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L’eugénisme dans notre société : un problème redoutable

Entretien d’IIS avec Mgr Jacques Suaudeau, de l’Académie pontificale pour la Vie :

 Interactive Information Services, rapport 282 du 25 mars 2009, entretien par Marguerite A. Peeters. © 2009 Marguerite A. Peeters – All rights reserved 

 

 

 

EUGENISME, GENETIQUE ET EUGENETIQUE :

ENTRETIEN AVEC Mgr JACQUES SUAUDEAU,

DE L’ACADEMIE PONTIFICALE POUR LA VIE

 

1ère  PARTIE

 

Introduction :

Dans cet entretien magistral qu’IIS divisera en trois parties, Mgr Jacques Suaudeau, de l’Académie Pontificale pour la Vie, nous aide à saisir les enjeux éthiques actuels de la génétique et à discerner les risques de l’eugénétique. Cet entretien clarifie le lien historique entre génétique et eugénisme, définit ces deux termes ainsi que ce qu’il faut entendre par « eugénisme scientifique », « eugénisme social », « eugénisme individuel », « eugénisme négatif », « eugénisme positif », « diagnostic prénatal » et « diagnostic préimplantatoire ». J. Suaudeau montre comment les développements de la génétique après la seconde guerre mondiale ont permis de se libérer des erreurs du déterminisme génétique qui ont nourri l’eugénisme social pratiqué par les nazis. Néanmoins cet eugénisme a aujourd’hui « changé de boutique » en devenant « choix individuel » : l’eugénisme est plus subtil, moins absolutiste que dans le passé, mais très présent sous d’autres formes.

 

La précision technique et éthique des propos de J. Suaudeau rend la lecture par endroits ardue à ceux qui n’ont pas de formation scientifique, mais c’est elle justement qui rend ce matériau particulièrement utile et lui confère son autorité et intérêt.

 

--Le Congrès qui s’est récemment achevé sous l’hospice de l’Académie Pontificale pour la Vie avait pour titre « Les nouvelles frontières de la génétique et le risque de l’eugénétique ». Expliquez-nous ce titre.

Le titre est impressionnant car il associe deux termes - génétique et eugénisme - sur lesquels l’imagination a souvent tendance à aller de l’avant, à « fantasier ». La question sur laquelle nous nous sommes penchés est celle-ci : la génétique, dans ses développements présents et futurs, est-elle neutre ou implique-t-elle une dérive vers l’eugénisme ?

 

--« Eugénétique » signifierait donc « dérive vers l’eugénisme de la génétique ». Pour comprendre ses enjeux, il semble nécessaire de se rappeler ce qu’est l’eugénisme d’une part, et la génétique d’autre part. Commençons par l’eugénisme.

L’eugénisme est une doctrine qui a été conçue et initialement développée par Francis Galton (1822-1911), un dilettante anglais devenu sur le tard scientifique, à la fin du 19ème siècle. Deux influences ont joué sur la pensée de Galton : celle de l'évolutionnisme tel qu'il avait alors cours, dominé par les thèses de son cousin Charles Darwin, et à un bien moindre titre, celle de la génétique, encore balbutiante à l'époque. Plus tard, la génétique allait rendre compte avec précision du mode de transmission héréditaire des caractères physiques propres aux différentes espèces. Selon la vision de Galton, la sélection naturelle mise en évidence par Darwin ne jouait plus son rôle d’amélioration dans le cas de l’espèce humaine : les préoccupations philanthropiques, l’organisation sociale, la solidarité et la compassion mutuelles entravaient le processus de la sélection naturelle et permettaient la survie et la reproduction des faibles, handicapés, malades psychiques et autres individus jugés « indignes », provoquant ainsi une dégradation progressive du patrimoine héréditaire humain.

 

Galton était préoccupé, comme beaucoup de ses contemporains, par la dégénérescence, non pas de l’humanité en général, mais des classes sociales supérieures de la société britannique. Il voulait favoriser le processus de sélection naturelle de l’espèce humaine en donnant, selon sa propre formulation, « aux races et lignes plus adéquats une opportunité meilleure pour prévaloir sur ceux qui sont moins adéquats. » Il voulait améliorer l’humanité par la méthode mise en œuvre, par exemple, chez les chevaux (le breeding), qui consistait à sélectionner les meilleures races et à favoriser leur reproduction.

 

--Quels liens entre le darwinisme, la génétique et l’eugénisme ?

Pour expliquer l'évolution des espèces, Darwin invoquait le processus de la sélection naturelle, sans avoir du reste les moyens de lui donner une explication réellement scientifique. Il affirmait l’existence d’un mécanisme général de compétition/sélection entre les espèces avec survie des plus forts,  qui amenait le type d'espèce le mieux doté à prévaloir dans la nature. Dans cette lutte pour la vie, Darwin supposait la survenue de « mutations » favorables permettant à certaines espèces d'acquérir des caractéristiques avantageuses. Mais Darwin ne pouvait aller au-delà de ces spéculations.

 

C'est la redécouverte par Hugo de Vries, en 1900, des travaux du moine Augustinien Gregor Mendel (1822-1884), qui allait donner à l'eugénisme la base empirique, objective, dont il avait besoin pour s'affirmer scientifique. Dans le jardin de son monastère, à Brno (actuelle Tchéquie), en hybridant des pois, Mendel avait étudié la transmission intergénérationnelle de certaines caractéristiques de ces pois. Il en avait déduit les lois de l'hérédité (1866). Pour en expliquer le fonctionnement, il avait supposé l'existence d'un support organique à cette hérédité, l'« Anlage » (matériel), fait d'unités distinctes portant les différents caractères héréditaires - ce que l'on appellera plus tard les « gènes ». Dans cette perspective, on pouvait dès lors supposer que l'évolution des espèces dépendait de la survenue de « mutations favorables » affectant les caractères héréditaires, et donnant à l'espèce considérée un avantage dans la lutte pour la vie. Mais certaines mutations pouvaient aussi être défavorables, provoquant des difformités physiques ou des handicaps intellectuels. Si ces mutations n'étaient pas éliminées par le processus de la « sélection naturelle », selon Darwin, elles étaient transmises d'une génération sur l'autre. Ainsi pouvait se créer et s'accroître par mécanisme accumulatif, dans certaines familles où l'on se mariait volontiers entre soi, ce que les généticiens de l'époque appelaient le « poids » ou la « tare » génétique (genetic load ou genetic burden). Ce « poids » paraissait affecter plus particulièrement les classes supérieures de la société, mais se manifestait aussi dans les classes populaires par l'apparition plus fréquente d'idiots, de dégénérés psychiques ou de criminels.

 

 --Mais en quoi le développement de la génétique au début du 20ème siècle a-t-il pu nourrir l’eugénisme, avec sa volonté de limiter la reproduction des individus jugés plus faibles, porteurs de tares et donc « inadéquats » (« unfit ») ?

Nous devons reconnaître que la génétique a nourri l’eugénisme, du moins durant sa période de développement intense, dans la première moitié du 20ème siècle. Le développement du concept de « gène » (William Johannssens, 1909), puis la démonstration de la théorie chromosomique de l'hérédité en 1910 par Thomas Hunt Morgan, donnèrent en effet une forte poussée au mouvement eugénique. Dans les premières décennies du 20ème siècle, l'eugénisme se distinguait peu, en fait, de la toute nouvelle génétique humaine. Tous les grands généticiens de cette période (Charles Davenport, Raymond Pearl, Herbert S. Jennings, Ronald A. Fisher, JBS Haldane, Julian Huxley, Friz Lenz, Eugen Fischer, Erwin Baur, Georges Vacher de Laplouge, Adolphe Pinard, Charles Richet, Lucien Cuénot, Alexis Carrel) ont été plus ou moins eugénistes et ont une part de responsabilité dans le développement de l’eugénisme étatique qui a suivi.

 

--Et c’est ce qui s’est passé effectivement… Comment s’est développé l’eugénisme après la première guerre mondiale?

L’eugénisme se développa rapidement, selon deux directions, l’une scientifique et l’autre sociale.

 

L’eugénisme scientifique connut alors sa période de gloire. Il était basé sur les développements de la génétique et la mise en évidence expérimentale du rôle des mutations induites dans la genèse de certains traits par Thomas Morgan (1866-1945), puis Hermann Joseph Muller (1890-1967). Les expériences étaient conduites sur un insecte, la mouche du vinaigre (drosophile).

 

Les idées de Galton furent accueillies très favorablement dans les cercles scientifiques américains et européens. Une des premières conséquences de ce mouvement fut la création d'institutions scientifiques dédiées aux recherches sur l'hérédité : l'University College London, l'Eugenic Record Office à Cold Spring Harbor (Long Island, USA), le Kaiser Wilhelm Institute for Research in Psychiatry à Munich, par exemple.

 

Comme la génétique avait montré l’existence de mutations pouvant être défavorables et causer des maladies génétiques, on voulut alors trouver une base génétique directe à la plupart des pathologies, y compris des troubles de comportement et des attitudes asociales, et cela sans tenir compte de l'influence de la culture, de l'éducation, de l'histoire personnelle des sujets et de leur environnement. Ce « tout génétique » a malheureusement conduit à des aberrations. On en est venu à attribuer aux seuls gênes toutes les particularités des divers êtres humains, y compris les plus négatives, telles que la criminalité, la pauvreté, l’alcoolisme, la prostitution ou les maladies mentales. Cette idéologie du « déterminisme génétique » a conduit les généticiens à adopter des positions eugénistes radicales. Si les maladies psychotiques, l'alcoolisme, la criminalité, étaient des « tares » héréditairement transmises, alors il fallait, en conscience, arrêter cette transmission. La position de Galton à l'égard de ces personnes était de fonder des communautés qui les prendraient en charge et leur enjoindraient de ne pas se reproduire. Les généticiens, successeurs de Galton dans la perspective eugéniste, furent plus radicaux et donnèrent souvent leur caution scientifique aux excès commis par l'eugénisme social.

 

--Qui est apparu plus tardivement que l'eugénisme scientifique.

Oui, après  1920. Mais l’eugénisme social a trouvé dans « l'opinion commune » qui régnait alors dans les pays industrialisés un terreau particulièrement favorable à son développement rapide. L'idée qui l'animait était simple et convaincante : on estimait qu’il existait des races ou des catégories de sujets moins bonnes que les autres et dont il faudrait limiter la reproduction. Ce n'était pas la génétique qui nourrissait cet eugénisme, mais le préjugé, dans une époque de grande tension politique et économique. L'eugénisme scientifique donnera complaisamment à ces tendances populaires une apparence de caution scientifique : « L'individu n'est rien, l'espèce est tout » écrivait, par exemple, l'eugéniste et prix Nobel de médecine Charles Richet en 1922.

           

Cet eugénisme social va influencer les politiques discriminatoires de différents états à l’égard de certaines classes de sujets (malades psychiatriques, épileptiques, handicapés mentaux, « déviants » sexuels, alcooliques) qui auraient moins le droit de vivre que d’autres, ou en tout cas moins le droit de se reproduire. Pour remédier au « déclin de la race », les partisans de l'eugénisme proposèrent dans leurs Etats respectifs des plans visant à limiter la reproduction des individus inaptes et à favoriser la reproduction des individus « de valeur ». Les premières campagnes en faveur de la stérilisation des « criminels confirmés, idiots, imbéciles et violeurs » datent des toutes premières années du XX˚ siècle (Etat de l'Indiana, Etats-Unis, 1907). La Cour Suprême des Etats-Unis s'y déclara favorable en 1927. Ces lois, étendues aux malades psychiatriques, épileptiques et handicapés mentaux servirent de modèle à des législations semblables en Alberta (Canada), Suède (1926), Suisse (1928), Danemark (1928), Norvège (1934), Finlande (1935) et, finalement, Allemagne (1933). En 1944, le total des stérilisations accomplies aux Etats Unis s'éleva à quarante mille. Ces stérilisations d'office continuèrent en Suède et en Finlande jusqu'en 1970. L’Allemagne national-socialiste trouva dans ce message une justification scientifique pour le racisme d'Etat qu’elle pratiquait, et qui avait pour but d'éradiquer les maladies héréditaires et de « purifier la race ».  Le régime nazi passa le 14 juillet 1933 la loi sur la stérilisation eugénique (« Gesetz zur Verhinderung der Nachkommenschaft für Menschen mit Erbkrankheiten »), qui devait empêcher les personnes porteuses de maladies héréditaires de les passer à leur descendance. Hitler prit la décision de faire stériliser les malades « atteints de faiblesse mentale congénitale, de schizophrénie, de folie circulaire, d'épilepsie héréditaire, de danse de Saint Guy héréditaire, de cécité héréditaire, de toutes difformités héréditaires graves ». Les lois majeures de cette politique furent votées le 15 septembre 1935 à Nuremberg. Au début, ces lois n'avaient pas de caractère anti-sémitique, mais elles apparurent vite comme la première étape d'un programme culminant dans l'élimination physique de tous les « indésirables » ou « inutiles » (juifs, romanichels, handicapés).

 

Ces pratiques criminelles arbitraires, discriminatoires et racistes, faites sous couvert de la « science eugénique » nazie ont porté un sérieux coup à l’eugénisme, au point que le mot lui-même a fini par être ostracisé.

 

--Et qu’advenait-il de la génétique ? Le lien initial avec l’eugénisme a-t-il perduré après la seconde guerre mondiale ?

Les années qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale ont vu un développement très rapide de la génétique, à partir de la mise en évidence du rôle de l'ADN dans l'hérédité (expérience d'Avery, 1944) et de la description de la structure en double hélice de cette molécule (Francis Crick et James Watson, 1953). On avait découvert le support chromosomique des gènes. On découvrait maintenant que c’était la molécule d’ADN qui supportait et constituait ces gènes. Avec la découverte du « code génétique » par Nirenberg et Matthaei en 1961, c'est une nouvelle science - la génétique moléculaire - qui naît à l'intérieur même de la génétique. Celle-ci a connu un développement fulgurant, jusqu'à la présentation à la Maison Blanche, le 26 juin 2000, par James Collins et Craig Venter réunis, du « brouillon préliminaire » de la séquence du génome humain, enfin décryptée.

 

--Ces développements appartiennent à ce qu’on appelle la « révolution génétique » ?

Effectivement. La révolution génétique correspond au passage d’une notion anatomique (site chromosomique) à une notion moléculaire du gène (expression d'une séquence donnée de l'ADN), qui permet de mettre en évidence les mutations génétiques à effet pathologique et de les localiser sur la carte du génome.

 

--Les développements de la génétique n’ont-ils pas permis de démythifier certaines théories de Galton et du courant eugéniste ?

Justement. La génétique moderne est devenue beaucoup plus raffinée et moins absolutiste. Au fur et à mesure que les généticiens ont individualisé les différentes maladies génétiques, et en ont défini la séquence responsable sur l'ADN, ils se sont aperçus que le nombre de maladies génétiques liées au malfonctionnement d'un seul gène (monogéniques) était limité, et que la plupart des maladies génétiques survenaient à cause de mutations intéressant plusieurs gènes (polygénisme), ou tout un ensemble de gènes « de prédisposition », ne pouvant donner par eux même une pathologie, mais intervenant par renforcement d'effet, en association avec des facteurs non génétiques liés à l'environnement (« maladies complexes »). S’il existe donc de tels gènes de prédisposition, par exemple pour les divers cancers, les maladies cardiovasculaires, les maladies neurologiques dégénératives, le diabète de type deux, les maladies auto immunologiques, et certaines maladies psychiatriques, il s’agit de probabilité et non de certitude. Les tests « prédictifs » de telles maladies basés sur la recherche de ces gènes de prédisposition n’ont aucune valeur pour la conduite de la vie des personnes intéressées.

 

--Cette vision de la complexité du problème a donc montré les erreurs du déterminisme génétique et le caractère purement idéologique des politiques eugéniques inspirées par ce déterminisme.

Effectivement. Déjà avant la seconde guerre mondiale, la fausseté des théories eugénistes préconisant l'éradication des maladies héréditaires au travers de la stérilisation ou de l'élimination des sujets atteints de ces maladies, avait été plus que largement démontrée. Certains généticiens, comme Thomas Hunt Morgan, Lancelot Hogben, Reginal Punnett, Hermann J. Muller, Raymond Pearl, un moment attirés par l'eugénisme, avaient pris leur distance avec celui-ci au nom de la vérité scientifique, qui montrait toujours davantage la complexité du monde génétique et des maladies héréditaires et le caractère naïf des politiques de stérilisation-élimination des porteurs de défauts génétiques. Le principe dit de Hardy-Weinberg montrait en effet que, si un trait était rare, la plupart des gènes pathologiques responsables de ce trait seraient cachés chez des porteurs sains. Les politiques d'éradication des « tares génétiques » basées sur l'élimination ou la stérilisation des sujets atteints étaient donc basées sur une erreur de jugement fondamentale.

 

C'est surtout à L. S. Penrose que l'on doit la critique la plus précise et la plus forte du raisonnement eugénique. Dans un article de poids, intitulé « Phenylketonuria- a problem of eugenics », Penrose montrait que la suppression des sujets atteints de phénylcétonurie et leur stérilisation n'empêcheraient en aucune façon la transmission héréditaire de l'affection et sa perpétuation dans l'espèce humaine. Ce qui est curieux, c’est que les généticiens dans leur ensemble, bien qu'au courant du principe de Hardy-Weinberg et de l'erreur technique sur laquelle reposaient les campagnes eugéniques d'éradication des tares génétiques, ne s'opposèrent pas à ces campagnes. Comme l'analyse très justement Diane B. Paul, ces généticiens ne raisonnaient plus en fait à un niveau scientifique, mais étaient mus par l'idéologie ambiante dans la caution qu'ils donnaient aux politiques étatistes eugéniques. Ils étaient devenus des supporters enthousiastes d'un mouvement de discrimination qui aujourd'hui est tenu généralement pour méprisable, sinon criminel. La plupart des généticiens allemands de renom, y compris ceux qui avaient critiqué l'antisémitisme avant 1933, prirent une part active dans la construction de l'Etat racial. Ils prêtèrent leur concours à de nombreuses commissions, s'appliquèrent à des études sur la généalogie des différentes races et sur la supériorité des aryens, et participèrent à la rédaction des lois raciales. Plus de la moitié des biologistes universitaires joignirent le parti nazi, ce qui représentait le taux d'appartenance le plus élevé de tous les groupes professionnels.

 

Ce phénomène ne toucha pas que l'Allemagne. Dans les autres pays industrialisés, les généticiens eugénistes promurent aussi des politiques telles que la restriction à l'immigration des types humains non désirables qui reflétaient de forts préjugés de classe et de race. L'histoire de l'eugénisme est donc plutôt embarrassante pour les généticiens. Elle montre que le déclin de l'eugénisme après la seconde guerre mondiale n'a pas été dû à une saine réaction des généticiens contre les erreurs scientifiques de leurs prédécesseurs, mais au seul discrédit politique dans lequel le nazisme avait, dans son naufrage, entraîné cet eugénisme.

 

--Le concept de maladie génétique a aussi évolué au cours de ces dernières années. Qu'en est-il?

A partir des années 1970, on s’est rendu compte que le problème était beaucoup plus complexe que ce que l’on croyait. On a découvert que les maladies génétiques étaient souvent pluri-génétiques, c'est-à-dire qu’une même anomalie anatomique et physiologique (« phénotype ») pouvait être la conséquence de différents types de mutations, affectant de plus des gènes différents. On s'est aussi rendu compte que les anomalies individuelles du génotype (les « gènes ») sont en fait très fréquentes, mais que seules certaines retentissent sur le « phénotype » (fonctionnement de l'organisme). La génétique moderne nous a appris qu’il existe énormément de mutations et qu’elles sont le plus souvent compensées. Car au fond, quand est-ce que se développe une maladie génétique ? Lorsqu'un principe correcteur ou compensateur des effets de ces mutations se trouve dépassé par les évènements ou est en panne.

 

--Compensées ?

La nature est extraordinaire : elle arrive à s’adapter. Une voie biochimique, nécessaire au bon fonctionnement de l'organisme ne marche pas bien ? La nature en débloque une autre qui va permettre de produire le type de protéines capable de compenser le dysfonctionnement. Le plus souvent, chacun de nous, sans le savoir, est porteur d’un grand nombre d'anomalies  génétiques qui pourraient avoir des effets délétères. Mais tout se passe bien, précisément en raison de ce processus de compensation. La nature est extrêmement souple. Elle sait bricoler, et bricoler à notre avantage. Dans quelques cas très rares, les atteintes sont telles qu’il n’existe pas de compensation possible : une maladie génétique apparaît alors. En fait, parmi ces maladies génétiques, seules quelques unes apparaissent : celles où la mutation pathologique intéresse les deux allèles du gène intéressé, l'allèle paternel et l'allèle maternel. Le sujet est dit alors « homozygote » par rapport à la mutation génétique, et il développe la maladie. Le plus souvent, cependant, les gens sont hétérozygotes, c'est-à-dire qu’ils portent un seul allèle pathologique, maternel ou paternel, tandis que l'autre allèle du gène correspondant est normal. Si la maladie est « récessive », le sujet a un phénotype « normal » et est en bonne santé. Mais il transmet à sa descendance un allèle pathologique. Il est dit « porteur sain ». En fait, un très grand nombre de personnes, dans l'ensemble de l'humanité, sont des porteurs sains, hétérozygotes par rapport à la maladie, et transmettent un ou plusieurs allèles pathologiques à leurs enfants.

 

--Ces maladies sont très rares, dites-vous.

La proportion de l’humanité touchée par les maladies génétiques est minime : par exemple un cas de DICS-X sur 200.000 naissances. La maladie la plus fréquente serait la dystrophie musculaire : un cas sur à peu près 50.000 naissances. En faisant la somme des malades atteints de telles affections, on peut peut-être arriver au chiffre d'un million. C'est relativement peu. Si ces maladies sont rares et même extrêmement rares pour certaines, elles sont, en revanche, nombreuses, ce qui accroît encore la difficulté de leur prise en charge et de leur traitement. On en a relevé plus de 4.000, mais la liste actuelle de ces maladies n'est pas exhaustive.

 

--L’idée d’éliminer les individus ou les races les moins « convenables » est maintenant tombée dans l’opinion au niveau d’une idéologie honteuse…

Effectivement. L’idée de pouvoir éliminer des maladies génétiques en éliminant les sujets porteurs de ces maladies, avant ou après la naissance apparaît aujourd'hui ridicule aux généticiens comme aux épidémiologistes. Comme on l'a vu plus haut, s’il est possible d’identifier et donc d’éliminer les sujets affectés d'une maladie génétique, homozygotes si le gène pathologique est récessif, ou hétérozygotes s'il est dominant, on ne peut éliminer les « porteurs sains » du gène pathologique lorsque ce gène est récessif et que le sujet est hétérozygote par rapport au gène, puisqu'on ne peut les dépister et que leur nombre est considérable. De plus, même en supposant effective une telle campagne d'éradication d'une « tare génétique », tout porte à croire que cette mutation « éradiquée » pourra se reproduire plus tard spontanément dans l'espèce humaine, telle une mauvaise herbe revenant occuper un lieu désherbé. La science montre donc aujourd’hui qu’il est impossible d’éliminer des maladies génétiques par les seules politiques portant sur le contrôle de la procréation.

 

--Du coup, il ne devrait plus exister d’eugénisme aujourd’hui !

En dépit du discrédit dans lequel il est tombé depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et malgré l'erreur de jugement sur lequel ses campagnes d'amélioration de la race sont basées, l'eugénisme n'a pas disparu. Il réapparait simplement sous d'autres vocables, plus « politiquement corrects ». Par exemple, l’eugénisme social s’appelle aujourd’hui « politiques démographiques » et est activement promus et mis en œuvre par certaines institutions internationales. Cette forme d’eugénisme social s’est illustrée de manière peu brillante dans les campagnes de stérilisation massive qui ont été conduites ces dernières années dans différents pays non industrialisés et en particulier au Pérou, dans le plus grand mépris pour les personnes que l'on stérilisait ainsi, souvent à leur insu, et sans trop se préoccuper du « consentement informé ».

 

--A la conférence du Conférence du Caire on a mis fin à ces « politiques démographiques » qu’on a remplacé par la santé reproductive, qui est une stratégie différente. La coercition, la contrainte sont devenues contre-culturelles. On veut maintenant que les gens eux-mêmes s’approprient la mentalité contraceptive. Mais le projet démographique de contrôle de la population n’est plus à l’avant plan.

Oui, seulement si vous chassez l’eugénisme par la porte il revient par la fenêtre. Car au fond, qu’est-ce que l’eugénisme ? C’est une surestimation de certaines caractéristiques externes propres à tel ou tel type particulier d'humanité, associée à un jugement négatif porté sur les caractéristiques d'autres types humains, conduisant à leur discrimination « au nom de la science ». On considère que certains êtres humains ont plus de valeur que d’autres. Et aujourd’hui on considère que les pauvres ne sont pas très responsables quand ils ont beaucoup d’enfants. Il s’agit donc d’un jugement de qualité porté sur les êtres humains : c’est là que se trouve la racine de l’eugénisme. Ce n’est pas l’idée de vouloir améliorer la race humaine qui est pernicieuse dans l’eugénisme, mais l’idée de désigner certains êtres comme ayant moins de valeur que d’autres. Cette mentalité n’a pas de limites. L’eugénisme peut aller très loin. Après tout, accélérer la mort des vieillards dans les hôpitaux, c’est de l’eugénisme : on considère qu’ils ont moins de valeur que d’autres, qu’ils n’ont pas de valeur politique et sont un poids pour la société. On porte de même un jugement sur les enfants handicapés qu’on élimine à la naissance, ou sur les trisomiques qu’on supprime in utero. Or ceux qui se sont occupés d’enfants handicapés savent combien ces enfants nous apprennent et ils connaissent leur grande richesse intérieure…

 

--Le concept de « qualité de la vie », qui est devenu monnaie courante partout dans le monde, porte-t-il selon vous en lui des résidus d’eugénisme ?

Et oui, car la notion de qualité de la vie est un jugement de valeur que l'on se permet de porter sur l'existence d'une autre personne. Or seule la personne qui vit sa propre histoire est à même de juger la « valeur » de sa vie. C’est elle qui trouve ses propres raisons de vivre, à partir de ses propres critères d'estimation et de sa propre histoire. Le sentiment négatif que j'éprouve à la vue de tel ou tel enfant handicapé peut me pousser à un geste radical pour écourter son existence « par compassion ». Mais l'enfant handicapé a le droit de vouloir vivre, même avec un bras manquant. De quel droit est-ce que je refuse à cet enfant la vie et la lumière que je reçois moi-même comme un dû?

 

--Existe-t-il un eugénisme qui soit - non pas social, mais individuel ?

On l'a souvent dit, et non sans raison : l'eugénisme a changé de boutique avec la fin du nazisme. De politique d'état, il est devenu choix individuel. On désire un enfant « réussi » ; on ne veut surtout pas d'un handicapé, d'un arriéré mental ou d'un enfant affecté de spina bifida. Il s'agit là d'une opinion très répandue, et après tout bien compréhensible. Elle n'est pas encore « eugéniste ». L'eugénisme individuel commence lorsqu'on envisage les moyens concrets pour arriver à une telle procréation sélective.

 

Dans cet eugénisme individuel, il faut distinguer eugénisme négatif et eugénisme positif. L’eugénisme individuel négatif, de loin le plus répandu, refuse tout handicap, malformation ou déficit intellectuel, et fait procéder à une interruption de grossesse ou à un infanticide précoce (programme de Groningen aux Pays Bas) dès qu'il y a soupçon d'une telle atteinte. Cet eugénisme est extrêmement présent dans la culture occidentale actuelle.

 

--Et l’eugénisme individuel positif ?

Il est plus rare pour la simple raison qu'il est encore du domaine du rêve et que nous n'avons pas encore les moyens pratiques pour le mettre en œuvre. Il vise à améliorer si possible certaines qualités de l'enfant à venir, par exemple en trouvant un moyen d'accroître les performances visuelles de cet enfant. Il semble plus acceptable sur la plan éthique que l'eugénisme négatif, car il ne tue pas, ne discrimine pas, mais veut simplement « améliorer l'espèce ». Mais il va contre le principe de justice puisqu'il ne peut profiter qu'à quelques individus. Pour le moment il ne se manifeste dans le concret que sous la forme du « doping » dans les pratiques sportives, lorsque ce doping (à l'érythropoiétine par exemple) est prescrit par la société sportive aux athlètes qu'elle fait concourir.

 

FIN de la première partie

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