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04/11/2009

''Résister au libéralisme'' : le livre de F. Huguenin [4]

Le naturel sauvé par le surnaturel ? Un débat des deux côtés de l'Atlantique :


 

Notre société est dans l'impasse. Aucun « vivre-ensemble » n'est possible sans un idéal positif commun (la conception partagée d'une « vie bonne ») : mais le libéralisme considère toute notion communément partageable de la vie bonne comme « intolérante », donc quasi-délictueuse [1] ! La conception libérale de la vie en société est d'une platitude invivable : elle se réduit à l'exercice d'une « liberté » creuse et individualiste, garanti par des procédures et des protocoles (la fameuse « démocratie procédurale » des années 1980-1990). C'est commode pour les politiciens, parce que cela permet de présenter les problèmes comme des solutions – d'où la tribalisation-émiettement et la consécration publique de moeurs privées... Et c'est en phase avec l'ambiance commerciale : la liberté libérale s'orne de « tolérance » et d' «émotions », vocabulaire psy d'hypermarché qui prolifère (comme l'algue verte) et parasite tout [2].

En survolant le livre de François Huguenin [3], nous avons vu dans les notes précédentes la raison de cette amputation éthique, et l'impuissance des prothèses actuelles (genre « esprit des Lumières »). Si la société séculière est incapable de trouver un fondement au vivre-ensemble, faut-il chercher du côté religieux ? Le surnaturel devient-il le seul recours du naturel ?

Dans sa 4e partie (Relire la théologie), le livre se tourne donc vers l'aile chrétienne des « penseurs de la communauté ». Au point où l'on en est, disent-ils, seule la transcendance et l'ontologie peuvent re-fonder la vie en société :

- ainsi, pour le jeune théologien catholique William Cavanaugh, « quand Rousseau affirme que les hommes sont nés libres, il veut dire au premier chef : libres les uns par rapport aux autres. A l'opposé, dans l'interprétation chrétienne de la Genèse, la véritable liberté trouve sa condition dans la participation de l'être de l'homme à l'Etre de Dieu, qui est aussi le fondement de la communion des hommes entre eux. » [4]

- pour saint Augustin (revisité par ces penseurs), « la voie intérieure n'est qu'une étape pour rejoindre Dieu. On pourrait dire que c'est une plongée dans le moi pour mieux sortir du moi » : « pas de pensée moins individualiste que celle d'Augustin », dit Huguenin. Pour l'évêque d'Hippone, la communauté « ne saurait se limiter à une communauté d'intérêt. Elle ne peut exister que si ce qui est commun est le fait de s'unir afin de jouir ensemble paisiblement de ce qu'on aime. A contrario, s'unir autour d'un désir raisonné mais mauvais ne peut constituer une bonne communauté.... » Aux antipodes de cette réponse est le libéralisme pour lequel n'importe quel désir (intérêt) est bankable, les vices privés servant la prospérité publique : vision doublement nocive, en ce qu'elle dissout la société, et en ce qu'elle prive l'homme de toute dimension autre que l'intérêt matériel individuel...

Au contraire, le propre de la vision chrétienne est de lier transcendance et anthropologie, donc solidarités humaines, comme l'indique le théologien méthodiste Stanley Hauerwas :

« Nous acquérons notre caractère à travers les attentes d'autrui. Le caractère différent d'autrui ne m'invite pas seulement à une imitation toujours imparfaite, mais il me provoque à reconnaître que ma perception est limitée par mon égocentrisme. Ainsi, le type de communauté dans laquelle nous rencontrons l'autre ne fait pas que changer légèrement notre capacité d'agir, il la transforme complètement. »



L'anthropologie fondée sur la transcendance est forcément universelle. Mais le christianisme a une histoire particulière, étant issu d'une religion nationale (le judaïsme) et d'une culture parmi les autres (l'Europe). D'où l'objection moderne par excellence : le relativisme  traite d' « intolérance » la visée universelle du christianisme. Réponse de Hauerwas, résumée par Huguenin (le message chrétien est ici envisagé sous l'angle de sa morale) :

« La vérité de la morale chrétienne ne présuppose pas une théorie qui prouve que les autres récits sont faux. Elle suppose plutôt des personnes qui reconnaissent la diversité du monde et sachent accueillir l'étranger. Les chrétiens n'ont pas à démontrer les erreurs des autres traditions, mais à prouver par leurs actions qu'ils croient en un Dieu qui embrasse toute vérité » [5].



Faut-il penser avec Lubac que « ce n'est en aucun cas la nature qui d'elle-même appellerait le surnaturel : c'est le surnaturel, si l'on peut ainsi parler, qui suscite la nature avant de la mettre comme en demeure de l'accueillir » ? Tout se passe aujourd'hui comme si tel était le cas : l'impasse éthique des sociétés occidentales semble mettre celles-ci « en demeure » de passer à autre chose. Comme s'il n'y avait « d'humanisme vraiment conséquent que l'humanisme chrétien, c'est-à-dire celui qui prend acte de l'insuffisance fondamentale de la nature, essentiellement faite d'attente et dont l'accomplissement n'est pas en elle-même... » [6]

 [à suivre]

  

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[1]  D'où l'impossibilité d'un libéralisme catholique. À moins de baptiser carpe le lapin... Certains jouent sur les mots : ils appellent « libéralisme » la liberté naturelle d'entreprendre (alors que le libéralisme est bien autre chose). Ce truc leur permet de servir deux maîtres.

[2] « Le scout exprime ses émotions » (sic : texte officiel des Guides et scouts de France. La rhétorique marchande à la place de la pédagogie Baden-Powell).

[3]  Résister au libéralisme (les penseurs de la communauté), CNRS Editions.

[4] F.H. : « La vraie nature de l'homme excède ce qu'on qu'on appelle la nature humaine (…) Le Christ, par son incarnation, est venu accomplir une nature humaine qui n'est pas strictement humaine dans sa destination. Si, selon Irénée (Contre les Hérésies, IV, 20, 7), ''la gloire de Dieu c'est l'homme vivant », c'est bien que l'homme vivant n'est pas réductible à sa nature. Irénée ajoute d'ailleurs dans le même mouvement que ''la vie de l'homme c'est la vision de Dieu''. En terme occidental, cela revient à poser la question du surnaturel. »

[5]  Idée inséparable de la nouvelle évangélisation, et incompatible avec les dérives xénophobes. Elle est partagée par l'Eglise catholique : cf. Mgr Dagens, note de ce blog, 3/11/09. Pour le cardinal Ratzinger, par ailleurs, le christianisme a formé « la civilisation religieuse la plus universelle et la plus rationnelle », qui peut apporter à l'Etat ce qui lui manque, à savoir une « vérité morale » sans laquelle il n'a comme finalité qu'une liberté « vide de tout contenu » (in La Communion de foi, Discerner et agir, Parole et Silence 2009, pp. 177-178.

[6]  Guillaume de Tanoüarn : Cajétan, le personnalisme intégral, Cerf 2009.

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11:51 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : christianisme

Commentaires

PASSIONNANTE PROBLEMATIQUE

> Passionnante problématique, façon inédite de remettre la pensée chrétienne à flot dans le débat de notre époque ! Merci à F. Huguenin dont je vais acheter le livre sans retard. Cela dit, ça va inquiéter les cathoconservateurs qui s'étaient accoutumés depuis vingt ans à penser que le catholicisme consiste à baisser les impôts. Ils me rappellent le personnage des "Enfants tristes" (roman de Nimier) qui ressent "une angoisse métaphysique devant les nationalisations".

Écrit par : Cardrin, | 05/11/2009

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