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03/01/2014

"Le drame de l'humanisme athée", d'Henri de Lubac : synthèse [3]

Dostoïevski, prophète :

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Troisième partie :

                                            Dostoïevski prophète

 

 

 

Qu'il est difficile de mesurer dès l'abord, la vraie grandeur ! Révélant aux français le roman russe, Vogüé présentait encore Crime et Châtiment comme l'apogée de Dostoïevski, se justifiant par là de négliger Les Frères Karamazov, dont il déconseillait fortement la traduction : «peu de Russes en soutiennent la lecture, il rebuterait à coup sûr le goût français», écrivait-il.

C'était déjà là se mettre commodément à l'abri des révélations trop dures, trop bouleversantes dont son œuvre était porteuse. Peu à peu cependant, ces révélations s'imposaient. On nous apprit à discerner les abîmes d'une psychologie qui devançait les plus étonnantes découvertes de la psychiatrie contemporaine. On nous fit justement admirer comment «les choses se sont révélées plus vite au grand artiste qu'au savant» (Nicolas Berdiaev, L'Esprit de Dostoïevski). Que de lumières projetées sur notre nature à tous, dans ces cas de dédoublement que Dostoïevski multiplie, comme pour nous forcer à voir, sous les apparences de l'exceptionnel et de l'anormal, la loi trop réelle de notre cœur ! Au travers un «inconscient redoutable», il entrevoit un «au-delà mystérieux». Il nous force à travers les héros de ses œuvres à découvrir la profondeur spirituelle de l'être : «Ce qui torture ces êtres, ce n'est pas la maladie, ou la crainte du lendemain : c'est Dieu. Par l'obligeance de leur auteur, ils sont débarrassés des menus tracas quotidiens, pour être placés nus en face du Mystère... Leur vie active correspond à notre vie profonde» (Henri Troyat, Dostoïevski).

Plus qu'un psychologue ou métaphysicien, à mesure que les années s'écoulent, il fait figure de prophète : «Après Dostoïevski, c'est la trame même de l'âme qui est changée chez ceux qui adoptent son esprit» (Berdiaev). Rare sont les génies à qui s'applique une assertion pareille. Parce qu'en lui la crise de notre monde moderne s'est concentrée, comme en une cime aiguë, réduite à son essence, et parce qu'une solution s'y est vitalement esquissée, nuée lumineuse pour notre marche présente dans le désert.

Confrontation avec Nietzsche : On pense aussitôt à l'autre prophète de notre temps : Nietzsche. La confrontation est inévitable. Tout y invite et, plus que tout, la formidable partie qui se joue présentement dans la conscience humaine sous leurs signes conjoints et contrastés. Le drame auquel nous assistons, dans lequel nous sommes tous acteurs, a pour enjeu la victoire de l'un ou de l'autre, et son issue décidera lequel fut, au plein sens du mot, prophète.

Leur rencontre date de 1887. Dostoïevski était mort depuis six ans. Nietzsche découvrait dans une petite librairie niçoise L'Esprit souterrain : «La voix du sang se fit aussitôt entendre, et ma joie fut extrême», écrira Nietzsche. Mais l'attirance première s'est vite doublée d'une répulsion également violente.

Comment n'être pas frappé d'abord du jugement pareil qu'ils prononcent l'un et l'autre sur leur siècle? Même critique du rationalisme et de l'humanisme occidental, même condamnation de l'idéologie du progrès et du règne scientiste, même dédain d'une civilisation toute en surface dont ils font craquer le vernis, même pressentiment de la catastrophe qui va bientôt l'engloutir. On n'échapperait à l'existence banale qu'au prix d'un détraquement de l'organisme. L'un et l'autre annoncent la revanche des «éléments irrationnels» que le monde moderne refoule sans réussir à les extirper, et restituent à l'humanité le sens de sa destinée tragique.

Pour certains, Dostoïevski aurait été nietzschéen avant la lettre. Ce n'est pas sans vérité, mais on ne peut s'en tenir là. Ecoutons sa profession de foi : «Je déclare que l'amour pour l'humanité est une chose complètement inconcevable, incompréhensible et même impossible sans la foi en l'immortalité de l'âme». Dostoïevski a pressenti la crise dont Nietzsche va se faire l'annonciateur et l'ouvrier. Il l'a vécu. Il a assisté à la «mort de Dieu». Pour tout dire, il a prévenu Nietzsche. Il a surmonté la tentation à laquelle celui-ci devait succomber. C'est ce qui donne à son œuvre une portée exceptionnelle. Nietzsche, en condamnant ce monde et son mensonge y voit un héritage de l'Evangile, quand Dostoïevski y discerne le résultat d'un reniement de l'Evangile.

Le Dieu qui triomphe dans l'âme de Dostoïevski, pas un instant l'idée ne lui viendrait qu'il pût être autre chose que le Dieu de Jésus. Là encore, n'en est-il pas de même pour Nietzsche? La figure de Jésus les a l'un et l'autre également attirés, également subjugués, l'un l'adorant, l'autre le rejetant. André Gide écrira à juste titre que Nietzsche a été profondément jaloux du Christ, jaloux jusqu'à la folie. Il se posera en rival victorieux de Celui dont il prétendait supplanter l'enseignement. Il prend plaisir à retourner, dans une intention sarcastique, les maximes de l'Evangile : «Celui qui veut être le premier, qu'il prenne bien garde à ne pas être le dernier» (Ainsi parlait Zarathoustra).

Au bagne, où il a lu et s'est imprégné de l'Evangile, Dostoïevski a rencontré le Christ. Voilà le fait capital, sans lequel son œuvre ne s'explique pas. Il sera pécheur. Il connaîtra les angoisses du doute. D'avance il sait, il n'espère pas accéder à la paix des simples croyants. Combien il va souffrir avec impatience, les prétentions de tant de ses contemporains, qui croient pouvoir se passer du Christ. Ces esprits négateurs, ces êtres «desséchés dans le libéralisme», pourquoi sont-ils si satisfaits d'eux-mêmes? «L'Occident a perdu le Christ, et c'est pour cela que l'Occident se meurt, uniquement pour cela» (Carnets, 1871). «Nous savons qu'aucune science ne réalisera jamais l'idéal humain, et que la paix pour l'homme, source de vie, salut et condition indispensable de l'existence de tout le monde, est contenue dans ces mots : «Le Verbe s'est fait chair», et dans la foi en ces paroles» (Carnets des Possédés).

Ivan Karamazov est le représentant de toutes les négations occidentales. Le Grand Inquisiteur instruit le procès de Jésus, dont il dénonce les illusions, la malfaisance. Le scénario qu'imagine cet athée a pour fin de présenter sa négation dans toute sa force et de la mener à son paroxysme. Et Ivan lui-même, comme on s'en aperçoit à la fin, est à son tour saisi par la majesté et la vérité du Christ. Comment s'y est donc pris Jésus? A-t-il réfuté le Grand Inquisiteur? «Le Grand Inquisiteur argumente, il convainc : il a en partage une forte logique, une forte volonté tendue vers la réalisation d'un plan défini. Mais le silence du Christ, son mutisme doux persuadent et influencent plus décisivement que toute la force d'argumentation du Grand Inquisiteur» (Berdiaev). Tant qu'on parle et tant qu'on raisonne, tant qu'on s'agite sur le plan de ce monde «le mal semble plus fort». Le tout est d'accéder à un autre plan, de trouver cette quatrième dimension qui est celle du Royaume de l'Esprit. Alors, la liberté est reine, alors Dieu triomphe, et l'homme avec lui.

Faillite de l'athéisme : L'oeuvre de Dostoïevski foisonne d'athées. Il y en a de tous les types, depuis l'athée vulgaire, comme le vieux Fiodor Pavlovitch, jusqu'à l'athée mystique, comme ce malheureux Kirillov. On dégagera ici les principaux types d'athéisme dont il montre successivement la faillite : l'idéal spirituel de l'individu qui s'élève au-dessus de toute loi (idéal de l'«homme-Dieu»), l'idéal social du révolutionnaire qui veut assurer sans Dieu le bonheur des hommes (idéal de la «Tour de Babel »), enfin l'idéal rationnel du philosophe qui repousse tout mystère (idéal du «palais de cristal»). Dans la réalité de l'univers dostoïevskien, ces trois types s'entremêlent en combinaisons variées.

- Parmi ses personnages, Kirillov symbolise une tentation semblable à la tentation nietzschéenne. Kirillov est une façon de mystique, qui a pour le Christ un sentiment d'admiration fervente. Il aime son prochain, est assoiffé d'abnégation et, en décidant son suicide, il a conscience de se sacrifier à son devoir. Or cet homme est un maniaque, disons plus, un fou. Dostoïevski, en ce type d'athéisme, plus encore qu'il n'en condamne une faute, il en dénonce une déviation métaphysique.

L'idée d'où part Kirillov est simple : «Celui auquel il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre, celui-là sera le nouvel homme! Celui qui vaincra la souffrance et la terreur, sera lui-même un dieu. Et le Dieu de là-haut ne sera plus» (Les Possédés). Car ce Dieu n'a jamais existé que dans la conscience de l'homme. Cependant, il faut quelqu'un qui ose commencer, qui se tue pour tuer la peur de la mort, c'est à dire pour tuer Dieu. Kirillov va, nouveau Christ, consommer son sacrifice. Il va se tuer. Ainsi l'idée fixe déroule en lui sa logique, et l'on sent qu'il ira jusqu'au bout. Son enthousiasme sombre tient de l'envoûtement et du délire. Tel est l'homme en qui Dostoïevski a incarné sa plus haute idée du surhomme. Il devient maniaque par la vertu folle qui est tombée en lui. Kirillov est une victime. Son idée ne le délivre pas, mais le dévore.

- Avec le symbole de la Tour de Babel, Dostoïevski va lui faire exprimer l'aventure socialiste, qu'il comprend en un sens particulier. Les Possédés, bien plus qu'un pamphlet politique ou une satire sociale, constituent une descente au fond le plus ténébreux de l'âme humaine. Si Dostoïevski s'y montre féroce pour les révolutionnaires, il n'est pas moins impitoyable pour le monde que ceux-ci font crouler : «Moins que quiconque, a écrit Berdiaev, il se ferait le défenseur du vieux monde bourgeois ; en esprit, il est révolutionnaire ; mais il veut une révolution avec Dieu et avec le Christ». Les socialistes révolutionnaires sont les héritiers des libéraux qui, à l'école de l'Occident, sont devenus athées. «Anéantir Dieu», tel est le premier point de leur programme. Alors, sur la base de la science, on pourra se mettre à la construction du nouvel édifice. On pourra organiser le bonheur de l'humanité.

C'est ici qu'entre en scène le Grand Inquisiteur, cet homme qui suscite une foi frénétique dans le troupeau qu'il méprise et qui a le pouvoir effrayant de faire renier Jésus par ceux qui, une heure auparavant, l'acclamaient. Il est d'une autre famille d'esprit que nos révolutionnaires. Voulant lui aussi le bonheur de l'humanité, il en sait dès l'abord les conditions; il pose nettement l'antithèse : liberté ou bonheur. Ce qu'il reproche précisément au Christ, c'est d'avoir fait confiance à l'homme : pourquoi lui avoir imposé ce fardeau intolérable de la liberté? «Nous avons corrigé ton œuvre... Les hommes se sont réjouis d'être de nouveau menés comme un troupeau... Nous nous sommes déclarés les maîtres de la terre...» (Les Frères Karamazov). Grâce au Grand Inquisiteur, le grave souci de choisir leur est désormais épargné. Pour être heureux, ils sont totalement aliénés. Maintenant la Tour peut s'élever. L'Inquisiteur a creusé jusqu'à la racine de l'être, et tout germe perturbateur a été extirpé. Lui seul peut réussir, car il a eu l'audace d'affronter Dieu comme sa vivante antithèse : qu'est-ce en effet que Dieu, sinon un créateur de libertés?

Le Grand Inquisiteur combine le type du socialiste et celui du surhomme, s'apparentant aussi à ces «serviteurs de l'Humanité» dont rêvait Auguste Comte, ces «dignes ambitieux» qui s'emparent du monde social, en vue d'organiser l'ordre final. Ceux qui le réaliseront seront une race de Maîtres.

Comme Nietzsche, en même temps que lui, Dostoïevski a vu le soleil divin se coucher sur l'horizon de notre vieille Europe. Il n'a pas célébré cette nuit comme un triomphe. Mais il n'a pas non plus désespéré. Il a cru que l'Europe reviendrait au Christ.

- Mais l'athéisme s'est aussi construit un palais de cristal, où tout est lumière, et en dehors duquel il a décidé qu'il n'y avait rien. Ce palais, c'est l'univers de la raison. Dostoïevski, n'attaque ni la science ni la philosophie, mais se moque seulement de l'homme qui est devenu leur esclave. Il constate que ces systèmes laissent en dehors d'eux une donnée ; leurs auteurs ont oublié un élément dans leurs savants calculs. C'est à ce talon d'Achille qu'il blesse l'adversaire. D'un mot, il pose le problème de l'irrationnel.

Le héros de L'Homme souterrain va chercher ses idées dans une région profonde, située bien au-dessous de la zone où s'étalent les créations de la logique et de la raison claire. Dostoïevski s'insurge contre cette idée que si on veut assurer le bonheur de l'humanité, il n'y a qu'à bien connaître les lois naturelles. Sur un canevas d'universel déterminisme, la morale utilitaire a tissé son ingénieuse toile, et les doctrinaires de l'homo oeconomicus lui ont prêté main forte. Le propre vouloir de l'homme, son caprice, sa fantaisie la plus folle, voilà ce qui pourtant refuse d'entrer dans les prévisions des savants. Dostoïevski repousse la prétention rationaliste de lui soumettre des régions qui ne sont pas de son ressort, sa volonté d'enfermer l'homme dans «cette contrée ensorcelée où règnent les lois et les principes» (L'Homme souterrain). Mais l'homme souterrain connaît un autre royaume, pressent des terres mystérieuses qui sont la vraie patrie de l'homme. Bref, Dieu est nécessaire à l'homme.

C'est ce que découvre enfin, sur son lit de mort, le vieux Stépan Trophimovitch : «Toute la loi de l'existence humaine consiste en ce que l'homme peut toujours s'incliner devant quelque chose d'infiniment grand. Si l'on venait à priver les humains de cet infiniment grand, ils ne voudraient plus vivre et mourraient de désespoir. L'incommensurable et l'infini sont aussi nécessaires à l'homme que la petite planète sur laquelle il se meut» (Les Possédés). Ce besoin d'adoration est plus profond en nous que l'instinct du bonheur, l'homme ne peut vivre sans s'agenouiller. La vie aura raison de toutes les sciences du bonheur. C'est encore un cri de Mitia, qui va être demain, condamné aux mines : «Si l'on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous terre!... Nous, les hommes souterrains, nous ferons monter des entrailles de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie» (Les Frères Karamazov).

Rogojine semble estimer que, chez des peuples à la culture avancée, l'athéisme est fatal. Son ami Muichkine lui répond en évoquant cette paysanne avec un nourrisson dans les bras : «C'était une femme encore jeune et l'enfant pouvait avoir six semaines. Il souriait à sa mère, pour la première fois, disait-elle, depuis sa naissance. Je la vis se signer soudain avec une indicible piété. ''Pourquoi fais-tu cela, ma chère?'' lui dis-je. J'avais alors la manie de poser des questions. ''Autant, répondit-elle, une mère éprouve de joie en voyant le premier sourire de son enfant, autant Dieu en éprouve chaque fois qu'Il voit, du haut du ciel, un pécheur le prier du fond de son cœur.'' Voilà presque textuellement ce que m'a dit cette femme du peuple ; elle a exprimé cette pensée si profonde, si subtile, si purement religieuse, où se synthétise toute l'essence du christianisme. Une simple femme du peuple ! (...) L'essence du sentiment religieux échappe à tous les raisonnements ; aucune faute, aucun crime, aucune forme d'athéisme n'a de prise sur elle. Il y a et il y aura éternellement dans ce sentiment quelque chose d'insaisissable et d'inaccessible à l'argumentation des athées.» (L'Idiot).

Rogojine avait donc raison, puisque ce sont les savants qui sont athées et les femmes du peuple qui croient. En ce siècle, l'Europe est devenue savante. L'Europe perd la foi. Les pauvres femmes du peuple l'emporteront sur les savants, parce qu'en elles s'exprime l'élan incoercible de l'âme faite à l'image de Dieu.

L'expérience de l'éternité : Dostoïevski, on le sait, était épileptique. C'est à cette maladie qu'il doit, non pas seulement l'impatience de la prison dans laquelle d'autres se laissent enfermer si docilement, mais le miracle qui fait qu'on lui échappe. Peut-être, au cours de ses crises, lui fut-il donné «de se hausser jusqu'au sommet du mur et d'embrasser du regard l'étendue interdite. Il retombe ébloui, aveuglé, avec au cœur le regret de cette vision miraculeuse. Mais il a vu, il a vu !... Il est l'un des seuls qui aient vu !» (Henri Troyat). Au cœur de son mysticisme, il y a cette humble, cette humiliante réalité physiologique : la crise d'épilepsie.

Aussi bien, c'est à l'intérieur même du groupe des croyants, des mystiques, qu'il s'agit surtout maintenant de discerner les véritables porte-parole de Dostoïevski. La question du dédoublement et de l'équivoque l'a poursuivi toute sa vie, à l'image du personnage Versilov : alors que son cœur est plein de bonnes pensées, il est poussé malgré lui à quelque acte contraire ; il vient à peine d'achever des propos tendres et pieux, qu'il brise soudain une icône. Comment donc s'étonner que chez un Lébédev, «le mensonge et la vérité s'entremêlent avec une parfaite spontanéité» (L'Idiot). Il y a donc en chaque homme un mystère. Les contraires coexistent en lui ; il est deux, et ces deux sont un. Ou bien encore une série de personnages forme comme un spectre solaire : ce sont les quatre frères Karamazov. Smerdiakov, Dimitri, Ivan, Aliocha sont, peut-on dire, les aspects, de plus en plus décantés, d'un même individu qui se dégage de la bête et se réalise dans «l'homme nouveau». Plus que des analogies quelconques, il faut y voir des correspondances symboliques. Car ce qu'entreprend Dostoïevski, c'est de nous conduire jusqu'au monde de l'esprit. Mais il n'y a pas de prise directe pour l'atteindre. Il n'y a pas de passage observable, proprement descriptible, du psychologique au métaphysique, de la nature à l'esprit. Cela est d'un autre ordre, surnaturel.

Ce monde de l'éternité, c'est concrètement le Royaume de Dieu de l'Evangile, et l'on n'y pénètre aussi que par les moyens dont parle l'Evangile ; la metanoia, la «nouvelle naissance». L'entrée en est ouverte par le mystère de la croix. L'expérience d'un Muichkine, si nous la prenions toute seule, ne nous ramènerait qu'à un paradis perdu, à quelque état d'enfance et d'innocence infra-humaine. Un tel retour en arrière est impossible à l'homme. Il est vain de chercher «le triomphe de l'innocence chez l'homme non purifié» (Stanislas Fumet). Tant de ces «expériences» qui font croire qu'on a touché le ciel ! De ce Royaume, impossible à l'homme d'y entrer naturellement.

Le mystère central de l'Orthodoxie est le mystère de Pâques. «Le Christ est ressuscité!» A sa suite, il n'entraîne pas seulement l'homme, mais le cosmos tout entier. Il l'inonde de sa lumière, et le croyant, pour qui tout est transfiguré, retrouve Dieu partout. Si, par exemple, la terre lui est sacrée, ce n'est point là retour au paganisme : c'est christianisme conséquent. Tout l'ordre de la nature est pénétré par Celui qui est «Esprit vivifiant». Dostoïevski était un fils de l'Orthodoxie.

Au bagne, Raskolnikov rumine son cauchemar dans l'aridité d'un cœur sans repentir. Déjà, cependant, avant même qu'il aille s'agenouiller sur la place publique pour confesser son crime, une promesse de résurrection s'était levée de son enfer. Il demanda à Sonia, qui maintenant savait tout, de lui lire une page du Nouveau Testament, le récit de la résurrection de Lazare. Sonia approchait du moment du miracle inouï : ««Et lui, lui, qui est aussi aveugle et mécréant, lui aussi dans un instant il entendra, lui aussi croira, oui! Oui ! Tout de suite, en ce moment» songeait-elle, frissonnant d'une attente joyeuse... » (Crime et Châtiment). Depuis quelque temps, il raisonnait moins de son cas, l'orgueil de sa théorie s'ébranlait. La vie se substituait à la dialectique, et quelque chose de tout différent s'élaborait au fond de sa conscience. Alors le miracle se produisit...

Ainsi se termine Crime et Châtiment. Le Royaume auquel accède Raskolnikov est un univers de communion. Raskolnikov : dans ce nom, il y a raskol, qui signifie schisme, division. Son crime l'a séparé de ses frères, les hommes, l'orgueil surtout de la théorie qui l'a conduit au crime. Retranché du genre humain, il n'y sera réintégré que par la conversion de son cœur. La communion, qui est le caractère du monde spirituel, est indicible comme lui.

Ce mystère de l'homme nouveau, mystère de la nouvelle naissance, réapparaît dans Les Frères Karamazov. Aliocha le préfigure ; son témoignage est capital. Aliocha était le disciple préféré de Zossime. Le vieux starets vient de mourir. Avant d'entrer dans son dernier sommeil, il lui a répété la sentence évangélique dont il était coutumier : «Si le grain, tombé en terre, ne meurt pas, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. Souviens-t'en...» (Les Frères Karamazov).

Au cours de la veillée funèbre, les moines sont réunis et l'un d'eux, lentement, lit à haute voix l'Evangile. Dans un demi-sommeil, Aliocha entend le récit des Noces de Cana. Et voici qu'en rêvant, Zossime lui apparaît : il est de nouveau vivant. L'extase d'Aliocha est préparée par les enseignements du starets sur la pénitence et le sacrifice qui sont nécessaires pour entrer dans la Vie, enseignements sanctionnés par la mort du vieillard qui se montre ensuite, vivant, au disciple endormi, et symbolisés par le récit du miracle de Cana. L'eau est signe de pénitence. Le changement de l'eau en vin, c'est la divinisation de l'être, le passage de la vie naturelle à la vie selon l'esprit.

Miracle spirituel, mystère de la nouvelle naissance, toujours le même, toujours nouveau, dont ici le miracle des noces de Cana et là celui de la résurrection de Lazare sont le symbole. «Mon âme a été visitée à cette heure...».

Alors Aliocha peut embrasser la terre et l'arroser de ses larmes. Alors le mystère terrestre confine à celui des étoiles, Dieu enveloppe sa création comme la nuit sereine enveloppe la terre. Dans le cœur d'Aliocha, «tout l'univers palpite» (Carnets des Frères Karamazov). Son extase est surnaturelle, mais le cosmos est transfiguré avec lui. Cependant cette extase n'est pas un terme. Elle est une aube, une promesse. Le mysticisme des Frères Karamazov est celui même de la résurrection. Il reste eschatologique. Il est celui du quatrième Evangile, mais il est aussi celui de l'Apocalypse.

«- ...Karamazov ! S'écria Kolia, est-ce vrai, ce que dit la religion, que nous ressusciterons d'entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et Ilioucha ?

- Certes, nous ressusciterons, et nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement tout ce qui s'est passé, répondit Aliocha, moitié rieur, moitié enthousiaste.

- Oh ! comme ce sera bon ! fit Kolia...»

Sur ce dialogue vif, cette conversation d'enfants, qui complète l'extase d'Aliocha, se terminent les Frères Karamazov, dernier ouvrage de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, achevé l'année même de sa mort.

 

                                  Serge Lellouche – Fraternité des chrétiens indignés

 

 

Commentaires

MERCI

> Merci pour cet excellent résumé !
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Écrit par : kueny / | 03/01/2014

LA TERRE

> "Si, par exemple, la terre lui est sacrée, ce n'est point là retour au paganisme : c'est christianisme conséquent. Tout l'ordre de la nature est pénétré par Celui qui est «Esprit vivifiant». Dostoïevski était un fils de l'Orthodoxie."
Orthodoxie plus proche de Genèse 1 que beaucoup de catholiques français pollués par Descartes.
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Écrit par : Alain Breza / | 03/01/2014

> hors fil de discussion, mais non sans intérêt :
http://fr.radiovaticana.va/news/2014/01/02/pakistan_:_marche_interreligieuse_pour_la_paix/fr1-760743
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Écrit par : Gérald / | 03/01/2014

SOLUS

> Tu SOLUS Sanctus
Tu SOLUS Dominus
Tu SOLUS Altissimus
Jesu Christe
Cum Sancto Spiritu
In Gloria Dei Patri
!!!
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Écrit par : Gérald / | 03/01/2014

> Dostoïevski était un athée paradoxal.
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Écrit par : Blaise / | 03/01/2014

DOSTOIEVSKI

> Un portrait de Dostoïevski, brossé par Eugène-Melchior de Vogüé dans son Journal à la suite de leur rencontre en janvier 1880 :

« Curieux type d’obstiné russe, se croyant plus profond que toute l’Europe parce qu’il est plus trouble. Composé de medviéd et d’ioj [d’ours et de hérisson]. Infatuation qui permet de mesurer à quelles extrémités se portera l’esprit slave dans son prochain grand mouvement sur lui-même. Nous avons le génie de tous les peuples et en plus le génie russe, dit Dostoïevski, donc nous pouvons vous comprendre et vous ne pouvez nous comprendre ! »

Le nationalisme de Dostoïevski le poussait naturellement à faire de la Russie la détentrice exclusive de l'universalité, et même à voir dans le peuple russe la véritable Eglise, l'unique peuple élu - que Dieu existe ou non.

Blaise


[ PP à B. - Votre vision d'un génie ne serait-elle pas légèrement réductrice ? ]

réponse au commentaire

Écrit par : Blaise / | 03/01/2014

GENIE

> C'est vrai, c'est un génie. Et comme pour tous les grands écrivains, l'oeuvre Dostoïevski se prête à plusieurs niveaux de lecture.
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Écrit par : Blaise / | 03/01/2014

CIORAN

> Merci pour cette synthèse très claire et très éclairante.
J'ai lu 'Les Frères Karamazov' très jeune et ça m'a permis de garder toujours Jésus vivant dans mon cœur.
Mais mon retour à la pratique et à l'Église s'est fait grâce à la lecture de Cioran. J'avais peur de me tromper et il m'a fait comprendre qu'il n'y avait rien de sérieux ailleurs. Pour moi, c'est Cioran qui a révélé la faiblesse et la vanité des philosophes athées. Il ne sauve qu'un "je ne sais quoi" qui le charme dans la musique de Brahms, presque rien mais à partir de quoi toute la transcendance chrétienne peut retrouver sa pertinence.
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Écrit par : Guadet / | 03/01/2014

@ Blaise,

> Dostoïevski, un «athée paradoxale»? Difficile d'entendre une telle affirmation après les passages sublimes qui ponctuent «Crime et châtiment» ou «Les Frères Karamazov», ouvrant grand sur le mystère de la résurrection!
Dostoïevski a traversé, corps et âme, la grande tentation de son temps, celle de l'athéisme. Il l'a vaincue par le Christ.
Sur Vogüé : de Lubac commence la grande dernière partie de son livre par lui, en expliquant justement en quoi il fut un bien faible interprète de l'auteur des «Frères Karamazov», œuvre décrite par Vogüé comme une «interminable histoire» où il ne voyait que «nuages fumeux» et «disgressions sans excuses». «C'est le plus faible, le plus lourd et le plus long des romans de Dostoïevski» concluait-il!
Comme le dit de Lubac, Vogüé tentait, en vain, de diminuer la portée d'une œuvre qui sentait le soufre. Il craignait par-dessus tout son contenu psychologique et métaphysique bouleversant.
Sur la mystique nationaliste de Dostoïevski : vous êtes là encore très réducteur. Certes il crut à la Russie comme au peuple "porteur de Dieu". A la page 386 du livre, de Lubac montre encore que s'il a été tenté par une forme d'orthodoxie messianique, il s'en est clairement départi, et ne confondait nullement le nationalisme, fut-il spirituel, et la portée universelle de la foi. Dans «Les Possédés», la discussion entre Chatov et Stavroguine, traduit bien ce doute et ce basculement...
"-… Je voudrais savoir seulement ceci : vous-même, croyez-vous en Dieu, oui ou non ?
- Je crois à la Russie, à son orthodoxie,... je crois au corps du Christ. Je crois que c'est en Russie qu'aura lieu le nouvel avènement... Je crois, balbutia Chatov, comme en proie au délire.
- Mais, en Dieu, croyez-vous en Dieu ?
- Je... je croirai en Dieu."
______

Écrit par : Serge Lellouche / | 04/01/2014

L'Idiot

> Le prince Mychkine, personnage principal de l'Idiot, du même Dostoïevski, nourrirait très utilement les réflexions de Serge Lellouche et les vôtres, cher Patrice, si vous aviez la bonté de vous plonger à nouveau dans cette oeuvre majeure.
Pour nourrir la réflexion sur Dostoievski, ce passage, veuillez en excuser la longueur, de présentation de l'idiot:
l'auteur disait en 1868 : "Le prince, c'est le Christ".
Voici comment Dostoïevski présente lui-même son roman dans une lettre du 27 juin 1869 :

"L'idée principale du roman est de présenter l'homme positivement beau. Rien de plus difficile au monde, surtout actuellement. Tous les écrivains, les nôtres, et aussi ceux d'Occident, qui ont entrepris de représenter le positivement beau ont toujours passé la main. Parce que la tâche est demesurée. Le beau est l'idéal, et l'idéal, le nôtre ou celui de l'Europe, est encore loin d'être élaboré. Il n'existe au monde qu'une seule figure positivement belle : c'est le Christ, si bien que la manifestation de cette figure incommensurablement, infiniment belle est déjà, bien sûr, un miracle infini. (Tout l'Evangile de Jean va dans ce sens ; pour lui, l'unique miracle est dans l'incarnation, la manifestation même du beau). Mais là je suis allé trop loin. Je me contenterai de rappeler que, de toutes les figures de la littérature chrétienne, Don Quichotte est la plus achevée. Mais il est beau pour l'unique raison qu'il est en même temps risible. Le Pickwick de Dickens (la pensée en est infiniment plus faible que Don Quichotte, mais malgré tout immense) est aussi risible et c'est là qu'il vous prend. De la compassion se fait jour envers le beau tourné en dérision et ignorant son prix, et, donc, de la sympathie chez le lecteur aussi. Cet éveil de la compassion est le secret même de l'humour. Jean Valjean, autre tentative puissante, ne suscite pourtant la sympathie que par son effroyable malheur et l'injustice de la société à son égard. Rien de tel chez moi, décidémment rien, aussi ai-je terriblement peur que ce soit positivement un échec".
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Écrit par : Sigismond / | 04/01/2014

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