02/01/2014
Cardinal Henri de Lubac, 1896-1991 : ''Le drame de l'humanisme athée'' (une synthèse)
Par Serge Lellouche, résumé du célèbre ouvrage du jésuite théologien (Cerf 2010 - 1e édition 1944) : 1. Feuerbach, Marx, Nietzsche...
Avant-propos : Reniant ses origines chrétiennes et se détournant de Dieu, l'humanité occidentale vit une sorte d'immense dérive. Unissant à un immanentisme de nature mystique une conscience lucide du devenir humain, l'athéisme contemporain revêt trois visages principaux : humanisme positiviste, humanisme marxiste, et humanisme nietzschéen. Si opposés qu'ils soient entre eux, ils sont fondés dans un commun rejet de Dieu, et trouvent des aboutissements analogues dont le principal est l'écrasement de la personne humaine, dans les voies d'un double esclavage, social et spirituel. Ces athéismes se croient et se veulent définitifs.
Mais en même temps qu'ils se déployaient triomphalement, un génie inquiétant et véritable prophète, Dostoïevski, annonçait la victoire de Dieu dans l'âme humaine : son éternelle résurrection.
Première partie
Le drame de l'humanisme athée
Feuerbach et Nietzsche : «Dieu fit l'homme à son image et à sa ressemblance». La tradition chrétienne y a reconnu le fondement de notre grandeur, l'Eglise des premiers siècles appelant partout l'homme à voir en lui l'esprit, reflet de Dieu, fait pour Dieu. L'Eglise reconnaît dans le mystère du Dieu fait homme la garantie de notre vocation, et la consécration définitive de notre grandeur. A l'annonce de ces vérités élémentaires de notre foi, l'humanité fut soulevée par l'espérance. L'homme, tout homme, quel qu'il fût, avait un lien direct avec le Créateur : «Dieu a fait tous les hommes à son image, il les a façonnés un à un » (Origène). L'humanité entière se trouvait soudain illuminée, remplie d'allégresse et prenait conscience de sa liberté royale.
Cette idée de l'homme qui avait été accueillie comme une libération, commence, à l'aube des «temps modernes», d'être ressentie comme un joug. Voici que ce même Dieu commence de lui apparaître comme un antagoniste, l'adversaire de sa dignité. L'homme se met à croire qu'il ne pourrait s'épanouir en liberté que s'il rompait, d'abord avec l'Eglise, puis avec Dieu lui-même. Ce mouvement de rupture se précipite au cours des XVIIIeet XIXe siècles, pour aboutir aux formes les plus virulentes de l'athéisme moderne. L'homme élimine Dieu pour rentrer lui-même en possession de la grandeur humaine, qui lui semble indûment détenue par un autre. L'humanisme moderne se construit sur un ressentiment : c'est là une histoire dramatique, celle-là même dans laquelle nous sommes engagés aujourd'hui.
Ludwig Feuerbach et Friedrich Nietzsche sont les deux principaux protagonistes du drame. Le premier fait le trait d'union entre l'idéalisme allemand et le grand courant révolutionnaire, entre Hegel et Marx. Pour Feuerbach, Dieu n'est qu'un mythe où s'expriment les aspirations de la conscience humaine. Pour expliquer ce mécanisme il recourt au concept d'aliénation, celle-ci étant, pour l'homme, le fait de se trouver dépossédé de quelque chose qui lui appartient au profit d'une réalité illusoire.
Dieu n'est donc pour Feuerbach que l'ensemble des attributs qui font la grandeur de l'homme, et le tournant de l'histoire sera le moment où l'homme prendra conscience que le seul Dieu de l'homme est l'homme même. Révéler à l'homme son essence, pour lui donner foi en lui-même : tel était son unique but. Pour l'atteindre, il devait abattre le Dieu de la conscience chrétienne. L'auteur de L'essence du christianisme suscita vite l'enthousiasme, Engels parlant de l' «impression de délivrance» de nombreux jeunes hommes de sa génération à la lecture de ce livre.
Mais le disciple qui éclipse tous les autres est Karl Marx. Celui-ci ne peut s'expliquer sans Feuerbach. Certes, il dépouillera l'essence humaine du halo mystique dont Feuerbach la maintenait entourée, mais il va surtout adapter la conception feuerbachienne de la religion à la vie sociale. Aliénation sociale et aliénation spirituelle, sont en causalité réciproque, et on ne peut avoir raison de l'une sans s'attaquer à l'autre. «La religion des travailleurs est sans Dieu, écrira Marx, parce qu'elle cherche à restaurer la divinité de l'homme ». Selon le jeu de mot d'Arnold Ruge, repris par Marx lui-même : au seuil du paradis marxiste, il y a le «purgatoire» de Feuerbach.
Nietzsche publie son premier ouvrage l'année même où meurt Feuerbach, dont il a reçu plus qu'il ne l'avoue, par l'intermédiaire de ses deux maîtres, Schopenhauer et Wagner. Son explication de la croyance en Dieu se rapproche beaucoup de celle de Feuerbach, avec en plus un élément de passion.
Pour Nietzsche, la religion, processus d'avilissement de l'homme, résulte d'une dédoublement psychologique et Dieu n'est rien d'autre que le miroir de l'homme. L'homme va devoir remonter cette pente fatale pour «rentrer graduellement en possession de nos états d'âme hauts et fiers » (Volonté de puissance). Avec le christianisme, ce processus d'avilissement de l'homme est poussé à l'extrême. Dans son aversion du christianisme, Nietzche proclame «la mort de Dieu».
Cette proclamation traduit une option, radicale et définitive. Elle est un acte. Acte aussi net, brutal que l'est celui d'un meurtrier : «Nous sommes les assassins de Dieu » (Le gai savoir). Encore seul un petit nombre d'esprits clairvoyants tirent la leçon de l'attentat qu'ils ont perpétré en toute lucidité, transformant le crime en exploit. Privée de Dieu à qui elle s'en remettait, l'humanité doit désormais avancer, monter, acculée à créer : «Il faut que l'homme supérieur se mette à l'oeuvre» (Volonté de puissance). Dieu est mort, vive le Surhomme !
A cette perspective, les «libres esprits» exultent. L'horrible crépuscule se change à leurs yeux ravis en aurore. Ils éprouvent le sentiment triomphal d'être «des hommes affranchis, à qui plus rien n'est défendu» (Volonté de puissance). La sublime aventure peut commencer : «La mer, notre mer, de nouveau, nous ouvre toutes ses étendues. Peut-être même n'y eut-il jamais si ''pleine'' mer» (Le gai savoir). Une telle explosion de lyrisme, accompagnant de si magnifiques promesses, est contagieuse. Pour toute cette génération, le besoin de se passer de Dieu est à son comble. Elle voit son ancêtres en Prométhée, dont elle fait le premier des martyrs. A son tour, elle veut héroïquement tuer Dieu pour que l'homme vive.
Jusqu'ici les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde ; il s'agit maintenant de le transformer. Marx rejette tout concept spéculatif et proclame l'interdépendance de l'aliénation spirituelle et de l'aliénation sociale. Nietzsche brise toute spéculation pour assurer le triomphe de la vie. Le monde de la vérité est aboli, et le culte de la lucidité doit remplacer la recherche du vrai.
On conçoit que dans ces conditions, le drame qui s'était noué dans les consciences ait rapidement évolué jusqu'à se traduire au dehors en un drame sanglant. Nietzsche du reste l'avait annoncé : «L'Europe va bientôt s'envelopper d'ombres, nous assisterons à la montée d'une marée noire» (Le gai savoir) ; «il se prépare grâce à moi une catastrophe dont je sais le nom, un nom que je ne dirai pas...» (Volonté de puissance). Il annonce l'avènement du nihilisme.
Nous vérifions expérimentalement que là où il n'y a pas de Dieu, il n'y a point d'homme non plus. Qu'est devenu l'homme de cet humanisme athée ? Un être que l'on ose à peine encore appeler «être». Plus rien n'empêche de l'utiliser comme un matériau ou comme un outil, que ce soit en vue de préparer quelque société future, ou d'assurer dans le présent même la domination d'un groupe privilégié. Rien n'empêche même de le rejeter comme inutilisable. Cet homme est, à la lettre, dissous. En réalité, il n'y a plus d'homme, parce qu'il n'y a plus rien qui dépasse l'homme.
L'homme n'est lui-même que parce que sa face est illuminée d'un rayon divin. Dieu est l'Absolu qui fonde l'homme, il est l'Aimant qui l'attire, il est l'Au-delà qui le suscite, il est l'Eternel qui lui fournit le seul climat où il respire. Il est cette troisième dimension où l'homme trouve sa profondeur.
Nietzsche et Kierkegaard : Nietzsche méditait sur la civilisation grecque au moment où la guerre éclata entre la France et l'Allemagne, à l'été 1870. Engagé comme ambulancier et emportant avec lui ses premiers brouillons, son œuvre géniale La Naissance de la tragédie a été mûrie au son des canons de la bataille de Woerth.
Le thème principal de l'oeuvre est l'opposition de l'apollinisme et du dionysisme. Apollon est le Dieu de l'apparence et de la forme plastique, Dionysos est au contraire celui de la vie obscure, l'énergie universelle, de l'être en sa profondeur. Apollon guérit Dionysos de son délire, mais sans Dionysos il serait lui-même fade et sans vie. Ce double mythe enclôt toute une conception du monde et de l'homme et tout un idéal de vie. C'est l'idéal tragique. La perspective de Nietzsche, avant d'être antichrétienne, est d'abord ici antisocratique.
Telle est l'antinomie nouvelle : dionysisme et socratisme. La civilisation grecque fut ruinée, parce que Socrate a vaincu Dionysos... Nietzsche s'attaque au rationalisme de Socrate. En lui, la dialectique du savoir a triomphé des forces obscures, la «théorie» a fait évanouir la «magie», l'abstraction dévitalisée a remplacé les mythes. Mais Nietzsche va se faire le prophète de la revanche de Dionysos : «Ayez le courage d'être des hommes tragiques, car ainsi vous serez sauvés! Vous accompagnerez des Indes en Grèce le cortège dionysiaque. Préparez-vous pour un rude combat, et croyez aux miracles de notre dieu» (Naissance...).
Disons-le certes avec force : il est un certain intellectualisme aussi superficiel qu'appauvrissant. Dans tous les domaines, nous éprouvons le besoin de nous replonger aux sources profondes, de retrouver le contact vital et fécond avec le sol nourricier. Nous ne voulons plus d'un divorce entre le savoir et la vie. Est-ce à dire que nous devions céder sans réflexion à toute poussée vitale, renoncer à l'usage de nos facultés critiques? Nous ne voulons pas confondre systématiquement le vertige et l'extase. Notre Dieu est un Dieu véritablement caché, mais en Lui-même il est lumière. Aussi refusons-nous de nous faire une idole de l'obscurité, et sommes-nous disposés à nous défendre contre des entraînements que ne contrôle aucune raison. Face à la ferveur dionysiaque, Socrate, c'est la conscience qui prend le pas sur l'instinct, la raison qui apprend à l'homme à se connaître. C'est pourquoi, malgré ses limites, nous ne condamnerons jamais Socrate comme un fauteur de décadence.
La tentation nietzschéenne promet l'ivresse, et dans ce qu'elle insinue, il n'est même plus question de mensonge : l'idée même de vérité disparaît, remplacée qu'elle est par cette idée de mythe. C'est ici que s'impose un second discernement, un discernement spirituel. On a vu que Nietzsche parlait indifféremment de mythe et de mystère (ou de mystique). Il y a le sacré du mythe, et il y a la sacré du mystère. L'Un nous relie à la Nature et nous harmonise à son rythme, mais aussi nous asservit à ses forces fatales ; l'autre est un don de l'esprit qui nous rend libres. Le mythe païen sera l'état dionysiaque, avec son irrationnel «capiteux, délirant, équivoque» (G.Bianquis) ; Le mystère chrétien sera la sobre ivresse de l'Esprit. Le premier dissout l'être humain dans la vie du cosmos, le second, au contraire, exalte en chacun l'élément le plus personnel pour réaliser entre tous les hommes une communion.
Le mystère ne refuse pas tout usage du mythe ; il l'assume, le filtre et le purifie. Il l'exorcise en quelque sorte. Un sacré authentique se dégage déjà du cosmos, rempli des «vestiges» de la divinité. Il y a une «mystique de la terre». Mais elle doit être christianisée... Lorsqu'elle prétend régner seule, alors elle n'est même plus terrestre : nous y reconnaissons la marque de l'Esprit du mal.
Péguy nous sauvera de Nietzsche ! Une partie de leur diagnostic coïncide. Tous deux maudissent le «monde moderne». L'un et l'autre renouent avec un passé qui vient du fond des âges. L'un et l'autre annoncent des temps nouveaux. Mais tandis que Nietzsche est le prophète de la rupture, Péguy est le prophète de la fidélité. Péguy montre en Jésus celui qui recueille tout le tragique antique, pour le transfigurer : «Il allait hériter de la terreur tragique... Il allait hériter de la pitié tragique, Il allait en tirer l'ardente charité» (Eve).
(Le sous-chapitre suivant est consacré à Kierkegaard, sa critique de l'hégélianisme, sa philosophie de la foi et de l'intériorité : croire n'est pas savoir ni comprendre.)
Le combat spirituel : Chaque âge a ses hérésies. Chaque âge voit aussi se renouveler le principe des assauts contre la foi. Aujourd'hui, l'attaque principale est moins d'ordre historique et métaphysique qu'un problème proprement spirituel. C'est le problème humain total. Le christianisme n'est plus seulement combattu dans l'un de ses fondements, il est visé directement au cœur. C'est tout le christianisme qui doit être abrogé et remplacé. A l'idéal chrétien est opposé l'idéal païen.
Nietzsche oppose au Dieu chrétien un non absolu, qui deviendra de plus en plus violent et frénétique. Il déclare la guerre à l'idéal chrétien, «à la doctrine qui fait de la béatitude et du salut le but de la vie, à la suprématie des simples d'esprit, des cœurs purs, des souffrants, des ratés...(...) Le christianisme, je l'appelle la tache honteuse, ineffaçable entre toutes, de l'humanité » (L'Antéchrist). Ce qu'il combat dans le christianisme, c'est son idéal de l'homme, c'est la confiance, la candeur, la simplicité, la patience, l'amour du prochain, une sorte de désarmement, de répudiation du moi propre. Le service des petits et des faibles menace de mort les exceptions vigoureuses.
Jamais avant Nietzsche ne s'était levé un adversaire si puissant. Avec lui le paganisme éternel relève fièrement la tête. A la «bassesse» de l'esclave chrétien il oppose la «noblesse» du héros grec. Il méprise le Crucifié et exalte Dionysos, le dieu de la vie orgiaque... L'attaque est d'une gravité extrême. Faisant appel à nos instincts de grandeur, il vise d'abord l'élite spirituelle. L'influence de Nietzsche est universelle, continuant de drainer à lui des âmes nobles, parfois même des âmes chrétiennes dont l'aveuglement fait frémir. Le profond mépris de l'homme devait être l'apanage des «grandes âmes». Le christianisme se trouve investi de partout, et le cœur de nombreux baptisés a déjà commencé de se rendre. Des récits d'apostasie circulent. Il arrive que l'ivresse fasse tituber jusqu'aux plus sages...
Chez tant d'êtres qui suivent Nietzsche, leur mépris cinglant vise nos médiocrités et nos hypocrisies. Ils font honte à notre «christianisme actuel», parfois, en effet, «douceâtre et nébuleux». Peut-on leur donner complètement tort ? Sommes-nous au milieu du siècle les témoins des Béatitudes ? Le blasphème de Nietzsche ne nous oblige-t-il pas à discerner aussi, en nous, ce qui a pu pousser Nietzsche au blasphème ? Les reproches les plus durs qui nous sont faits, venant à la fois de nos pires adversaires et d'hommes de bonne volonté, convergent de façon étonnante mais significative. Ce n'est pas forcément qu'ils nous condamnent : c'est plutôt qu'ils ne peuvent nous prendre au sérieux. Ils voient un christianisme affadi, tombé dans le formalisme et la routine. Voilà donc ce qu'est devenu entre nos mains l'Evangile, ce qu'est devenue cette immense espérance qui s'était levée sur le monde !
Beaucoup d'entre nous ne font-ils pas aujourd'hui profession de catholicisme pour les mêmes raisons de confort intime et de conformisme social qui leur aurait fait repousser, il y a vingt siècles, l'inquiétante nouveauté de la Bonne Nouvelle ?
C'est précisément en ce point où la lucidité courageuse commence à se muer en déformation satirique, que la tentation s'insinue. Tentation de «loucher» du côté du nouveau paganisme...
Si nous voulons retrouver un «christianisme de choc», il faut le rendre à lui-même dans nos âmes, il faut lui rendre nos âmes, non l'adapter à la mode du jour. La question, encore une fois, est d'abord spirituelle : nous avons à retrouver l'esprit du christianisme. Tel que l'Eglise ne cesse de nous l'offrir, l'Evangile nous suffit. Les meilleurs parmi ceux qui nous critiquent savent quelquefois l'apprécier mieux que nous. Le christianisme n'aura jamais d'efficacité et d'existence réelles et ne fera jamais lui-même de conquêtes réelles que par la force de son esprit à lui, par la force de la charité.
Seigneur, si le monde est séduit par tant de prestiges, s'il connaît aujourd'hui un tel retour offensif du paganisme, c'est que nous avons laissé s'affadir le sel de votre doctrine. Seigneur, aujourd'hui comme hier et comme de tout temps, il n'est de salut qu'en Vous. Seigneur, gardez-nous d'une telle tromperie et rendez-nous, s'il en est besoin, non seulement une foi soumise, mais l'estime ardente de votre Evangile !
(à suivre)
19:38 Publié dans Histoire, Idées, Synthèses | Lien permanent | Tags : philosophie, religion, christianisme