10/02/2013
Relire Simenon avant le carême
On y trouve ce que le catholicisme n'est pas :
En octobre 1941, Georges Simenon – qui vit alors en Vendée – écrit Le fils Cardinaud [1]. On est sous le régime de Vichy, brève époque où le fait d'aller à la messe fut de nouveau bien vu (hélas) par les pouvoirs publics... Et, justement, le récit commence un dimanche matin à la cathédrale des Sables d'Olonne où Hubert Cardinaud assiste à la grand-messe. « Il était porté, comme un bouchon l'est par le flot. Le corps droit, la tête haute, il regardait devant lui et ce qu'il voyait se mariait intimement à ce qu'il entendait, à ce qu'il sentait, à des souvenirs, à des pensées, à des projets. Il était content, content d'être lui, d'être là, de ce qu'il avait fait depuis sa première communion qui avait eu lieu dans cette même église, content de ce qu'il avait fait depuis son mariage – c'était le samedi où on avait célébré sept mariages rien qu'à Notre-Dame-de-Bon-Port... Il n'avait pas besoin de pencher la tête, de baisser les yeux, son fils était à côté de lui, un bonhomme de trois ans en costume marin qui regardait devant lui aussi gravement que son père. Et c'était une joie grave que celle de Cardinaud : la voix des orgues était grave aussi, et le parfum de l'encens, et le silence des mille personnes serrées dans l'église pour la grand-messe du dimanche. Tous à la fois se signaient, s'agenouillaient, se redressaient, ou bien, la tête un peu baissée, se frappaient la poitirne, et ils étaient quelques-uns, comme Cardinaud, qui ouvraient la bouche... On ne distinguait pas leur voix... Elle se fondait dans la vague sonore que soutenait le bourdon des orgues... Le temps, l'espace, les gestes, tout s'enchaînait, tout contribuait à former le bloc rassurant et limpide d'un beau dimanche, le premier dimanche après la Pentecôte, le dimanche de la Trinité. In principio erat verbum [2]... »
Ecrit par l'ancien enfant de choeur Simenon [3], ce texte peint ce que l'évêque de Nanterre en 2012 appellera « l'athéisme pieux ». Cardinaud pratique sans foi : il projette un désir égocentrique, un besoin de se sentir « rassuré » (parce que conforme, en une époque où plus d'un Olonnais sur dix va encore à la grand-messe et où la cathédrale célèbre encore sept mariages par samedi).
Rassuré, Cardinaud est donc « content de soi ».
Mais ce dimanche-là, quand il rentre chez lui, il découvre que sa femme l'a quitté. Que faire ? Tout pour restaurer l'ordre apparent des choses. Enquêter. Retrouver Marthe, là où elle se cache avec son amant. Le payer pour qu'il disparaisse. Et ramener Marthe à la maison... (Elle ne l'aime pas mais il sera rassuré). Cardinaud récupérera ainsi sa dignité aux yeux de la bourgeoisie de la ville : ce roman du volontarisme s'achèvera un autre dimanche matin, après la grand-messe où l'athée pieux sera venu montrer sa satisfaction du retour à la normale. «Cardinaud était debout dans son banc, plus droit, plus rigide que d'habitude, et il regardait fixement les flammes jaunes des cierges, il mêlait consciencieusement sa voix à celle des chantres et des orgues et de temps en temps se penchait pour obliger son fils à se tenir tranquille... Il savait que si certains se retournaient discrètement c'était pour l'examiner. C'est pourquoi il se tenait si droit. C'est pourquoi il devait être plus lui-même que jamais. »
Cette allégorie nous intéresse parce qu'elle reflète encore, soixante-dix ans après Simenon, l'idée qu'une partie des Français se font des religions : un surmoi [4] freudien, un système moralisateur contraire aux réalités humaines, système auquel l'individu s'assujettirait (par volonté factice) afin de s'abriter de la vie. Hubert Cardinaud ne pense pas au Christ : il mentionne « Dieu », dont on se demande quelle idée il se fait. Il ne contemple pas : il « regarde », droit devant lui dans le vide. Il est vide lui-même. Il se tient rigide. Il vient à la grand-messe pour s'y tenir rigide, parce qu'il se le doit.
Certains – Simenon lui-même – disent que des fidèles ressemblent à cette description. Mais des fidèles peuvent se faire une fausse image de la religion. Et la crise du catholicisme français depuis le troisième tiers du XXe siècle est largement l'effet de sa dérive au XIXe... Les caricaturistes d'autrefois avaient diffusé cette image fausse en accréditant l'idée que des postures datées et situées (la religion dégénérant en surmoi et mimétisme social) traduisaient l'essence du catholicisme. Ces postures n'existent plus aujourd'hui, grâce à la rupture entre société et christianisme ; néanmoins l'image de tartufferie persiste, et on la relance en l'appliquant – artifice polémique – à des mobilisations comme l'actuelle bataille du mariage.
Comment en finir avec cette image ?
En montrant ce qu'est réellement le christianisme : non un surmoi moral, ni un système de valeurs, mais la foi surnaturelle en une Personne.
Dans des centaines d'églises françaises, depuis hier soir, les homélies martèlent que le carême n'a rien à voir avec une tension artificielle de la volonté, un « effort » (comme on disait avant Vatican II)... Pour le catholique entrant dans ces quarante jours de marche vers la Passion et la Résurrection, ce qui compte est le Christ sauveur : « Lui et non moi », dit le mystique. Entrer en carême n'est pas grimper sur nos propres épaules (ni jeûner pour obéir, comme font les musulmans) ; « c'est se désencombrer pour s'ouvrir à l'appel personnel du Christ », rappelait ce matin mon curé.
Il ne s'agit pas d'agere contra (« agir contre »), ce slogan ignatien mal compris : l'obsession d'agir dérape vite hors du spirituel, vers des réflexes sociaux... « Dieu lui était témoin qu'il faisait son possible, tout son possible, de tout son coeur, de toute son âme, de toutes les forces de son être », se dit Cardinaud : ces mots font pieux mais leur but ne l'est pas – même si Cardinaud le confond avec les impressions « rassurantes » qu'il éprouve à la grand-messe, avant d'aller acheter le gâteau dominical « à la pâtisserie des soeurs Dufour ». Le carême ne consiste pas à se tenir rigide en regardant droit devant soi. Le carême n'est pas une posture. C'est un départ pour une rencontre.
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[1] Résumé du roman (Tout Simenon, 23, coll. Omnibus – Presses de la Cité ) : "Ce jour-là, Hubert Cardinaud retourne chez lui avec son petit garçon, après avoir acheté, comme chaque dimanche après la messe, le gâteau du dessert. A son grand étonnement, sa femme Marthe n'est pas à la maison. Après des recherches dans l'entourage, force lui est de reconnaître qu'elle s'est enfuie avec les économies du ménage, après avoir eu soin de confier son bébé à une voisine. Aussitôt Cardinaud décide de retrouver sa femme et de la ramener coûte que coûte chez lui. Il obtient un congé de son employeur afin de poursuivre méthodiquement ses recherches. Celles-ci lui feront découvrir le monde du mal, de la vulgarité, de l'égoïsme, duquel sa condition l'avait toujours tenu éloigné. Au cours de ce calvaire, il apprend que sa femme est partie avec un mauvais sujet, Mimile, ''le fils à Titane'' du Petit Bar Vert. Une canaille de l'endroit, qui a eu de nombreux démêlés avec Mimile, le recherche pour le supprimer : c'est lui qui fournit une nouvelle piste à Cardinaud. Ce dernier découvre Mimile le premier et n'hésite pas à le prévenir du danger qu'il court – ce qui ne l'empêchera d'ailleurs pas de se faire poignarder plus tard. Marthe, qui est délaissée par son séducteur, retrouve son mari. Passablement indifférente, elle reprend en sa compagnie le chemin de la maison, la vie conjugale et le rôti du dimanche."
[2] Simenon transcrit le mot liturgique verbum avec une minuscule : verbale ou verbeuse, sa notion du religieux ignore le Verbe.
[3] Elevé en 1910 dans une religiosité confondue avec des réflexes sociaux bornés, Simenon n'avait aucune idée du Christ mais croyait connaître le catholicisme : à ses yeux c'était une morale, et pénible parce que polarisée sur le sexuel. Motif pour lequel il l'avait rejeté dès l'adolescence.
[4] Le "surmoi" selon Freud : structure morale contraignante (conception du bien et du mal) qui détermine récompenses ou punitions.
17:32 Publié dans Idées, Témoignage évangélique | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : carême, simenon, catholicisme, christianisme
Commentaires
GENERATIONS
> J'aimerais me faire (très maladroitement j'en conviens d'autant plus que je n'ai pas lu le roman), l'avocat de Cardinaud, ce pauvre cocu qui essaie de se garder une dignité.
Le regard de Simenon me semble empreint de pharisaïsme ; c'est lui qui prête ses sentiments à ce pauvre bougre. Aurait-il compris sainte Thérèse de Lisieux en lisant ses textes au style très suranné ?
Il me semble nécessaire de se laisser écarteler entre la nécessité de se dégager de tous les faux-semblants hérités des traditions des hommes et celle, non moins impérieuse, de la miséricorde envers les générations qui nous ont précédés.
Mais peut-être est-ce par crainte des jugements que la génération qui vient pourrait porter sur la nôtre.
Bien à vous,
Jean-Marie
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Écrit par : Jean-Marie / | 10/02/2013
LES LECTURES
> Les 3 lectures de ce dimanche montraient justement comme figures de croyants des hommes qui, devant Dieu, sont saisis par leur indignité. Et c'est là que se fait la Rencontre.
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Écrit par : Christine / | 10/02/2013
UTILE
> Il y a deux réactions possibles en face de ce texte de Simenon. La réaction catho-tribale (oh le méchant Simenon qui diffame les pratiquants), et la réaction chrétienne (en conscience, est-ce que nous ne donnons pas parfois l'impression aux incroyants d'être comme Cardinaud). C'est donc une lecture utile.
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Écrit par : Anthony Devred / | 11/02/2013
> D'accord avec ce point de vue (Anthony Devred). Nous catholiques devons arrêter de réagir comme un parti assiégé. Nous sommes responsables de l'image que les autres ont du catholicisme. Si cette image est fausse et injuste, nous ne la redresserons pas en poussant
des cris d'indignation mais en vivant l'évangile.
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Écrit par : emmeline / | 11/02/2013
Mgr DAUCOURT
> Je n'avais pas écrit à l'époque combien j'approuve la déclaration de Mgr Daucourt sur les "athées pieux" et le christianisme sociologique. Halte à la régression mentale. Au lieu de hurler "touche pas à mon groupe" chaque fois que la société dit quelque chose de dur envers les catholiques, nous ferions mieux de nous rappeler que le catholicisme ne donne aucun droit mais énormément de devoirs - spécialement de témoignage en direction des non-catholiques et des anti-catholiques.
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Écrit par : paul-marie / | 11/02/2013
BON ESPOIR
> Cardinaud chemine dans la nuit. Je n'ai pas lu le livre, mais il me semble que le héros essaie malgré tout de mettre en application l'enseignement du Christ, malgré tous les écrans que son milieu y oppose et que l'Eglise de son temps n'a pas fait tomber. Il pourrait choisir de ne pas avertir son rival, dont la mort l'arrangerait bien, pourtant il tente de lui sauver la vie. Il est englué dans des tas de choses qui ne sont pas l'enseignement du Christ, mais j'ai bon espoir pour lui, et donc pour Simenon.
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Écrit par : Barbara / | 11/02/2013
PRATIQUANT MAIS PAS CROYANT
> Tout le monde connaît la boutade : « Je suis croyant, mais pas pratiquant ». On trouve dans l'attitude de Cardinaud, l'illustration d'un comportement (en apparence, en tout cas, car seul Dieu peut sonder les cœurs et les reins) aujourd'hui tout aussi répandu qui après examen de conscience sincère, pourrait s'exprimer par : « Je suis pratiquant, mais pas croyant ».
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Écrit par : Fondudaviation / | 11/02/2013
BOULEVERSEE
> Je voulais vous partager un passage de l'homélie de ce dimanche, (notre moine bénédictin de Wisques nous donne toujours à méditer des citations extraordinaires, tirées de la littérature profane comme religieuse: à découvrir sur le site de l'abbaye saint-Paul), vous comprendrez de vous-même en lisant le rapport avec notre sujet:
"Sans l'Esprit Saint, Dieu est loin, le Christ reste du passé, l'Evangile une lettre morte, l'Eglise une simple organisation, l'autorité une domination, la mission une propagande, le culte une évocation et l'agir chrétien une morale d'esclave... Mais dans l'Esprit Saint, le Christ ressuscité est là, l'Evangile est une puissance divine , l'Eglise signifie la communion trinitaire, l'autorité est un service libérateur, la mission est une Pentecôte, l'eucharistie est mémorial et anticipation, l'agir humain est déifié". Métropolite Ignace de Lattaquié.
Mais voici ce coup de théâtre de l'annonce du départ de notre si cher Benoît XVI et je ne peux m'empêcher de penser ici à la manière dont il exerce le ministère papal jusqu'au bout. Avec la liberté totale du Serviteur. Qui ne cessera pas de servir l'Eglise, oh non! comme il n'avait pas attendu d'être ¨Pape pour le faire, mais qui fait montre de cette même liberté que Jean-Paul II face à sa fin de vie, et à ce qu'on attend de lui. Si même Benoît XVI ne s'estime pas indispensable à son poste, alors nul ne peut s'auto-proclamer défenseur des valeurs de l'Eglise, mais tous nous sommes appelés à demander à l'Esprit Saint cette foi en Jésus, et Jésus seul!,tête de l'Eglise notre bien-aimée Mère. Excusez-moi si mes mots sont maladroits, je suis ce soir bouleversée par ce qui se vit.
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Écrit par : Anne Josnin / | 11/02/2013
LITTERAIRES
> Les dénonciations littéraires comme celles-ci ont ceci de fâcheux qu'elles peuvent pousser à la généralisation.
Aussi, pour être utiles, vaut-il mieux qu'elles soient empreintes d'une certaine légèreté pour nous pousser à nous corriger personnellement. Après-tout, le meilleur moyen de nous corriger n'est-il pas de nous faire découvrir nos fausses routes en nous moquant de nous même? Ce Simenon semble bien sombre...
Et permettez-moi un peu d'indulgence pour son personnage qui n'est pas allé au bout du chemin, mais se faire tromper ainsi doit être très déstabilisant, et dans un tel cas, une certaine fierté (différente de l'orgueil) peut aussi être une aide provisoire. C'est pourquoi les trahisons raidissent au moins un temps ceux qui y survivent.
PH
[ De PP à P¨H - Oui, mais lisez le roman. Le personnage était comme ça AVANT la trahison. C'est donc bien de sa structure mentale qu'il est question. ]
réponse au commentaire
Écrit par : Pierre Huet / | 12/02/2013
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