Patrick Boucheron : L’éloignement hautain des gouvernants est le principal danger des systèmes politiques. [...] Le règne de saint Louis, au XIIIe siècle, fut celui de l’alourdissement d’un Etat de justice faisant écran entre la société et le souverain. Cependant, comme l’a montré Jacques Le Goff, saint Louis compensait déjà les progrès de l’Etat administratif par une politique constante de la présence ou de la représentation : ainsi la postérité a-t-elle surtout gardé de lui l’image du roi qui rend la justice sous son chêne. S’éloigner du peuple, c’est se délier de ce qui retient la domination, laquelle devient alors, au sens propre, absolue. […] En ce sens, Louis XIV est un roi moins ''moderne'' que saint Louis.
Comment expliquer que les élites actuelles ne soient pas restées au contact de la société ?
Patrick Boucheron : […] Pendant longtemps, en Europe, la nécessité pour les élites de vivre entourées de leur clientèle faisait obstacle à la ségrégation urbaine. Il y avait certes des quartiers pauvres, mais pas de quartiers riches.[…] On a assisté ensuite à des stratégies politiques d’éloignement du centre comme celle de la construction de Versailles. Mais on a rarement atteint, dans l’Histoire, le niveau actuel de dissociation urbaine entre les quartiers populaires et les enclaves sécurisées des ''ghettos de riches''. Le changement est dû au recul d’une certaine culture partagée – les historiens des sociétés anciennes ne distinguent pas culture des élites et culture populaire –, mais aussi des valeurs chrétiennes et de ce qu’on appelait la charité. [...] Dès lors qu’on n’y croit plus (pour l’idéologie libérale dominante, un pauvre n’est rien d’autre qu’un raté), les élites n’ont plus vraiment de raison de s’intéresser au peuple.
Les grandes révolutions technologiques et scientifiques ont, au fil des siècles, bouleversé les ordres établis. Quid de cette société numérique ?
Patrick Boucheron : Pierre Bourdieu employait les termes d’enfermement scolastique pour désigner cette coupure mentale et sociale. S’il existe aujourd’hui un enfermement, c’est bien celui des élites. Ces liens numériques massifs entre citoyens internautes donnent l’impression que la volonté collective de faire société est davantage assumée par les gens ordinaires que par les élites, qui sont proprement débordées. Celles-ci ne croient plus en leur capacité de vivre ensemble, ce qui sans doute n’était pas le cas au Moyen Age ou à la Renaissance.
Les élites sont sur la pente ascendante dangereuse de la toute-puissance. L’écart gouvernants-gouvernés atteint peut-être l’un de sesmaxima historiques, et le taux de renouvellement des élites son minimum. Le mot qui rend le plus objectivement compte de la situation est bien celui d’oligarchie : le gouvernement d’un petit nombre, dont les autres doutent qu’ils soient les meilleurs (par opposition à l’aristocratie). C’est une situation potentiellement dangereuse. Machiavel l’a écrit au moment de la révolution de l’imprimé. Car l’imprimerie a d’abord favorisé, au XVesiècle, la reproduction du pouvoir légitime, avant de la déborder par des appropriations incontrôlables. Entre 1520 et 1550, les effets sociaux d’un accès élargi à l’écriture ont obligé les élites à s’adapter. On peut imaginer que l’essor mondial d’une société numérique va servir de contre-pouvoir. C’est en tout cas une réalité sur laquelle les élites risquent fort de se casser le nez. >>
Cet entretien (lire l'intégrale dans Le Monde du 28/12), ouvre sur plusieurs associations d'idées prises dans l'actualité.
1. Exemple de contradiction intenable : commémorer la justice de saint Louis, tout en faisant l'apologie du libéralisme actuel.
2. Exemple de déni de réalité : croire éviter la contradiction ci-dessus en niant la tyrannie financière (issue du putsch libéral des nineties, inhumaine et nuisible à l'économie réelle).
3. Exemple d'imposture : le populisme, consistant à faire croire au peuple que ses intérêts sont ceux des oligarques privés (parce que que ''l'adversaire c'est l'Etat'').
4. Exemple d'ambiguité : ''l'essor mondial de la société numérique'', qui apporte aux oligarques des profits exponentiels... tout en donnant aux peuples le moyen de contourner les oligarques.
(Sans parler d'une troisième donnée : la nocivité environnementale de l'industrie numérique, dévoratrice d'énergie et productrice de déchets dangereux – peu destructibles – dont les Occidentaux se débarrassent en transformant des régions d'Afrique en décharges internationales).
Commentaires
PLOUTOCRATIE
> "L'essor mondial d'une société numérique" : ne devrait-on pas penser au contraire que, loin d'être un facteur de "contre-pouvoir", ce sera une voie pour nous engager vers le pire, c'est-à-dire l'unification idéologique (en l'occurrence libérale) ?
Et croyez-moi, la nouvelle caste des dirigeants va s'adapter très vite à cette nouvelle donne, si ce n'est déjà quasiment fait.
On pourrait du reste, allant dans votre sens, pour caractériser le régime mondial actuel de domination, parler de "ploutocratie", ce qui aurait l'avantage de montrer, pour être clair, que c'est l'opposé exact des valeurs de l'Evangile.
______
Écrit par : jem / | 28/12/2013
BROUILLARDS
> Et c'est peut-être encore plus vrai en France qu'ailleurs ou le tropisme des élites vers l'étranger est particulièrement fort. Héritage des grands féodaux dont les domaines s'étendaient sous plusieurs souverainetés et qui voulaient s'émanciper de l'autorité royale en regardant ailleurs?
Toujours est-il que leur fascinations successives et parfois contradictoire - le clan des "ja" et le clan des "yes" - pour l'étranger, Flandres, Italie, Angleterre, Allemagne, USA... leur fait mépriser le pays profond dont les aspirations sont qualifiées avec dédain de populistes dès qu'elles contestent l'oligarchie. Au passage, il est dommage que vous même utilisiez ce mot.
PH
[ PP à PH - "Populisme" s'applique avec exactitude à des manipulations comme celle des bonnets rouges à Quimper ! Il faut bien un mot pour les qualifier, afin d'éclairer le public ;
et il faut protéger les mouvements sociaux spontanés, face à ce type d'arnaque qui ne peut progresser que dans le brouillard. ]
réponse au commentaire
Écrit par : Pierre Huet / | 28/12/2013
LIBERALISME ET CHRISTIANISME
> Dans un supplément de Noël de Valeurs actuelles (auquel je ne suis pas abonné mais que j'ai eu entre les mains), page 112, un "économiste et conseil international", Charles Gave, écrit (accrochez-vous, ça monte en puissance):
"Le Christ, par contre condamne avec la dernière sévérité tous ceux qui, n'ayant pris aucun risque, s'enorgueillissent de ne pas s'être trompés, les pharisiens, le mauvais serviteur dans la parabole des talents, le rentier au grenier trop plein, les serviteurs infidèles... Dieu aime les preneurs de risque (les entrepreneurs) et condamne sans appel les peureux qui s'abritent derrière la loi humaine (les rentiers), ceux qui se mettent à l'abri et en plus ont bonne conscience. Résumons-nous. Les valeurs portées par les Évangiles sont: le primat de l'individu sur le collectif et la condamnation sans appel de la tribu (eux contre nous; le respect de la liberté de l'autre, de la parole donnée et qui ne peut pas être reprise; la possibilité de se tromper...
Ce sont là toutes les vertus portées par le libéralisme, de Montaigne à Montesquieu en passant par Locke, Burke, Adam Smith, Bastiat ou Tocqueville et en finissant par Raymond Aron ou Raymond Boudon. Le libéralisme est la seule doctrine juridique profondément chrétienne, car le libéralisme est la seule doctrine juridique (et non pas économique) qui trouve sa source dans les Évangiles."
...J'en suis resté coi.
Sinon les articles sur Jésus sont assez intéressants, y compris celui de PP sur les falsifications archéologiques.
LR
[ PP à LR - Précisons qu'il s'agit d'un article ancien, paru à l'origine dans 'Le Spectacle du monde', de même que mon entretien avec le cardinal Vingt-Trois. ]
réponse au commentaire
Écrit par : LR / | 28/12/2013
DISCOURS LIBERAL
> Je suis frappé par la propension des anti-libéraux à s'exprimer à la place des libéraux, à leur attribuer des convictions, des pensées, des intentions qui sont à l'opposé de la réalité.
Non, cher Patrick Boucheron, pour les libéraux, un pauvre n'est pas du tout un raté, mais une victime de l'intervention étatique. Pour un libéral, c'est l’État qui provoque la pénurie d'emplois, de logements, de personnel médical, de crédit, etc., en intervenant sur les marchés concernés. On peut être d'accord ou pas avec eux, mais pourquoi travestir la vérité ?
Non, cher Patrick de Plunkett, le fonctionnement de l'économie, depuis des décennies, n'a rien à voir avec le libéralisme, c'est même son opposé. Pour les libéraux, il n'y a pas de libéralisme actuel, il y a au contraire un étatisme débridé, qui voit l’État dépenser 57% de la richesse produite par les Français, multiplier la réglementations et les prélèvements obligatoires, étouffer les libertés.
Non, cher Patrick de Plunkett, il n'y a pas eu de putsch libéral dans les nineties. Les libéraux ne se reconnaissent pas dans la "tyrannie financière" que vous dénoncez. Comment les libéraux, qui sont quelques centaines, quelques milliers peut-être, en France, pourraient-ils faire le moindre putsch ? Seriez-vous capable de citer le nom du seul parti politique libéral en France ? Combien de dizaines de membres compte-t-il ?
Non, cher Patrick de Plunkett, les libéraux, s'ils considèrent que "le problème, c'est l’État", ne cherchent pas à faire croire au peuple que ses intérêts sont ceux des oligarques privés. Bien au contraire : les libéraux dénoncent ce que vous appelez le libéralisme et qu'ils appellent, eux, "crony capitalism" ou "capitalisme de copinage". Lorsque l’État intervient massivement dans l'économie (alors que le le libéralisme prône la non-intervention de l’État dans la vie économique et sociale"), les oligarques privés ont vite fait de comprendre qu'il leur suffit d'acheter les hommes de l’État pour faire de bonnes affaires. Et ils ne s'en privent pas !
Les libéraux ont tout aussi envie que vous d'aider les pauvres, les malades, les petits, les handicapés, etc.. Mais ils prétendent y arriver en respectant les principes de la Doctrine Sociale de l’Église que l’État bafoue allègrement (l’État est dirigé par des hommes pas meilleurs que les autres hommes qui disposent de la force publique).
Pour les libéraux, l'Intervention de l’État, en France et dans de très nombreux pays, ne respecte pas la loi naturelle et va à l'encontre du Bien Commun, aussi bien sur les questions de société (avortement, famille, etc.) que sur les questions économiques.
TJ
[ PP à TJ :
- Pardonnez-moi, mais votre discours a déjà été publié dans notre blog plusieurs fois. C'est en effet le discours-type des libéraux dogmatiques, consistant à "écarter tous les faits" (comme disait JJ Rousseau) pour se réfugier dans la théorie.
- Pardonnez-moi encore, mais cette attitude est comparable à celle des théoriciens marxistes des années 1960-70 : ils expliquaient que le socialisme marxiste réalisé (l'URSS) n'était pas le vrai socialisme marxiste, lequel n'avait été réalisé nulle part, etc.
- Pardonnez-moi enfin, mais les faits que vous écartez comme "non libéraux" sont, au contraire, le pur produit du putsch ultralibéral des années 1990 et la suite. La logique du libéralisme est de produire un capitalisme sans contrepoids politiques et sociaux, qui se financiarise donc aussitôt et devient un culte (casino) de l'argent pour l'argent, au détriment de l'économie réelle et du travail humain évacué comme quantité négligeable. (Lisez donc le livre de PY Gomez, 'Le travail invisible')..
- Le pire ennemi de l'entrepreneur est l'absence de financement, résultat de la polarisation des banques sur le casino mondial. Le résultat du libéralisme, c'est un capitalisme sans capitaux !
- D'où le chômage, par exemple ; et maintenant la nouvelle idole fantasmée : la "croissance sans emplois". C'est Moloch. ]
réponse au commentaire
Écrit par : Thierry Jallas / | 28/12/2013
@ LR
> Charles Gave est le fondateur de l'Institut des Libertés dont nous rigolons régulièrement et ouvertement sur ce site.
La moquerie de la prétention de mieux savoir que l'Eglise, n'est non seulement pas un obstacle à la sanctification - encore faut-il être sûr de son fait ! -, mais c'est un signe de bonne santé, dès que la mauvaise foi, la prétention sont avérées.
C'est même un exercice fréquent chez les saints (ste Jeanne d'Arc, st Thomas More,ste Thérèse d'Avila).
ce qui ne veut pas dire que les moqueurs soient automatiquement en train de se sanctifier -quoique ? - évidemment.
ce blog est un espace de liberté, je peux en témoigner, il n'est pas nécessaire de préciser à quoi vous êtes abonné ou non.
______
Écrit par : E Levavasseur / | 28/12/2013
@ PP
> Sur le fond, je suis bien d'accord avec vous, mais la notion de populisme, qui désignait au départ une veine littéraire ou cinématographique, comme le cinéma italien d'après guerre, est utilisée à tout bout de champ pour dénigrer toute attitude non conforme, elle a remplacé "démagogie", en plus vague ce qui lui permet d'être plus mal utilisé et jusqu'à plus soif par la classe politique et des penseurs de niveau BHL.
Sans flatterie, vous méritez mieux que cette triste compagnie.
PH
[ PP à PH - Bon, alors de quel terme peut-on se servir pour désigner ce phénomène précis ? ]
réponse au commentaire
Écrit par : Pierre Huet / | 28/12/2013
@ LR
> Des notes ou commentaires précédents ont déja pointé les oeuvres de la famille Gave et de son Institut des Libertés qui tire à boulets rouges sur le pape François, lui expliquant même ce qu'est le péché originel en se réclamant de René Girard (!?)
Si, si:
http://institutdeslibertes.org/lettre-vivante-de-charles-gave-au-pape-francois-e-pur-si-muove/
______
Écrit par : Pierre Huet / | 28/12/2013
@ PP
> Alors pourquoi pas 'démagogie' : "action de flatter les aspiration à la facilité et les passions des masses populaires..."
Populisme ayant désigné successivement
- un courant socialiste russe des année 1870
- des courants de libération nationale anti-impérialistes et anticapitalistes mais recherchant l'alliance des ouvriers et paysans avec les classes moyennes citadines (Amérique latine)
- courant littéraire puis cinématographique visant à décrire la vie des petites gens. cf le cinéma italien autour de 1950.
Enfin, comme vous voulez...
______
Écrit par : Pierre Huet / | 29/12/2013
@ P huet
> le Néo-Réalisme italien des années 50 a été nommé "populisme" cinématographique ?
le Néo-Réalisme italien successeur du Réalisme Poétique français de années 30 (le Quai des Brumes) lui même successeur de l'Expressionnisme allemand (et emmerdant) des années 20/30 ?
(sans oublier le semi-réalisme de Tillieux dans Gil Jourdan mais ça c'est une autre histoire)
et tout ça mène à la Nouvelle Vague.
Pendant tout ce temps, Hollywood s'est borné à l'académisme. Masqué par le gigantisme et le "technicisme"... mais toujours aussi semblable.
puis après 68, Hollywood change.
______
Écrit par : E Levavasseur / | 30/12/2013
Les commentaires sont fermés.