilles dont on ne pourrait évidemment plus se passer, nous dit-on.
Mais sur la technique, il faudrait une synthèse d'un bouquin de Jacques Ellul...
La fin des disettes, c'est le transport de masse, dites-vous. Non seulement ce lien de cause à effet me semble plus que contestable, mais je vous rappelle quand même que la disette a d'autant moins disparu qu'en 2014 plus d'un milliards d'être humains sont gravement sous-alimentés et que le chiffre ne cesse d'augmenter! Croyez-vous sérieusement que la sécurité alimentaire d'Haïti ou de la Gambie sera assurée si on y développe des lignes TGV ou des lignes d'avions-fret?
Comment peut-on à la fois conspuer les effets de la mondialisation, tout en vantant les mérites d'un des principaux ressorts techniques qui la caractérise, «le transport de masse»?
L'accès ou le non-accès aux denrées alimentaires de base, me semble d'abord et avant tout lié à un certain type de rapports sociaux-économiques et à des choix politiques en conséquence.
Le sort alimentaire de petits paysans qu'on expulse de leurs champs pour y produire des agrocarburants, de populations entières subissant une hausse brutale du cours du maïs dictée depuis la bourse de Chicago ou une décision de l'OMC de détruire des stocks alimentaires afin de ne pas fausser le système des prix du marché, n'est pas déterminé par l'existence ou non de transports de masse.
Sans même parler des pays les plus pauvres. En France comme ailleurs, «les transports de masse» auront engendrées une hyper-spécialisation géographique des cultures et de l'élevage agricole. C'est non seulement une catastrophe culturelle, mais à terme, avec l'augmentation inéluctable du coûts des transports ajoutée à leur insoutenabilité écologique, une catastrophe alimentaire qui se profile.
Dernière chose, au nom des «transports de masse qui vont nous sauver de la disette», le projet d'aéroport à Notre-Dames des Landes, c'est 2000 nouveaux hectares de terres agricoles fertiles supprimées. Et la ligne Lyon-Turin? Que choisit-on?
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Écrit par : Serge Lellouche / | 15/01/2014

LAVERUNE MONTRE L'EXEMPLE

> le village de Lavérune supprime les panneaux de pub sur tout le territoire de la commune

http://www.lepoint.fr/culture/publicite-quand-les-villages-font-de-la-resistance-15-01-2014-1780554_3.php


bravo monsieur le maire.

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Écrit par : E Levavasseur / | 15/01/2014

@ Anne avec qui je suis d’accord

> Nous sommes d'accord, mais vous ne le voyez pas. Dans votre exemple: "optimiser la culture bio avec des logiciels" vous dites bien la même chose que moi: car votre logiciel, sur quoi le faites-vous tourner ? Pas sur un boulier, ni même sur une machine à calculer mécanique des années 1960, mais sur un ordinateur. Et ça, je vous défie de trouver le moyen d’en fabriquer artisanalement.

Certes, Charles Babbage (1791-1871), aidé par la mathématicienne Ada Lovelace, fille du poète Byron, puis son fils parvinrent à construire deux « machine à différence » puis une « machine analytique » programmables, employant des techniques d’horlogerie, mais très limitée par rapport au moindre « PC ou Mac» actuel malgré leurs milliers de pièces, des tonnes de poids et leur encombrement.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Babbage

Bien sur, il faut contester l’accélération des performances, qui devrait bientôt se calmer d’elle-même pour des raisons liées à la structure de la matière et qui rend obsolètes les appareils. En 2011, je n’ai pu donner un ordinateur de 1998 en bon état, à aucune association : performances insuffisantes ! Il faut aussi contester la frénésie de gadget : tablette, consoles etc

@ Serge qui m’a mal compris

Sur la fin des disettes dans nos campagnes (et non l’Afrique actuelle…) je parlais du chemin de fer, pas de Notre-Dame-des-Landes, ni du bronze-stroumpf à Phu-Ket . Vous avez raison de dénoncer la ruine de la diversité des cultures, à tous les sens du mot, de nos campagnes, mais celle-ci s’est produite non sous le Second Empire, âge ferroviaire, mais trois générations plus tard dans les années 1950/60. Auparavant, mes ancêtres paysans ne profitaient guère de ladite diversité, le Jura, ou n’était pas plus bête qu’ailleurs, ignorait le roquefort, le calvados et la polyphonie corse


Plus sérieusement et plus généralement, on a le droit de réfléchir sur tout, à la seule condition d’envisager TOUTES les conséquences des évolutions qu’on étudie, de ne pas se les cacher ni les cacher aux autres.
A lire la synthèse présentée, il semble bien que Gorz préconise une organisation artisanale du travail en éliminant les moyens de production lourds exigeant un capital quel que soit sa forme et sa propriété, ce qui est bien davantage qu’une réorientation de technologies innovantes mais, de fait, leur suppression. En gros, cela revient à éliminer les machines thermiques, l’électrotechnique et l’électronique, l’industrie chimique. Pourquoi pas ? mais il faut savoir qu’on arrête ainsi pas seulement des gadgets que vous énumérez.

- Dans le domaine des communications: radio, télévision, téléphone fixe ou mobile, informatique, lourde ou micro, internet, messagerie, réseau, et « in fine », le présent blog.
- Dans le domaine des transports toute traction autre qu’animale et, corrélativement, les transports en commun et le ravitaillement des mégalopoles de plus d’un million et demi d’habitants, maximum JAMAIS dépassé par les villes d’avant 1800, villes qui incluaient un certain nombre de jardins intra-muros en plus de leur ceinture verte de potagers extra muros. Comment les dégonfler ? C’est une mauvaise chose qu’elles existent mais maintenant, il faut faire avec.
- A la maison, nous passerons-nous complètement d’électricité ? Interdirons-nous aux villages du sahel de conserver vaccins et aliments dans des réfrigérateurs alimentés par des panneaux solaires parce que la fabrication de ces matériels ne peut être qu’industrielle ?

***

Une autre remarque sur la synthèse de l’ouvrage « La déstandardisation, la démassification et la débureaucratisation postfordiste, » ne sont pas automatiquement liées à l’affaissement du politique devant le marché : pour preuve, elle s’est développée au Japon à partir des années 1970 deux décennies avant la grande dérèglementation des années 1990.

Enfin, une réflexion de retraité et de père de famille sur le travail. Oui, on va au champ, au bureau ou à l’usine d’abord pour gagner sa vie. Pour avoir déroulé mon activité chez un équipementier automobile dont l’organisation est ouvertement toyotiste, même si on ne le disait qu’à l’intérieur, toutes les personnes que j’ai rencontrées, ne fréquentant que peu le « top management », ne voient pas leur « réalisation » dans leur travail, mais dans l’ensemble de leur vie, et souvent dans leur famille. Le boulot n’est pas toujours facile, il y a de la pression, ce qui n’exclue pas qu’il y ait davantage de bons rapports entre les gens que de mauvais.
Des pressions et des inquiétudes, cela fait partie de l’existence, hélas. Rentrer les foins avant la pluie, c’est de la pression. Un été orageux dans une région de vignes, c’est de l’inquiétude. Les relations entre les hommes sont toujours difficiles, capitalisme ou pas. Les frictions entre les personnes, les conflits d’autorité, il y en a aussi dans les activités les plus désintéressées, regardez la vie de nos paroisses, associations et monastères même. Et si voulez un bel exemple de « clash » lisez Ac 15, 36-40.
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Écrit par : Pierre Huet / | 16/01/2014

@ Cher Pierre,

> Vous avez cinq grosses minutes? D'abord merci pour cette discussion stimulante.
La dernière partie de votre commentaire me fait quand même un tantinet penser au coup du «ah ! ces gentils baba-cool qui planent à quinze mille, loin des réalités»...

Personne n'a jamais dit (ni Gorz ni quiconque d'autre) que dans le cadre d'un travail alternatif de nature coopérative, les conflits de personne, les coups de blues, les difficultés inhérentes à tout type de travail, disparaissent comme par magie en même temps que le péché humain, dans une soudaine harmonie universelle restaurée en un simple battement de cil.
Ne glissez pas vers un sous-entendu (bien connu) qui tendrait, pour mieux le discréditer, à identifier ce modèle alternatif de travail, à «un doux rêve sympathique, mais irréaliste, de paradis terrestre indolore». Il ne s'agit pas de cela, je pense que vous le savez bien.

Cette société alternative ne se décrète pas. Elle commence par un combat en chacun, ici et maintenant, sous le signe de grâce. On parle d'un chemin à prendre, semé d'embûches et plein de promesses, pas d'un retour idyllique dans un jardin d'Eden fantasmé.
En l'occurrence, les multiples expériences vécues, souvent prophétiques, d'alternatives radicales dans le travail, dans les modes d'échanges économiques, de biens partagés etc.. ont non seulement démontré partout dans le monde et depuis longtemps (cf par exemple le livre «milles révolutions invisibles» de je ne sais plus qui) à la fois leur consistance, leur efficacité, leur viabilité, et leur capacité à restaurer du lien humain et social concret, et à rétablir une forme de dignité dans le travail et dans la relation.
Aujourd'hui, certaines communautés (comme ici dans le Sud de la France), expérimentent par exemple la vie collective sans argent, fondée sur une économie du don. Sympathique utopie sans lendemain ou graine de sénevé? Je vous conseille d'y jeter un oeil...
http://rue89.nouvelobs.com/2013/12/18/vivre-sans-argent-france-si-difficile-ca-248258

La question est donc de savoir qui est-ce qui rêve, qui est dans l'illusion, et quelles sont les mouvements et pensées qui nous ramènent au réel?
Or, comme vous le savez, le principe même de l'idéologie consiste en des retournements de langage. Interrogeons-nous par exemple sur les notions de «réalisme» et de «pragmatisme» telles qu'elles ont été enfermées idéologiquement et telles qu'elles nous ont été vendues, précisément par ceux qui défendent un modèle dont l'expérience montre qu'il est totalement déconnecté du réel humain. Gorz le dit lui-même, le modèle (du travail) productiviste est au sens propre une utopie, une irréalité.
Sortir de la société productiviste, ça n'est pas «rêver», c'est sortir d'un bien mauvais cauchemar. Les signes de Dieu en ce bas-monde sont-ils bien "réalistes" et empreints de "pragmatisme"? Ah, ce doux rêveur à la grande barbe blanche...

En effet, et à contrario, à peu près tout le monde (on trouve toujours des exceptions) constate que le travail salarié modelé par des exigences marchandes et productivistes poussent les gens à bout, dans une fuite en avant compétitive insensée, qui étouffe les talents et détruit la personne au travail, otage de la peur de perdre son emploi, donc son revenu, et, lui fait-on croire, sa dignité.

Les exemples sont innombrables. Lors de ce Week-end avec les soeurs assomptionnistes consacré à l'écologie (où j'ai eu sincèrement le grand plaisir de vous y retrouver après la messe célébrée par Gaël Giraud:), avec l'ami JWarren, on a eu la joie de discuter longuement pendant le repas du dimanche avec sœur Cécile Renouard, une femme aussi rayonnante, attachante que surprenante. Elle a, comme vous le savez, énormément travaillé sur la question de l'éthique au sein des grandes entreprises.
Elle nous faisait part d'un constat simple et massif, observé par elle de l'intérieur : au sein de ces entreprises, quelque chose est véritablement en train de craquer humainement. Elle ne compte plus toutes les personnes prises dans un dédoublement schizophrénique, devenu intenable, entre une aspiration réelle et sincère de nombre d'entre elles à servir le bien commun, et une action qu'ils sont bien obligés de déployer selon une logique d'entreprises capitalistes, dont la dynamique intrinsèque ne vise en rien le service du bien commun, mais celle de l'efficacité productive et du profit maximum. Tant qu'on aura pas compris ça...

Beaucoup de ces salariés se sont longtemps laissés illusionner par la poudre aux yeux communicationnelle de ces multinationales, leur permettant de rêver en une parfaite compatibilité entre l'un et l'autre. Ce que de plus en plus nombreux ces salariés font aujourd'hui le cruel constat, les plaçant face à des choix douloureux, c'est l'ampleur de ce mensonge durable qu'ils ont gobé. Leur désir profond se heurte à une logique capitaliste et utilitariste qui sait à merveille l'instrumentaliser à son profit.

Cécile a évoqué le cas de nombreuses personnes faisant finalement le choix, le bon moment venu, de "larguer les amarres".
Pour faire transition avec les questions que vous soulevez, liées à la technologie, nombre de ces salariés potentiellement en rupture avec ces multinationales, assumant leur Exode (autre nom de la désertion), pourraient transférer leurs compétences techniques, dans des activités soustraites à la logique capitaliste.

La encore, personne ne va décréter comme ça, en bloc, quelles sont les technologies vouées à disparaître et celles qui sont en mesure de servir le bien commun. Et là encore, personne ne dit que les choses sont simples et évidentes.
Je vous citerai ce passage du bouquin d'André Gorz (P. 172-173, dans le prolongement du chapitre sur les Systèmes d'Echanges Locaux), qui je pense éclaire cette face de notre discussion :

«Le cercle de coopération peut ainsi conduire progressivement à l'appropriation collective des nouvelles technologies – y compris selon Claus Haeffner, d'ateliers flexibles dont la commune s'équiperait en location-vente, ou que ses membres «bricoleraient» de la même manière que, dans les bidonvilles d'Afrique ou d'Amérique du Sud, on sait récupérer et «bricoler» du matériel informatique et mécanique en fonction des besoins locaux. Il n'est plus vrai qu'un abîme sépare les performances des moyens de production patentés de l'industrie de celles des outils qu'une commune peut employer pour l'autoproduction après les avoir autoproduits à un coût dérisoire comparé au prix des matériels de marque. Et pour autant qu'il subsiste, le différentiel de productivité est compensé ou surcompensé par la satisfaction plus grande que les membres d'un cercle retirent de leur mode de coopération.
La «professionnalisation social-technocratique», comme l'appelle Offe et Heinze, a discrédité et refoulé les compétences vernaculaires et disqualifié la capacité des gens à se prendre en charge, à juger par eux-mêmes, à s'entraider et à communiquer. »
Fin de citation.

Tout ceci ramène d'abord a la question qui doit être débattue et réappropriée collectivement : quels sont nos besoins réels? La production doit se centrer sur quels types de priorité? De la réponse à ces questions découle celle de nos besoins techniques, de leur nature plus ou moins complexe.
La culture est première, la technique est seconde.
Si collectivement, nous souhaitons l'avènement d'une surhumanité toute-puissante (ou plutôt continuons à nous soumettre à ceux qui la fantasme pour nous), alors il faut mettre le paquet sur la recherche en biologie de synthèse et sur les technologies nano-bio-numérique. Il faut alors massivement investir dans la chimie neuronale et dans les micro-implants. Mais pour entretenir cette supermachinerie technique, il faut une quantité d'énergie considérable, donc créer de nouvelles centrales nucléaires, se lancer à fond dans les gaz de schistes, faire la guerre au moyen-orient pour avoir notre part au contrôle des derniers puits de pétrole, et, bien entendu, réprimer sévèrement les mouvements écologistes qui font barrages à ces projets transhumains en cours. On fait pas d'omelettes...

Après, sous le regard de Dieu, si on fait un choix radicalement inverse, celui du respect de l'homme et de la vie, dans leurs fragilités, dans leurs nuances, dans leurs interactions si subtiles, dans leur dignité ; si l'on veut privilégier la relation à la compétition, le partage à l'accumulation, les temps de l'émerveillement à la logique frénétique du profit, on bascule dans un autre monde de besoins techniques. Et là, tout est ouvert, l'éventail des choix possibles est infini.

Pierre, je suis sûr que vous l'entendez déjà chanter ; elle accourt...
«Mais...c'est pas réaliste! C'est utopique!» entonne en cœur la sinistre chorale des perroquets de progrès.
Vous voyez, par exemple rien que pour elle, la technologie des boules quies me semble devoir encore longtemps demeurer une priorité nationale :)
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Écrit par : Serge Lellouche / | 16/01/2014

Cher Serge,

> Peut-être me suis-je mal exprimé et mal fait comprendre. Je vais tenter d’être plus clair, plus bref ce qui sera peut-être plus rugueux.

A - Loin de moi nier les souffrances croissantes dans bien des entreprises. Simplement il faut distinguer le type d’organisation : passage du Taylorime que Gorz appelle fordisme, sans doute en référence à Huxley d’avec les pressions financières et concurrentielles. Quand on a connu l’évolution des conditions de travail entre l’un et l’autre système, on n’est pas aussi sévère.

B - J’assume mon «réalisme» et mon «pragmatisme!
Je voudrais simplement savoir comment, sans techniques lourdes ni organisation complexe donc centralisées et hiérarchisées même sans logique capitaliste, on peut éclairer ravitailler, transporter, abreuver, blanchir et assainir les 16 millions d’habitants, ou plus on ne sais pas trop, la ville suivante, qui n’est pourtant que la 15ème agglomération du monde.

https://plus.google.com/u/0/photos/111287562342350123545/albums/5535650140086989585

Ainsi 2,7 milliards de nos semblables vivant dans les 100 villes de plus de 4 millions d’habitants et cette proportion augmente rapidement, surtout dans les pays pauvres. C’est déplorable, mais puisque nous sommes dans cette situation, il faut faire vivre tout ce monde-là le moins mal possible. L’exode, nous n’en n’avons pas le droit.
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Écrit par : Pierre Huet / | 20/01/2014

@ Serge

> Vivre sans argent? Difficile en France! L'expérience que vous citez va se terminer par des redressements. Nos administrations assimilent ce genre de choses à du "noir".

http://www.msa.fr/lfr/embauche/wwoofing

Et si l'un d'eux se blesse, ce qui n'est pas rare dans des travaux de jardinage, ce sera du pénal.
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Écrit par : Pierre Huet / | 24/01/2014

Cher Pierre,

> On serait tenté de conclure que vos inarrêtables et fatalistes séries d'objections, de fait, nous condamnent à perpèt au «there is no alternative, alors chacun peut rentrer sagement chez soi, la tête défaite et la queue entre les jambes».
L'Exode nous n'en avons pas le droit, dites vous? Alors commençons par ranger notre Bible dans nos tiroirs sous nos pilles de slibards, et mettons notre foi entre parenthèses pour trois ou quatre siècles en attendant des jours meilleurs...Qui sait?
En attendant l'embellie, bonne journée Pierre :)
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Écrit par : Serge Lellouche / | 27/01/2014

@ serge

> des slibards fabriqués où ?
hein ?
où ?
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Écrit par : E Levavasseur / | 27/01/2014

PASSAGE

> Ayant mis la dernière main à un cours pour demain, je m'accorde une petite pose. Je clique sur ce fil et n'apparaît sur mon écran en haut que ce passage :

> des slibards fabriqués où ?
hein ?
où ?
______
Écrit par : E Levavasseur / | 27/01/2014

Ça surprend !
Mais elle commence à me plaire, votre nouvelle évangélisation !
______

Écrit par : Haglund / | 27/01/2014

ETAT

> Belle discussion. Il me semble que je verrais assez les choses comme Pierre Huet (une sobriété heureuse ne supposera pas de supprimer toutes sortes de biens dont nous avons mesuré les vertus, pas seulement les agréments),
avec une différence de taille, et avec vous tous, je crois : il me semble que l'Etat a un rôle majeur à jouer, comme initiateur, régulateur, et surtout planificateur. Un Mendès France croyait fermement au plan. Et celui ci est compatible avec un total respect des libertés fondamentales.

H.


[ PP à H. - Je suis de votre sentiment là-dessus. C'était déjà l'avis du dominicain Lacordaire... Laissons la phobie de l'Etat aux amis de Pierre Gattaz. ]

réponse au commentaire

Écrit par : Haglund / | 27/01/2014

PROCHAINES DECENNIES

> Je vous rejoins totalement Haglund, et dans les mesures prioritaires,je mettrais les économies d'énergie.
En partant du constat que le plus gros budget, chez les Français moyens comme chez les personnes pauvres et en précarité, c'est celui de l'énergie, budget qui explose, il faudrait faire un plan national de rénovation des logements, dont l'ensemble des logements sociaux , et la construction d'éco-logements avec mixité sociale. En s'inspirant de ce qui se fait déjà localement chez chacun: chez nous en Nord-Pas-de-Calais François Marty avec le Chênelet par exemple (voir la vidéo ci-dessous sur le blog)
Il y a multitude d'autres initiatives locales, qui sont aussi des laboratoires de vie sociale et citoyenne passionnants, où les élus devraient aller se former, avant d'opter avec la population concernée pour les méthodes les mieux adaptées à leur territoire.
Ensuite en lançant le prix du village verger et potager, et en envoyant les personnels de nos espaces verts à Tordmorden: qu'ils sèment chez nous au sens propre,non pas sous forme de slogan tv, le goût des fruits et légumes. Et voilà le travail et la santé pour tous pour les prochaines décennies!
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Écrit par : Anne Josnin / | 27/01/2014

PARADIGME

> "Ayant mis la dernière main à un cours pour demain, je m'accorde une petite pose. Je clique sur ce fil et n'apparaît sur mon écran en haut que ce passage :

des slibards fabriqués où ?
hein ?
où ?"

Ben c'est déjà pas mal! Ca coûte cher le papier! Et d'ailleurs, y a pas de réponse toute faite.
Comment voulez-vous comparer un slibard sans racine, sans âme, programmé pour son obsolescence, issu d'un capitalisme qui produit du slibard comme il produit de la lessive, à un slibard pré-évangélique 100% bio et 100% local acquis dans le cadre d'un échange fraternel et coopératif?
Oui, entre ces deux slibards, il y a un abîme, un monde, une révolution paradigmatique, je dirais même plus un Exode. Blanc slibard n'est pas slibard blanc!
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Écrit par : Serge Lellouche / | 27/01/2014

NE PAS FAIRE L'ANGE

>Qui n'a rien et tout à voir : lisez, si ce n'est fait, 'La Fin de l'homme rouge', de Svetlana Alexievitch, pour ce qu'elle donne à connaître de la Russie, mieux que tout essai, et pour ce qu'elle montre des conséquences d'un carême de consommation sans équivalent, qui a précipité la fin d'un régime beaucoup plus efficacement que l'atteinte aux libertés, et a jeté tout un peuple dans une frénésie d'achats absurdes, et au pourrissement de ce qu'il pouvait posséder de meilleur.
Qui veut faire l'ange fait la bête, et il n'est pas bon de faire l'ange par rapport à tout acte de consommation, de production, d'échange…C'est le meilleur moyen de ne penser qu'aux biens matériels, à s'en obséder, et à en redevenir esclave tôt ou tard.
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Écrit par : Haglund / | 27/01/2014

@ Haglund

> Je ne rejette pas l'Etat, bien au contraire, c'est pourquoi je prenait l'exemple de la nécessité impérieuse de services publics dans la ville du Caire.

@ Serge Lellouche

-La queue entre les jambes et les piles de slibard? Attention à l'assemblage des locutions toutes faites!
-Inarrêtable! eh oui, Comtois rends-toi! Nenni, ma foi! :)
-L'Exode? Pas transposable: Moïse n'avait pas mission d'évangéliser les Egytiens, les Hébreux se sont mis à part. Ce n'est pas ce qu'on nous demande me semble-t-il. Du reste, par le seul fait d'employer Internet, vous n'êtes pas en situation d'Exode.
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Écrit par : Pierre Huet / | 27/01/2014

TAMIS

> Mes chastes oreilles n'en peuvent mais…
Je réponds donc à Anne Josnin et Pierre Huet : il me semble que l'Etat a entre autres l'avantage d'être le bras armé de la nation, qui peut ainsi avoir droit de regard sur les utopies mises en oeuvre en son nom et pour son bien. Je crois que ce tamis est nécessaire, pas seulement par réalisme, mais pour que de réels progrès ne soient pas confondus avec les dérives du capitalisme.
Les gens ont le droit de dire ce qui contribue à leur bonheur, et leur parole sur ce point est légitime. Une femme a le droit de préférer la machine à laver au lavoir, et de l'imposer. On cherchera alors un modèle de machine solide et économique. Seul le fonctionnement démocratique peut faire émerger cette parole.
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Écrit par : Haglund / | 28/01/2014

@ Haglund,

> Se réapproprier démocratiquement le débat, forcément pluriel, sur ce que sont les vrais besoins humains, et sur les types d'activités qui permettent de les satisfaire : c'est l'objet de ce livre d'André Gorz.
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Écrit par : Serge Lellouche / | 28/01/2014

MOTS MAGIQUES

> «Angélisme». Il y a des mots magiques comme ça, parmi tant et tant d'autres, dont on devrait décortiquer un à un les usages idéologiques qui en sont faits, toujours orientés vers le seul et même but : pervertir le langage en lui donnant un sens trompeur, afin de nous apprendre à ne plus penser, donc à ne plus agir, en nous soumettant à un «ordre naturel des choses» qui s'impose à nous et sur lequel «nous n'aurions aucune prise», «et dont de toute façon nous ne pourrions pas nous passer», d'autant moins que, nous assure-t-on, «il nous promet le bonheur, l'opulence et la prospérité».

Tout cela asséné, comme d'habitude, avec le sceau de l'évidence incontestable. On avale, on boit et on se tait. L'idéologue assène, le résigné gobe, et dans sa défaite, il devient à son tour, malgré lui, idéologue.
Les stimuli idéologiques nous dressent à la docilité. Ils ne servent d'ailleurs qu'à ça et à rien d'autre. Ils nous apprennent à intérioriser un mal, un peu de la même façon qu'on bouffe une couleuvre farcie au nutella, en nous convaincant qu'il est fondamentalement (et évidemment!) un bien, et même plus que cela, que nous aimons ce mal qu'on nous vend avec le sourire consensuel, des masques d'anges et de gentilles fées.

«Angélisme» : ici dans le domaine de la consommation (ailleurs en matière d'immigration), ça sous-entend quoi, ça veut discréditer quoi, et ça veut désamorcer quoi?

Ca veut d'abord dire «rêveur». C'est efficace : si tu n'est pas réaliste (traduction : docile), tu es un rêveur. En général, on rajoutera «un doux rêveur», c'est mieux. La douceur, ça paie pas (la honte!), faut être compétitif et dure à cuire, et par dessus tout, donc, ré-a-liste : les choses sont ce qu'elles sont, c'est comme ça, on y peut rien. Le mieux qu'on puisse faire c'est un relifting de surface. Amen!

«Angélisme», ça veut aussi dire «utopiste», parce qu'on sait où nous ont conduit les utopies, pas vrai? Tu voudrais quand même pas qu'on revienne au goulag, hein mon vilain garçon? Non non non monsieur, pour sûr pour sûr! Ca marche bien le coup du goulag; une valeur sûre : il n'y a rien au-delà du capitalisme-consumériste. Point barre. Et si tu ne te résignes pas à cette évidence métaphysique, alors tu es un dangereux ayatollah vert promoteur du vertgoulag. En consommant, tu défends la liberté, en consommant moins, tu prépares la dictature. Compris?

La société de consommation est un fantasme d'avidité collective, un délire psychotique de toute-puissance que l'on plaque sur un réel devenu cauchemardesque, et ceux qui décrètent qu'elle est indépassable se gargarisent de leur «réalisme».
Non, l'ennemi du peuple et de l'humain, c'est l'écologiste!
A vos ordres colonel Bruckner! Je ravale mes utopies décroissantes de ce pas, et je file au centre commercial Leclerc pour y défendre la démocratie et la liberté, menacées par la secte décroissante qui détient tous les pouvoirs dans notre beau pays, qui nous scrute sans relâche, qui veut nous priver de nos biens et de nos libertés individuelles. Os court!
… - Bonjour mademoiselle, un Big Mac avec les nuggets et les frites s'il vous plaît! Vous serez bien aimable de me rajouter un peu de ketchup et de sauce bearnaise... Merci!
- Oui, si vous prenez une boisson en plus, un masque de tortues ninjas ou un préservatif saveur pistache vous sont offerts en cadeaux. Ca vous intéresse?

«Angélisme», ça sert aussi à tout de suite bloquer et verrouiller le débat. Et là évidemment rien de tel que l'arme de la caricature. Imparable...enfin presque! A peine ouvres-tu le débat de fond (qui n'appelle d'ailleurs aucune réponse évidente, toute faite et définitive!) sur la définition de nos véritables besoins humains et donc sur le mode de production et d'organisation sociale le mieux à même de les satisfaire, que te voilà derechef enfermé dans ces images qu'aiment tant brandir les résignés de service : te voilà vite transformé au mieux en un partisan du retour à la bougie et à la marine à voile (version rêveur sympathique), au pire en un pisse-froid qui voudrait imposer un programme clé en main de sobriété heureuse et de paradis terrestre pour tous sur le mode néolithique revival (version dangereux extrémiste).
Intéressant d'observer comment on glisse, si vite, d'un possible débat sur les vrais besoins consuméristes humains, face auquel débat nous nous présentons tous avec nos contradictions, nos faiblesses humaines et nos limites, en un débat que l'on cloisonne et qu'on étouffe d'emblée en caricaturant ceux qui le posent : des «donneurs de leçons», des «extrémistes», des «pures», voir même des «pharisiens» (on m'a déjà fait le coup! Un vrai régal!).
Et là, faut voir le regard des réalistes soudain transmutés en inquisiteurs, jouissant de traquer dans l'utopiste rêveur la première contradiction que l'on décèlerait entre ses mots et ses actes.
Alors alors... Ca y est, là, j'vous ai vu j'vous ai vu! Vous parlez de décroissance alors que vous utilisez un ordinateur. Hé hé, je savais bien, vous voyez, ça tient pas la route votre affaire! Vous n'êtes pas si pur que vous le dites, hein...dit le bougre, qui continuera le lendemain à fustiger les effets délétères de la mondialisation via son ordinateur construit dans une usine foxconn en Chine.
Rends toi compte Comtois! Nenni, ma foi!:)
...- Voilà monsieur, votre menu Big Mac est prêt! Ca fera 5 euros et 35 centimes s'il vous plaît. Vous paierez en carte?
- Ah non non non non non mademoiselle; attendez, attendez, je suis en train de chasser le phacochère sous mes peaux de chèvre dans le but de réaliser la société parfaite, durable et écolo, et voilà que vous me déconcentrez dans mon ouvrage avec vos sandwichs d'un autre âge. Un peu de respect s'il vous plaît. J'me les gèle moi! J'ai pas un slibard en peau de mammouth, qu'est-ce que vous croyez? Y avait que des grenouilles autour de la hutte hier soir!
Et hop! On éteint vite l'incendie. Ouf on respire, le cauchemar est sauf! On va enfin pouvoir discuter tranquillement sans tous ces dangereux fous-fous utopistes, d'un mode de consommation éthique, durable, respectueudlenvironnement et de la dignité de tous, dans le cadre d'une croissance verte, durable, mieux équilibrée, intelligente, vertueuse, éthique, prospère, humaine et respectueusedelenvirognangnangnangnangnan... et on gardera l'Exode pour les homélies dominicales, pour le caté et pour le péplum des années 50. Restons propres.

...-Bonjour Monsieur : - 35% sur notre nouveau menu phacochère du désert, avec un silex, un slibard bio et une fleur des champs offerts en cadeaux. Ca vous intéresse?
- Ouaiiiiiiiiiiiiiis, top ! Allez, je vous embrasse. Au fait vous êtes bretonne ou jurassienne? :)
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Écrit par : Serge Lellouche / | 28/01/2014

@ Serge Lellouche

> Euh... sur quel mode ce qui précède doit-il être pris ?
Susceptibilité?
Agacement?
Humour?
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Écrit par : Pierre Huet / | 29/01/2014

ANDRÉ GORZ

> Bien vu Pierre! Tiercé gagnant! Avec quand même un balancier penchant nettement sur la fin vers la troisième option :)
Ceci dit, loin de toute controverse, je vous suggère d'écouter cette vidéo où l'on entend André Gorz, qui relativise ici l'idée que l'on se fait aujourd'hui du travail, en replaçant cette notion dans sa perspective historique.
Une belle rencontre avec André Gorz...
http://www.youtube.com/watch?v=R5BoVDcBpYY
http://www.youtube.com/watch?v=hB4EeTEqLfY
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Écrit par : Serge Lellouche / | 30/01/2014

@ Serge Lellouche

> Très intéressant, et, globalement j’adhère à ce qui est dit et qui semble assez différent du livre que vous résumez ici, qui donnait l’impression d’un rejet de la technique.
En particulier, ce qu’il dit des « Industries avancées », que j’ai assez connues me semble rejoindre la perception que j’en ai eu quand je travaillais.
Sa critique porte surtout sur la concurrence, y compris la façon dont la mondialisation l’a exacerbée.
Il passe trop vite sur la situation actuelle qui va au dela, étant ouvertement une recherche de la division internationale du travail dont il évoque les effets néfaste mais dont il faudrait combattre ses moteurs qui se situent dans le cumul de traités et d’accords multilatéraux, ceux-là mêmes qui on libéré la financiarisation de l’économie. Ce qui me met de mauvaise humeur et le refus quasi général d’aborder cette question. Au colloque des 11 et 12 janvier, quand j’ai posé la question aux intervenants (deux très sérieux, des religieux, et un rigolo, conseiller ministériel, à l’inculture géopolitique et climatologique massive) il me fut répondu.... que c’était une question compliquée.

Permettez une réflexion bassement terre à terre : une économie décroissante s’accorde logiquement avec un mode de vie et d’échange basés sur la proximité pour réduire les besoins de transport. Pour des raisons évidentes de ravitaillement que vous semblez sous estimer, ce mode de vie s’accorde avec une implantation de la population rurale ou à la rigueur périurbaine (pavillonnaire) mais pas avec l’urbanisation actuelle, en particulier celle des pays émergents. Il faudra donc une « désurbanisation » du monde qu’on voit mal se faire en moins d’une ou deux générations.
En attendant, il faut des moyens lourds pour les faire vivre. Et pour « désurbaniser » il faudra un réaménagement des territoires nullement anodin. C’est dans un pays comme la France que c’est le plus facile, mais ailleurs ? .
Exemple extrême – je me répète, mais vous ne semblez pas y avoir prêté attention- , que faire des 16 à 20 millions de Cairotes dans un pays dont seuls 50000 km2 disposent d’eau (le Nil) ?
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Écrit par : Pierre Huet / | 01/02/2014

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